Approvisionnement en jouet: le casse-tête de saint Nicolas
L’arrêt d’usines en Asie et l’explosion des coûts du transport par conteneurs perturbent fortement le marché du jouet. Mais il ne serait pas simple de relocaliser, estiment les marques belges Noukies, Lilliputiens ou Smart Games.
Cassons une légende: les colis de saint Nicolas et du père Noël ne sont pas acheminés depuis la Laponie sur un traîneau tiré par des rennes, ils nous arrivent par conteneurs, en provenance la plupart du temps d’Asie. Et ces conteneurs sont aujourd’hui le symbole des ruptures de chaînes d’approvisionnement, qui perturbent l’économie mondiale, dans une sorte de dégât collatéral de la crise sanitaire. Dans un monde habitué à fonctionner à flux tendus, les mouvements de marche-arrêt tantôt dans les usines de production, tantôt dans les ports d’exportation ont semé le chaos. Dans plein de domaines, mais notamment dans celui des jouets.
Un conteneur qui était d’habitude dédouané en deux jours peut rester coincé trois ou quatre semaines.”
Amaury Gilliot (Noukies)
Commençons par le commencement, à savoir la production. Les fabricants de jouets se retrouvent face à des pénuries de matières premières, que ce soient des tissus, des aimants ou de semi-conducteurs pour les produits avec une dimension électronique. “Nous utilisons principalement du coton pour nos peluches, explique Amaury Gilliot, directeur général de Noukies (Saintes, Brabant wallon). Or du coton, surtout du coton biologique, il n’y en a pas assez. Les prix ont plus que doublé en trois ans, c’est un premier gros challenge pour nous.” Mais quand les fabricants ont la matière, encore faut-il que l’usine tourne. En Chine et au Vietnam, où est localisé l’essentiel de la production de Noukies, des installations peuvent être fermées d’un jour à l’autre à cause de problèmes de vaccination anti-covid ou pour éviter une surconsommation sur le réseau électrique. “Ils sont très réactifs et rouvriront aussi très vite l’usine, précise Amaury Gilliot, mais deux semaines dans la vue, cela déstructure toute votre organisation.” La marque belge Les Lilliputiens (jeux d’activité pour tout-petits, également basée à Saintes) affronte les mêmes problèmes de production en Asie. “Notre atout, c’est de travailler avec des partenaires de longue date, nuance Catherine Van Crombrugge, directrice générale. Ils nous connaissent, ils savent que nous ne les avons pas lâchés pour un concurrent qui proposait 50 centimes moins cher et essaient de nous faire passer avant d’autres.”
14%
Croissance du marché belge du jouet sur un an.
Le transport très lent…
Quand vos jouets sont produits, il faut les acheminer vers l’Europe. Et là, cela peut prendre du temps. D’abord par manque de conteneurs (le monde entier veut être livré immédiatement pour profiter de la reprise économique). Ensuite parce qu’en raison de la flambée des prix énergétiques, ces gigantesques bateaux naviguent un peu moins vite pour limiter leur consommation de carburant . Et enfin, en bout de course, il y a parfois un embouteillage aux douanes. “J’ignore si c’est en raison d’un manque d’effectifs ou parce que les contrôles sont plus stricts en raison des problèmes sanitaires, dit Amaury Gilliot, mais un conteneur qui était d’habitude dédouané en deux jours peut rester coincé trois ou quatre semaines. C’est devenu un véritable sujet de préoccupation chez nous.”
Toute la chaîne est ainsi devenue très aléatoire. En temps normal, les catalogues de fin d’année s’élaborent au printemps et les produits commandés arrivent en magasin fin août, début septembre. Cette année, des conteneurs remplis de peluches et de jouets étaient encore en route vers les ports européens à la fin novembre… “Les flux s’améliorent mais le retard est considérable, concède Marc Dhooghe, président de la fédération belge du jouet. Les consommateurs ont entendu parler de ces difficultés d’approvisionnement et, comme ils ont envie de gâter leurs enfants, ils ont anticipé leurs achats.” Une analyse du bureau NPD pour la fédération sectorielle indique en effet une croissance du marché belge du jouet de 14% cette année et même de 20% par rapport à 2019, c’est-à-dire avant la crise. Cette croissance a été portée par les ventes en ligne (+111%! ) mais les magasins physiques progressent également par rapport à 2019. Il y a bien eu quelques fermetures ici ou là mais globalement, la balance est positive avec huit moyennes et grandes surfaces spécialisées de plus en deux ans.
> Lire à ce sujet: Pénurie: un exportateur sur deux a subi des problèmes d’approvisionnement
… et très coûteux!
