Jef Colruyt (Colruyt Group): “Nous avons l’habitude de dire: tentons l’expérience”

© JONAS LAMPENS
Stijn Fockedey Stijn Fockedey est rédacteur de Trends

Ebranlés par un certain virus en mars dernier, les supermarchés de Colruyt Group restent opérationnels malgré un contexte toujours aussi difficile. Comme le rappelle leur CEO, l’épidémie ne facilite pas les choses, mais pas question pour autant de placer la durabilité au second rang. “Aux entreprises qui enrobent leur politique de durabilité dans un bel habit de marketing, les jeunes répondent: assez de promesses, l’heure est venue d’agir”, tonne Jef Colruyt.

En matière de durabilité, la Belgique ne figure pas dans le peloton de tête, selon les statistiques. Colruyt Group, pourtant, n’a rien à se reprocher. Le plus grand retailer du pays est aussi le pionnier le plus influent en ce domaine, une distinction acquise un peu malgré lui.

“Dans les années 1960, nous avons cherché à nous démarquer de la concurrence en abaissant nos prix de 10%, en réduisant notre consommation d’électricité, en optant pour des revêtements de sol moins coûteux. Nous avons aussi installé des congélateurs bahuts fermés, se souvient Jef Colruyt, CEO de Colruyt Group et qui, outre Colruyt Meilleurs Prix dirige aussi DreamLand, Bio- Planet, Okay et Spar. En fait, le souci de durabilité est venu naturellement de la volonté d’améliorer notre raport coût-efficacité. Il est donc inscrit dans notre ADN depuis les années 1990. En 2007, nous nous sommes aussi donné pour mission de ‘créer de la plus-value durable grâce aux bonnes pratiques dans le retail‘. Personnellement, j’ai pris conscience de l’importance des changements climatiques il y a une dizaine d’années. Depuis, nous avons accéléré le mouvement en érigeant notre propre éolienne, puis en créant le holding Parkwind qui exploite les parcs éoliens. Les actionnaires familiaux ont eux aussi à coeur de se distinguer dans ce domaine.”

Nous conscientisons notre personnel et lui insufflons l’énergie nécessaire pour l’encourager à s’intéresser à la problématique de la durabilité.

La philosophie de Korys, la société d’investissement de la famille Colruyt, semble en tout cas être la preuve de cet engagement. Elle tient en trois P: people, planet et profit. Autrement dit, l’entreprise ne peut pas se contenter d’être bénéficiaire, elle doit aussi avoir un impact positif sur l’homme et l’environnement

Profil

  • 1958: naissance à Hal
  • 1980: bachelier en électromécanique au Hoger Technisch Instituut d’Ostende
  • 1985: bachelor of science, Northeastern University (Etats-Unis)
  • 1987: entre chez Colruyt Group
  • 1994: succède à son père Jo Colruyt comme CEO
  • 2002: élu Manager néerlandophone de l’Année
  • 2019: soutient Sign for my future, une initiative qui exige une politique climatique plus ambitieuse pour notre pays

Trends-Tendances. Vous possédez un conseil spécial “durabilité”, qui encadre chaque unité opérationnelle de votre groupe. Le personnel est-il évalué en interne sur base des objectifs de durabilité? Pratiquez-vous la politique du bâton?

Jef Colruyt. Non, ce n’est vraiment pas la philosophie de la maison. Le conseil désigne un responsable et une équipe ad hoc compétente pour tout ce qui concerne la durabilité. Mais il appartient aux chefs des unités opérationnelles de voir ce qu’il y a lieu de faire au niveau du travail, du climat et de la société. Chacun crée son propre portefeuille de projets. Nous préférons conscientiser notre personnel et lui insuffler l’énergie nécessaire pour l’encourager à s’intéresser à la problématique de la durabilité. Et nous mettons tout en oeuvre pour cela. L’idée est simple: optimiser le progrès à partir de la motivation individuelle. Voici un exemple. Quand j’ai débuté, les emballages en carton étaient légion au département non food. Les employés s’abî- maient les mains à force de les couper et se plaignaient des monta- gnes de déchets. Nous leur avons demandé de photographier tous ces déchets et de faire des sugges- tions pour améliorer la situation. Au bout de trois mois, nous croulions sous les idées. Nos acheteurs et nos fournisseurs se sont alors penchés sur la question afin de trouver une solution. Mais l’impulsion est venue de nos collaborateurs: “nom d’une pipe, il n’y a vraiment pas moyen de faire autrement?”.

Quelle est l’importance des données pour devenir plus durable?

Il importe de collecter les données pertinentes pour pouvoir réaliser des analyses de qualité. Comment résoudre un problème si on ne dispose pas des bonnes informations? Par exemple, combien de litres d’eau utilise-t-on dans notre département production? Quelle est notre consommation en eau de ville? Quelle est la quantité d’eau de pluie captée? Nous rassemblons et cartographions toutes ces données pour pouvoir débattre en parfaite connaissance de cause et provoquer une prise de conscience au sein de l’organisation.

