Une guerre des monnaies à l’envers

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Sebastien Buron
Sebastien Buron Journaliste Trends-Tendances

L’euro qui s’affaiblit, le yuan chinois qui perd des plumes, la livre britannique qui chute, le yen qui plonge: le roi dollar règne en maître et affole les marchés. Après des années de trêve, une guerre des monnaies d’un nouveau genre bat son plein.

Le dollar? “C’est notre monnaie, mais votre problème.” La célèbre phrase prononcée un beau jour de 1971 par le secrétaire au Trésor de Richard Nixon, John Connally, n’a pas pris une ride. Cinquante-et un ans plus tard, elle est même plus que d’actualité.

Depuis le début de l’année, le dollar ne cesse en effet de donner des maux de tête aux autres devises. La roupie indienne affiche ainsi un repli de 10% face au billet vert, le yuan chinois a baissé de 12% et l’euro s’est affaibli de 15%. C’est encore pire pour la livre britannique qui a perdu 17% et la couronne suédoise 20%. Quant au yen japonnais, il a carrément dégringolé de 25% face au dollar depuis le mois de janvier.

Valeur refuge

Pourquoi tant d’agitation après plusieurs années de calme plat? Deux facteurs expliquent cette remontée spectaculaire du dollar face aux devises des pays développés. Le premier, c’est le statut de valeur refuge du dollar, qui s’apprécie quand l’incertitude économique augmente. Et tous les spécialistes vous le diront: “C’est certainement le cas aujourd’hui”, confirme Koen De Leus, économiste en chef chez BNP Paribas Fortis. Avec la guerre en Ukraine, l’inflation qui rabote le pouvoir d’achat des consommateurs, le zéro covid en Chine et le ralentissement de la croissance européenne, la météo économique est loin d’être radieuse en ce mois d’octobre 2022. Certes, n’en déplaise aux Cassandre, “le pire n’est pas toujours certain”. Mais en attendant, le monde se rue sur le dollar. Et donc, on l’aura compris, celui-ci en profite.

Des iPhones plus chers à cause d’un dollar fort rendent très tangible pour les Européens cette guerre des monnaies inversée.

Il en profite d’ailleurs d’autant plus que, comme le soulignait dernièrement Bruno Colmant interrogé par Trends-Tendances, “les Etats-Unis ne sont pas touchés de la même manière par les répercussions de la guerre en Ukraine“. Et cela à l’inverse des pays de la zone euro très dépendants du gaz russe et qui, en plus, souffrent de leur proximité géographique avec le conflit. Au point pour la devise européenne d’évoluer désormais en dessous de son seuil de parité avec le billet vert. Du jamais vu depuis la mise en circulation de l’euro en 2002.

La Fed mène la danse

Outre cet aspect refuge, le second facteur qui explique la hausse soutenue du dollar, c’est la politique volontariste de la Fed (la banque centrale américaine). Déterminée à combattre l’inflation coûte que coûte, elle a très fortement augmenté ses taux directeurs ces derniers mois. Pour refroidir la machine américaine, elle a brutalement relevé ses taux de 3%, entraînant ainsi une pression à la hausse sur le dollar et à la baisse sur de nombreuses autres monnaies.

Cette différence de taux d’intérêt est même, selon Koen De Leus, “l’élément essentiel” qui joue dans le renforcement actuel du dollar. Avec une inflation plus basse et des taux d’intérêt plus élevés aux Etats-Unis que dans la zone euro, les investisseurs se ruent en effet logiquement sur les placements en dollar, plus attractifs en termes d’intérêts réels. N’oublions pas non plus que, “dans un monde inflationniste, vous avez intérêt à avoir la monnaie la plus forte possible, ajoute Philippe Ledent, économiste chez ING en Belgique. Cela permet d’importer moins d’inflation en stabilisant le prix de ce qui est acheté à l’étranger. A l’inverse, avoir une monnaie faible est aujourd’hui un handicap puisque les produits importés sont plus chers”. Difficile en effet d’ignorer le rôle d’un euro faible dans la crise qui frappe les Européens. Alors que le tout nouvel iPhone 14 ne coûte pas plus cher que sa version précédente aux Etats-Unis, son prix est beaucoup plus élevé chez nous. Et bien sûr, ne parlons pas du prix du gaz…

