François-Melchior De Polignac (Carrefour Belgique): “Nous avons réhabilité l’entrée de gamme”

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Robert Van Apeldoorn
Robert Van Apeldoorn Journaliste Trends-Tendances

Face à la hausse des prix, plus aiguë en Belgique que chez nos voisins, Carrefour mise sur ses marques propres en jouant la carte de la transition alimentaire. Il espère ainsi retrouver de la croissance. En attendant le métavers…

Frappés par l’inflation, les consommateurs peuvent difficilement se passer d’électricité ou de gaz. En revanche, ils ont le loisir de modifier en profondeur leurs achats dans les super et hypermarchés. Carrefour fait partie des enseignes touchées par ces turbulences.François-Melchior de Polignac, CEO de la division belge du groupe, revient sur ces difficultés et explique la stratégie choisie pour les vaincre.

Profil

  • 49 ans
  • 1995: Diplômé de HEC Paris. Master International Relations, University of Cambridge
  • 1997: Consultant au Boston Consulting Group BCG
  • 2000: Entre dans le groupe Carrefour comme mergers & acquisitions associate
  • 2011: CEO Carrefour Romania
  • 2013: CEO Carrefour Belgium
  • 2017: Executive director groupe merchandise, groupe Carrefour
  • 2020: Executive director and zone CEO, membre du comité exécutif du groupe Carrefour

TRENDS-TENDANCES. Comment expliquez-vous le recul de 7% des ventes sur le premier trimestre de Carrefour Belgique, alors que beaucoup d’autres marchés du groupe sont plutôt en croissance?

FRANÇOIS-MELCHIOR DE POLIGNAC. Il n’y a pas de circonstances particulières, sauf que Carrefour Belgique a particulièrement performé pendant la période la plus tendue du covid, à la fois en comparaison avec

la concurrence locale et avec les autres pays européens du groupe. Les hypermarchés, en particulier, ont surperformé: le covid a attiré beaucoup de clients vers les joies du one stop shopping.

Le recul est donc un effet d’atterrissage. Comment se portent les enseignes du groupe, les supermarchés Carrefour Market, les Carrefour Express, et les hypers?

Nous avons retrouvé les tendances que nous connaissions avant la crise. Les formats de proximité, les Express, retrouvent de belles couleurs. Certains ont bien tourné pendant le confinement, mais ceux qui vivaient près des bureaux ou dans les gares ont souffert. Nous retrouvons une bonne dynamique. Les Market tournent bien aussi. Par contre, les hypermarchés, dont les ventes explosaient, retrouvent des temps plus durs. En France, pourtant, ce format a gagné des parts de marché.

Même si les approvisionnements sont plus compliqués, il n’y a pas de pénurie.

Pensez-vous que vous arriverez à stabiliser les ventes sur l’année?

Sans partager trop de chiffres, car c’est le groupe qui a le privilège de le faire, je note que le covid a très influencé les résultats du premier semestre de l’an dernier. Le deuxième a été plus calme, puis nous avons subi la crise logistique de Kuehne+Naegel la centrale logistique de ce sous-traitant avait fait grève, Ndlr), qui a fortement impacté nos ventes fin 2021. La comparaison devrait donc être plus favorable au deuxième semestre.

L’inflation plus forte modifie-t-elle beaucoup le comportement de la clientèle?

Je ne sais pas combien de temps cela durera, mais nous avons observé il y a quelques semaines l’apparition d’une tendance au downtrading. Les clients qui achètent une marque nationale privilégient désormais les promotions ou une marque propre, ou passent de la marque propre à la marque premier prix. Ce phénomène est marqué en Belgique, où l’inflation est plus forte que pour d’autres pays européens. Mais nous avons un petit avantage chez Carrefour, en particulier dans les hypers: comme nous avons un assortiment à la fois d’une grande largeur et d’une grande profondeur, nous offrons plus d’options aux consommateurs que dans d’autres formats de magasins.