La politique agricole actuelle constitue-t-elle un frein à la durabilité?

Les choses pourraient aller plus vite. Colruyt Group réfléchit à la meilleure manière de faire la différence. Tout le monde sait que la chaîne de l’agriculteur au consommateur final est longue, très longue. Chaque maillon de cette chaîne fait tout pour se rendre indispensable et en tirer un maximum. Il faudra pourtant trouver des alternatives pour certains groupes de produits. Nous avons donc, par exemple, décidé d’acheter des terres agricoles et de conclure des accords avec les agriculteurs, comme pour Het Zilverleen (cette entreprise ouest-flandrienne d’agriculture biologique cherchait un repreneur ; Colruyt Group l’a achetée et s’est associé à un agriculteur bio, Ndlr). Nos ingénieurs peuvent ainsi effectuer des tests pratiques sur le terrain et nous nous fami- liarisons avec le fonctionnement d’une entreprise agricole.

Juqu’où Colruyt Group compte-t-il s’engager dans la production alimentaire locale?

Nous faisons nos premiers pas dans ce domaine. L’agriculture verticale des herbes aromatiques vendues chez Bio-Planet est un bel exemple. Le succès est au rendez-vous et l’impact est énor- me, ne serait-ce qu’au niveau de la superficie consacrée à leur cul- ture. Cru ( les marchés “expérience” de Colruyt Group, Ndlr) privilégie les circuits courts. Le succès de l’e-commerce devrait faciliter les canaux de distribution locaux. Vous pouvez par exemple voir quels produits sont disponibles dans un rayon de 15 km.

Colruyt peut-il influencer le comportement d’achat des consommateurs? Peut-il les inciter à privilégier les légumes de saison? A ne pas acheter des fraises en hiver?

Oui, nous avons constaté que nous pouvions exercer une certaine influence. C’est ce qu’on appelle le nudging. En réservant une place de choix aux légumes de saison, en offrant des promo- tions sur certains produits ou en suggérant des recettes à base de légumes oubliés, on encourage les consommateurs à faire un meilleur choix. Mais il ne faut pas brûler les étapes. Si le pourcentage de sucre dans nos produits était réduit trop drastiquement, le consommateur ne nous suivrait pas. Si on y va progressivement, on peut diminuer de 20 à 30% la teneur en sucre de nos produits dans les deux ou trois ans sans perdre de clients. Les substituts de viande gagnent également du terrain. En termes de volume, leur progression ne représente que quelques pour cent mais on cons- tate que le consommateur varie de plus en plus son alimentation et ne ressent plus le besoin de manger de la viande chaque jour.

En réservant une place de choix aux légumes de saison ou en offrant des promotions sur certains produits, on encourage les consommateurs à faire un meilleur choix.

Les exigences du client en matière d’emballage ont-elles changé dans le contexte pandémique?

On observe effectivement un changement depuis quelques mois. Nous évitons de lancer de nouveaux produits emballés et augmentons légèrement le nombre d’articles pré-emballés. Avec toute l’équipe, nous étudions la possibilité d’utiliser davantage de plastique recyclable, de carton ou d’autres matériaux sans pour autant déroger aux normes d’hygiène et de conservation. Au niveau européen, nous envisageons la possibilité de passer à des matériaux organiques naturels. En collaboration avec Fost Plus ( l’organisation en charge du recyclage des déchets ménagers, Ndlr), nous projetons de construire quatre nouvelles usines de recyclage de plastiques en Belgique. Ce projet, complété par cinq nouveaux centres de tri, coûte plus de 700 millions d’euros.

Jef Colruyt (Colruyt Group):
© JONAS LAMPENS

Quel est le problème le plus difficile à résoudre pour votre entreprise dans le domaine de la durabilité?

La voiture de société est une question très sensible pour la plupart des employés. Elle symbolise le statut. Faut-il imposer la voiture électrique ou la promouvoir progressivement? Autre thématique délicate: la réduction de la consommation d’eau. Les obstacles technologiques sont nombreux. Quelle technologie choisir? Comment la rendre opérationnelle? Faut-il investir des milliers, voire des centaines de milliers, d’euros dans la recher-che et le développement pour progresser dans ce domaine?

L’an dernier, Colruyt Group a testé le premier camion à hydrogène, une technologie qui n’en est encore qu’à ses débuts.