Guerre 2.0

Après des années de calme plat, assiste-t-on dès lors à une nouvelle guerre des monnaies? Pour Koen De Leus, la réponse est oui. “Toutes les banques centrales des pays développés sont obligées de s’aligner pour défendre la valeur de leur monnaie face au dollar afin de limiter le coût des importations et l’ampleur de la hausse des prix. Mais ce n’est pas une guerre des monnaies classique qui vise à rendre les produits que vous exportez plus compétitifs grâce à une monnaie pas trop forte: c’est une guerre inversée. Le renforcement du dollar est une manière pour les Etats-Unis de diminuer l’inflation importée, dit la Fed. Selon moi, ce n’est pas vraiment nécessaire dans la mesure où les importations représentent seulement 12% du PIB américain et, en plus, 95% des biens de nature mondiale sont libellés en dollar.”

Chez ING, Philippe Ledent est du même avis: “Il est vrai que la Fed est très agressive dans le resserrement de sa politique monétaire et oblige les autres à suivre. Elle est d’ailleurs à ce point agressive que la Chine et l’Europe ne sont pas en mesure de répliquer. La BCE n’en a pas la capacité vu le contexte économique dans la zone euro tandis que la Chine est engluée dans sa politique de zéro covid et ses problèmes immobiliers. La Fed fait clairement cavalier seul”. Mais “elle poursuit d’abord un objectif intérieur, continue Philippe Ledent. Ce n’est pas à proprement parler une guerre ouverte”.

Pas sans danger

Peut-être, mais les banquiers centraux savent bien que la vitesse avec laquelle ils augmentent ou diminuent les taux d’intérêt a un gros impact sur le taux de change. Même la banque centrale suisse (la BNS), connue pour chercher à manipuler sa monnaie, a changé son fusil d’épaule. Alors qu’elle essaye d’habitude d’affaiblir un franc suisse généralement surévalué parce qu’il inspire confiance, elle fait maintenant le contraire: elle s’efforce de le maintenir élevé par rapport au dollar. C’est dire si on est loin des années de taux négatifs et de dépréciations compétitives de l’après-crise financière qui visaient à relancer la consommation et favoriser les exportations.

Reste à savoir si la vigueur actuelle du dollar est appelée à durer? Pour Philippe Ledent, avoir une monnaie forte n’est pas un problème pour les Etats-Unis. “Le dollar est la monnaie de réserve internationale. C’est ce qui permet aux Etats-Unis d’être le gendarme du monde, en plus d’être un facteur d’indépendance économique. L’économie américaine n’est pas fondée sur le commerce extérieur mais sur un énorme marché intérieur. La compétitivité des entreprises est un problème moins important pour les Etats-Unis que pour l’Allemagne ou la Belgique.”

+20%

Appréciation du dollar en un an par rapport aux devises des pays développés.

Certes, “mais un dollar trop fort peut engendrer une décélération de la croissance globale alors que celle-ci est déjà très fragile”, indique Koen De Leus. “Certaines études montrent qu’une appréciation de 10% du dollar réduit la croissance dans les pays émergents de 1,5% et qu’une appréciation du dollar d’un pour cent réduit le volume des échanges dans le reste du monde de quasiment autant.” Last but not least, conclut l’économiste, “le dollar a gagné plus de 20% depuis mi-2021 par rapport aux devises des pays développés, égalant ou dépassant les hausses qui ont accompagné les sept dernières grandes crises financières mondiales, de la crise de la dette latino-américaine du début des années 1990 à la débâcle de 2008 en passant par l’éclatement de la bulle des dotcoms en 2001″. Manière de dire qu’un dollar trop fort est aussi le problème des Américains.

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