Certains produits augmentent plus que d’autres. Comment gérez-vous la situation?

Oui, les pâtes alimentaires ont connu de grosses augmentations, par exemple. Notre responsabilité, c’est d’entretenir un dialogue exigeant avec les fournisseurs, et que certains ne soient pas tentés de pousser trop l’argument de l’inflation. Je ne dis pas qu’ils le font tous. Nous analysons la chaîne de valeur, demandons de décomposer les coûts, la part des matières, du transport, du marketing, de manière à ce que la hausse soit répercutée le plus tard possible sur le consommateur. Pour les produits locaux, nous comparons les prix d’un pays à l’autre, et vérifions si c’est cohérent.

Face aux consommateurs qui cherchent les mêmes produits moins chers, vous avez adapté votre offre?

Nous avions anticipé cette tendance. Pas par prescience: un des grands axes de la stratégie de Carrefour depuis l’arrivée du nouveau CEO Alexandre Bompard en 2017 est de redonner toute sa place aux marques propres. Cela fait plus de quatre ans que nous y travaillons. Nous les avons réhabilitées en privilégiant les processus de production les plus sains possibles. Nous avons ainsi lancé un plan de réduction de 100 additifs controversés. Je ne dis pas “interdits”, même si un certain E171 qui figurait dans notre liste mais que nous avions retiré depuis longtemps, a été interdit depuis. Cela correspond à l’ADN de Carrefour, qui avait introduit le premier pain bio en hypermarché et retiré les OGM de ses marques propres. Alexandre Bompard a amplifié tout cela. Depuis quelques mois, nous avons aussi réhabilité la ligne d’entrée de gamme, Simpl. Elle est moins chère que le hard discount. Et la marque Carrefour est 20% à 40% moins chère que les marques nationales. Je pense que les marques propres vont continuer à monter, c’est une tendance de fond.

François-Melchior De Polignac (Carrefour Belgique):
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L’entrée de gamme Simpl est-elle aussi concernée par les mesures sur les additifs?

Non, car on est dans l’entrée de gamme. Elle ne tient pas toutes les promesses de la transition alimentaire de Carrefour.

Quelle est la part des marques propres dans les ventes?

Elle arrive à 31% des ventes du groupe.

Il semble que certains concurrents, comme Albert Heijn, freinent les hausses pour gagner des parts de marché. Embarrassant pour Carrefour?

Notre travail à tous est de faire en sorte que l’impact sur le consommateur soit le plus tardif possible. Selon les catégories de produits, il peut y avoir plus ou moins d’énergie dépensée, de sacrifices.

Les pénuries sont-elles un gros souci?

Si vous visitez les rayons de nos magasins, vous verrez qu’ils sont bien remplis. L’approvisionnement de certains produits a connu une certaine fragilité. Par exemple la farine, et puis un peu les pâtes, où nous avons connu un court moment de tension. Pour l’huile de tournesol, notre approvisionnement n’est pas nul, mais il y a des effets d’anticipation: des clients qui créent des ruptures alors que le produit arrive normalement en quantité suffisante. Même si les approvisionnements sont plus compliqués, il n’y a pas de pénurie.

Concernant le développement de Carrefour en Belgique, est-il correct de dire qu’il passe surtout par les franchisés?

C’est assez clair. Nous ouvrons des magasins tous les ans, et ils ne sont pratiquement tenus que par des franchisés. En Carrefour Express, c’est uniquement de la franchise. En Carrefour Market, ça l’est essentiellement.

Nous avons déjà acheté des espaces dans le métavers, et nous continuerons à le faire.

Vos franchisés semblent courtisés par Jumbo et Albert Heijn…

Par définition, les franchisés sont toujours courtisés. Mais il n’y a pas vraiment de bascule. Il doit y avoir des limites à cette cour qui leur est faite.