Ce genre de décision fait l’objet de nombreuses discussions en interne. Nous avons tendance à dire: tentons l’expérience. Certains de nos ingénieurs qui croient fermement dans l’avenir de l’hydrogène voulaient savoir s’il était possible de transformer en hydrogène l’électricité verte produite par l’éolienne de notre site à Hal. Nous leur avons accordé un budget et un délai de trois mois. Deux ans plus tard, le résultat est au rendez-vous. Même si ce n’est pas parfait, de réels progrès ont été réalisés. L’énergie est palpable, ainsi que la fierté que tire l’organisation de pouvoir stocker l’électricité de nos éoliennes sous forme d’hydrogène. Nous envisageons, en concertation avec Fluxys, de créer une installation en bord de mer afin de stocker l’énergie de nos éoliennes.

Il n’y a pas de solution parfaite, à en juger d’après votre projet hydrogène.

De fait. Il s’agit de tester de nouvelles approches, d’accumuler un maximum d’expérience et de créer un réseau. Quant à savoir s’il vaut mieux privilégier l’électricité, l’hydrogène ou une autre alternative… L’important est de sélectionner la meilleure technologie. Nous avons l’impression que la meilleure solution consiste à combiner judicieusement les technologies. Il n’y a pas de solution idéale.

Le coronavirus a mobilisé toutes les forces vives de Colruyt Group. L’objectif de durabilité est-il passé au second plan?

Aucun projet n’a été postposé, pour autant que je sache. Au contraire, la réalisation de certains projets a même été accélérée. La pandémie nous pousse à nous interroger sur notre propre fonctionnement. Quel genre de relations entretenons-nous avec les autres? Comment vivre si on ne peut plus sortir? Peut-on encore s’offrir le luxe d’une papote? J’ai parfois l’impression que dame nature veut nous donner une leçon. En matière de durabilité notamment. Cette durabilité doit être un état d’esprit. N’allons-nous rien changer à notre comportement? Allons-nous continuer à faire comme si de rien n’était et nous enrichir au détriment des autres? J’ai le sentiment que les jeunes ne sont pas du tout de cet avis.

J’ai parfois l’impression que dame nature veut nous donner une leçon.

Vos neveux et nièces vous ont-ils déjà abordé sur la question du climat?

Ils ne m’ont pas abordé, non, mais je sais que la question les préoccupe tous. Quant aux actionnaires familiaux, c’est une de leur principale motivation pour privilégier la durabilité. Pour la jeune génération, celle-ci va de soi. Aux entreprises qui enrobent leur politique de durabilité dans un bel habit de marketing, les jeunes répondent: assez des belles paroles, l’heure est venue d’agir.

Quels voeux de Nouvel An aimeriez-vous adresser aux entrepreneurs belges? Quelles sont vos bonnes résolutions pour 2021?

Rester positif et faire preuve d’optimisme. C’est fondamental. Nous avons été durement éprouvés cette année, à tous les niveaux. J’avais l’impression de devoir m’accrocher à mes convictions les plus profondes pour ne pas me laisser emporter par la tempête. Il faudra tenir bon encore un moment. Essayer dans toute la mesure du possible de ne pas rejeter la faute sur l’autre mais au contraire, faire preuve de solidarité. La culture politique de ces dernières années consistait à se tirer dans les pattes pour gagner quelques voix. J’espère très sincèrement que les choses vont commencer à bouger. Bref, privilégions la positivité, l’introspection mentale et la collaboration avec les personnes bien intentionnées, fermement décidées à agir au niveau des matières premières et de la biodiversité. Essayons de faire les choses autrement.

Planter des arbres plutôt que viser la neutralité climatique

Colruyt Group attache énormément d’importance à la durabilité mais l’entreprise ne cesse de croître, tout comme son empreinte écologique. Face à ce dilemme, Jef Colruyt argumente, chiffres à l’appui. “En 2008, nous produisions l’équivalent de 17 tonnes de CO2 par million d’euros de chiffre d’affaires. En 2019, ce chiffre a été réduit à 12 tonnes et a encore été diminué de 28% en 2020. Nous cherchons constamment à faire mieux. Malgré cela, nous émettons encore et toujours 100.000 tonnes de CO2 par an”, concède-t-il.

Mais si les entreprises sont de plus en plus nombreuses à se réclamer de la neutralité climatique, ce concept dérange quelque peu Jef Colruyt. “Qu’est-ce que la neutralité climatique? Compte tenu des quantités de CO2 que nous avons évitées grâce à nos éoliennes en mer, qui seraient sinon émises par une centrale au gaz, nous sommes déjà climatiquement neutres. Mais pour dame nature, 100.000 tonnes, c’est encore trop. Aussi avons-nous l’intention de compenser nos émissions de CO2. En plantant des arbres notamment.” Colruyt a ainsi planté 3.000 arbres à Hal mais vu la densité de population en Belgique, les possibilités sont assez limitées. “Il faudrait agir en Afrique ou en Asie”, suggère Jef Colruyt.

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