“Nous avions anticipé en augmentant nos stocks, confie souligne Rolf Van Doren, CEO de Smart Games, société anversoise qui réalise des jeux de logique pour tous les âges. Nous n’avons donc pas trop souffert des ruptures d’approvisionnement mais cela nécessite beaucoup de planning, de suivi et, bien entendu, d’argent.” Attardons-nous sur ce dernier aspect: les prix de nombreux composants sont à la hausse et celui des conteneurs explose littéralement. En quelques mois, le conteneur de Chine vers Anvers est passé de 2.000 à 16.000 dollars, voire plus. Les marques n’ont dès lors pas vraiment d’autre issue, à court terme, que d’augmenter leurs prix. La hausse moyenne est de 4 à 6%, ce qui ne couvre a priori pas l’envolée des coûts et n’est donc pas tenable dans la durée.
“L’élasticité, c’est une vraie question pour nous, analyse Catherine Van Crombrugge. Nous regardons, produit par produit, comment arriver à ce prix juste en fonction des nouvelles contraintes et des possibilités des consommateurs.” Cette réflexion était déjà en cours avec le passage à des matériaux plus écologiques et donc souvent plus chers. “Nous avions lancé une gamme 100% écoresponsable en 2011, mais c’était manifestement trop tôt pour le marché, poursuit la directrice des Lilliputiens. Maintenant, cela devient une vraie demande du consommateur. A nous d’être créatifs pour maintenir un prix attractif, tout en utilisant des matériaux écologiques. Plus nos volumes seront grands, mieux nous y parviendrons. Il faut enclencher la spirale.”
Assembler le tout de manière qualitative, il n’y a qu’en Asie qu’on peut le faire actuellement.”
Catherine Van Crombrugge (Les Lilliputiens)
Cette tendance, combinée aux problèmes cruciaux de coût, pourrait inciter à une concentration dans le secteur du jouet. Les Lilliputiens l’avaient en quelque sorte anticipée en intégrant, l’an dernier, le groupe français Juratoys et la force du groupe a aidé à traverser la crise du Covid-19. “Mais il y a aussi le mouvement inverse avec de nouvelles petites marques de créateurs qui se lancent sur le marché, précise Catherine Van Crombrugge. Elles partent d’une page blanche, elles peuvent élaborer leur business model en tenant compte des tendances et des embûches actuelles. C’est toujours plus simple que de réorienter toute la stratégie d’une marque déjà installée.” “Nous avons effectivement vu plusieurs concurrents être rachetés ces derniers mois, commente Amaury Gilliot. Toute crise crée des opportunités. Mais que les choses soient claires: nous ne cherchons ni à racheter ni à être rachetés. Nous concentrons tous nos efforts sur les solutions à apporter aux problèmes d’approvisionnement.”
Relocaliser la production?
Les marques essaient de rationaliser les emballages pour transporter le moins d’air possible dans ces conteneurs hors de prix. Chez Smart Games, on planche par exemple sur un transport en vrac, avec des unités d’emballage, voire d’assemblage en Europe et en Amérique du Nord. Mais peut-on réellement aller plus loin dans la relocalisation d’activités? Toutes les entreprises y songent et, généralement, elles y songeaient déjà avant le Covid-19. “Nous avons des plans pour développer une partie de la production dans le Benelux, en Espagne et en Pologne, confie Rolf Van Doren. Mais tout rapatrier, cela ne me paraît pas possible. Nous aurions besoin de 125 à 135 machines d’injection pour fabriquer nos jeux ici. Qui pourrait produire rapidement autant de machines?” La question de l’élasticité revient sur la table: une récente étude relative au marché français a révélé, sans trop de surprise, que 84% des gens étaient intéressés par des produits locaux mais que seulement la moitié d’entre eux étaient prêts à payer plus cher pour cela. “Relocaliser, ce n’est pas qu’une question de prix, ajoute Catherine Van Crombrugge. Ce sont des nouveaux partenaires à trouver et qu’il faudrait accompagner beaucoup plus. C’est tout un business model à réinventer. Mais compliqué ne veut pas dire infaisable, quand nous aurons trouvé le ou les partenaires prêts à investir avec nous dans cette démarche.”
Nous avions commencé cet article en cassant un mythe, nous le terminerons en cassant un autre mythe: made in China ne signifie pas forcément bas de gamme. “Il y a tellement d’usines en Chine que vous y trouvez tous les standards de qualité, affirme Amaury Gilliot. L’Asie produit l’essentiel des vêtements du monde entier depuis une trentaine d’années. Forcément, ils sont devenus bons. Et à l’inverse, nous, en Europe, avons perdu ces compétences. Nous avons essayé de produire des chaussettes en France, nous avons arrêté car la qualité n’y était pas. A court ou moyen terme, nous ne pouvons pas produire nos peluches ailleurs qu’en Chine. Pour une question de qualité plus que de prix.” Les Lilliputiens se heurtent au même constat. Ils se sont un peu rapprochés de leurs principaux marchés en produisant quelques articles mais le mouvement reste très parcellaire. “Nous sommes confrontés à un manque de know-how en Europe, déplore Catherine Van Crombrugge. Le prêt-à-porter parvient à relocaliser une partie de sa production. Nous partons aussi du tissu mais nous en faisons des articles 3D avec des hochets, des clochettes etc. Assembler le tout de manière qualitative, il n’y a qu’en Asie qu’on peut le faire actuellement.“
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