Etes-vous satisfait de vos ventes en ligne?

J’en veux toujours plus, par définition. Nous avons fait évoluer tous nos formats. Nous avions des boîtes repas appelées Simply You Box, à l’image de concepts très connus à l’étranger. Nous les avons adossées à une start-up que Carrefour France a rachetée, Quitoque. La préparation se fait toujours en Belgique pour notre marché, avec les ingrédients d’origine belge, mais la société a été transmise à Quitoque. Le service est donc à présent développé au niveau du groupe, il bénéficiera d’un développement accéléré. Nous avons aussi lancé un service qui est une émanation d’un service pilote lancé en Roumanie: un personal shopper – désolé de parler anglais. Il prépare vos courses et vous appelle s’il y a des questions: il n’y a plus de pommes boskoop, je vous mets des jonagold? Il n’y a plus de darnes de saumon, je vous prends des filets? Le service en Belgique s’appelle ShipTo il fonctionne sur 1.200 références, Ndlr) et fait l’unanimité chez ses utilisateurs.

Il doit nécessiter pas mal de main-d’oeuvre. Est-ce rentable?

C’est rentabilisé, monsieur!

Et pour les autres ventes en ligne plus traditionnelles: les grandes courses, si je puis dire?

Nous avons investi dans un entrepôt central situé à Willebroek, pour préparer les commandes à livrer à domicile soit à emporter en magasin (14.000 références, livrables le lendemain de la commande, Ndlr). Avant, la préparation se déroulait en magasin, mais plus ce service prenait de l’importance, plus il était difficile de le gérer et le rentabiliser. C’était fantastique pour démarrer, pas tenable dans la durée. Nous avons aussi développé Quick Commerce, une offre de livraison rapide en partenariat avec Uber Eats et Deliveroo, et nous sommes plutôt à la pointe de ce qui se fait sur le marché. L’avantage, c’est que nous ne devons pas recourir à un dark store, comme l’enseigne de livraison Gorillas ou d’autres. Pour les préparations de ces courses, nous utilisons les magasins présents partout. Cette formule (1.200 références, livrables dans les 30 minutes, Ndlr) est plus facile à rentabiliser qu’avec des dark stores.

François-Melchior De Polignac (Carrefour Belgique):
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Et si l’on regarde plus loin, par exemple vers le métavers… Etes-vous intéressés?

C’est absolument fascinant. Ce monde virtuel additionnel qui s’offre à nous représentera, en termes de révolution, l’équivalent des réseaux sociaux. Carrefour s’en occupe. Nous avons déjà acheté des espaces dans le métavers, et nous continuerons à le faire. Nous avons des équipes de R&D au niveau du groupe qui sont en train de filtrer ce qui fera sens ou pas pour nous.

Croyez-vous aux magasins automatiques comme en a développé Amazon et que beaucoup de groupes testent?

Nous organisons des tests dans plusieurs pays, dont Taiwan et la France. Je ne vois pas cela comme un grand développement mais comme un complément dans le cadre d’une approche omnicanal. Le modèle économique n’est pas facile à trouver. Mais il peut y avoir un impact ailleurs, avec les innovations dans le passage à la caisse.

Revenons à un sujet disons plus classique: les hypermarchés. Comment vont-ils, maintenant?

En Belgique, ils ont toujours eu une taille modeste, entre 6.600 et 6.700 m2, là où en France, ils tournent autour des 10.000 m2. Cela est dû à la densité de population plus élevée en Belgique: en proportion, il y a plus de magasins ici qu’en France, alors ils sont plus petits. De tous nos formats, l’hyper est celui qui a la dynamique la moins forte, c’est clair, même s’il a constitué un atout en période de covid. Mais cela me frappe toujours d’entendre des gens s’inquiéter du grand nombre de mètres carrés des hypermarchés. Si vous interrogez les commerçants, ils vous diront que leur souci est de n’avoir pas assez de mètres carrés pour exprimer des nouveautés, de nouvelles activités, des démonstrations, pour la rentrée des classes, les foires au vin… Pour moi, les mètres carrés sont plutôt un défi, une opportunité.

L’impact de la vente de Mestdagh à Intermarché ne sera pas très important. La rentabilité de ces magasins n’était pas si considérable que cela.

Que faire de ce potentiel?

Nous pouvons par exemple maintenir des espaces culture. Carrefour est aussi en Belgique l’acteur le plus reconnu pour ses producteurs locaux ; nous pouvons leur dédier un espace dans les hypermarchés, même si la rentabilité au mètre carré n’est pas la même que pour d’autres rayons. C’est une expression, une utilisation de l’espace à la fois commerçante et responsable.

Le départ de Mestdagh, qui est un important franchisé Carrefour, vers Intermarché, aura-t-il un grand impact pour vous?

C’est une décision familiale du groupe Mestdagh, qui a choisi de quitter l’activité et de la vendre à Intermarché. Mon commentaire sera limité car l’autorité de la concurrence doit encore se prononcer. Mais si l’opération va à son terme, les effets concrets se feront ressentir à partir de janvier 2023. L’impact, s’il a même lieu, ne sera toutefois pas très important. Le chiffre d’affaires consolidé et la rentabilité de ces magasins n’étaient pas si considérables que cela.

On oublie souvent que Carrefour possède Rob, qui est un peu le Fauchon belge…

Je ne le qualifierais pas ainsi. Contrairement à des magasins sélectifs haut de gamme, Rob permet de faire toutes ses courses. L’expérience client y est très appréciée.

Il n’y a qu’un magasin, à Woluwe-St-Lambert. Envisagez-vous d’en ouvrir d’autres, en Flandre?

Non, nous pensons plutôt que l’e-commerce est pour Rob une belle porte de développement.

Où voyez-vous la distribution d’ici 10 ans?

Ce à quoi je crois, c’est à la transition alimentaire, où nous souhaitons occuper une position de leader. C’est une tendance de fond. Nous souhaitons faire en sorte que les pratiques de la production et de la consommation aillent dans un sens plus respectueux pour l’environnement et la santé humaine. Les clients seront par ailleurs aussi de plus en plus omnicanaux.

Et dans les mois qui viennent?

Je ne suis pas économiste, mais je pressens la violence du down- trading, qui va s’installer dans la durée. Nous sommes prêts à y répondre, notamment avec les marques premiers prix, aux tarifs attractifs dans ce contexte d’inflation. En outre, je pense que les tensions dans les chaînes d’approvisionnement et les prix vont se poursuivre. Je ne dis pas que ce seront des tensions horribles, qui feront que les magasins ne seront pas approvisionnés, mais des tensions. Nous entrons aussi dans un paradigme différent. Nous sortons du covid, espérant aborder un monde ouvert, positif, mais ce n’est pas ce à quoi il faut s’attendre dans la dizaine de mois qui arrivent. Nous aurons donc à assumer la responsabilité d’une très grande sobriété du côté des acteurs de la chaîne, distribution et industries comprises, pour que le choc soit le plus absorbable possible pour le consommateur.

Vous avez un itinéraire intéressant. Vous avez dirigé Carrefour Belgique à partir de 2013, puis rejoint le quartier général avant un retour à Bruxelles. A présent, vous dirigez, outre la Belgique, la Pologne et la Roumanie. Comment faites-vous?

J’ai dirigé Carrefour Belgique pendant quatre ans. Quand Alexandre Bompard est arrivé au poste de CEO du groupe, je suis retourné en France pour travailler sur le plan de la transformation. Je suis revenu il y a deux ans et demi avec un champ élargi. J’ai eu le privilège de diriger Carrefour Market en Pologne et Carrefour en Roumanie, j’ai un plaisir naturel à m’occuper de ces pays-là.

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