Comment la politique agressive sur les prix, dictée par les entreprises, alimente l’inflation
La BCE met tout en oeuvre afin d’éviter que l’inflation, déjà élevée, ne décolle. Seulement, elle arrive comme la cavalerie… trop tard. Face à l’inflation actuelle, la politique agressive sur les prix a déjà eu des répercussions sur les paiements finaux. Et le pouvoir qu’ont les entreprises de fixer ces prix transforme l’inflation en ennemi tenace.
La guerre, l’inflation et les prix élevés de l’énergie plombent l’actualité et les budgets. Pourtant, l’entreprise Bekaert, spécialiste dans la transformation de fil d’acier, a vu ses ventes augmenter de 23 % au premier trimestre. “Ce bon résultat est dû en partie à une forte discipline en ce qui concerne les prix, discipline qui a clairement compensé la hausse des coûts”, a expliqué la société. Et bien que les incertitudes soient encore nombreuses, Bekaert prévoit pour l’ensemble de l’année la même croissance de ses ventes, quant à ses perspectives de bénéfices à moyen terme, elles restent inchangées.
Même refrain il y a quelques semaines au siège de Gimv, la société d’investissements : “La demande est si forte que nous pouvons répercuter l’augmentation des coûts. Le pouvoir de fixer les prix dans le secteur reste élevé”, déclare son PDG Koen Dejonckheere.
Chez Unilever, société-mère de nombreuses marques, dont Lipton, Knorr et Dove : “Les ventes sous-jacentes ont augmenté de 7,3 % au premier trimestre, grâce aux fortes augmentations des prix. L’importante inflation des frais exige une nouvelle intervention sur les prix, qui aura un faible impact sur les volumes”, a indiqué la société, qui ne voit là qu’un impact limité sur ses marges.
Vous avez déjà vu Top Gun Maverick? Un petit tour au cinéma nécessite moins de carburant qu’un avion de chasse, mais en avril, le prix d’une place de cinéma, de théâtre ou de concert a augmenté de 4,6 % sur base annuelle, selon les récents chiffres concernant l’inflation en Belgique. Les recettes par visiteur provenant de la vente de billets, ainsi que des ventes de boissons et de snacks, ont également augmenté pour le premier trimestre par rapport à 2021, a indiqué Kinepolis.
Ce cliché instantané de la vie économique telle qu’elle est aujourd’hui montre qu’un groupe relativement important d’entreprises peut facilement répercuter la hausse des coûts des intrants sur le client final. C’est remarquable, car en général les entreprises sont réticentes à répercuter cette augmentation en haussant ses prix, de peur de perdre des clients et des parts de marché. L’inflation étonnamment élevée et persistante que l’on connait actuellement est en partie due à cette politique agressive sur les prix, appliquée par les entreprises. Les banques centrales, qui se sont trompées en considérant la reprise de l’inflation comme temporaire, se sont également trompées en évaluant mal la réaction des chefs d’entreprise vis-à-vis de la hausse des coûts. Les PDG ont augmenté les prix, principalement parce qu’ils le pouvaient.
Les entreprises sont sur du velours
La demande mondiale de biens et de services a atteint des sommets au cours des derniers trimestres, et a rendu tout ceci possible. Après la pandémie, de nombreux consommateurs ont eu un coup de pouce afin de booster leur pouvoir d’achat. Aux États-Unis, 2 700 milliards de dollars ont été épargnés, tandis que dans la zone euro le montant épargné s’élevait à 900 milliards, ce qui représente respectivement 17% et 12% de revenu disponible supplémentaire. “Ces réserves ont augmenté le pouvoir décisionnel des entreprises sur les prix. Les consommateurs sont disposés à payer plus et à tolérer des prix plus élevés. L’inflation des services dans la zone euro est à son plus haut niveau depuis 20 ans parce que les secteurs, tels que les cinémas et l’industrie hôtelière, augmentent leurs prix”, a déclaré Isabel Schnabel, membre du directoire de la BCE, dans un discours prononcé le 11 mai.
Ailleurs, dans le monde, la forte demande de biens fait également grimper l’inflation dans la zone euro. L’inflation est mondialisée. Les Américains, en particulier, s’offrent une quantité de biens durables sans précédent. La demande d’ordinateurs, de bicyclettes et de meubles a augmenté de 25 % au pays de l’Oncle Sam au cours du premier trimestre. Les États-Unis importent beaucoup de ces produits, si bien que la demande mondiale dépasse largement l’offre. De cette façon, les consommateurs européens paient aussi pour la frénésie d’achat des Américains, et ce par le biais de prix plus élevés et de la rareté de certains composants, tels les semi-conducteurs. Lorsque l’on sait que la production de ces semi-conducteurs est entre les mains d’un nombre restreint de fournisseurs, les possibilités d’augmenter rapidement les capacités de production sont fort limitées. “Le coût des semi-conducteurs est entièrement dépendant de la demande mondiale, ce qui fait grimper les prix des biens durables partout, y compris dans la zone euro, où la demande de ces produits a augmenté moins rapidement qu’aux États-Unis”, explique Isabel Schnabel.
La forte demande mondiale a donc placé de nombreuses entreprises dans une position de force pour les négociations. Le client n’a souvent pas d’autre alternative que de payer le prix demandé pour obtenir une livraison dans les délais voulus. En outre, la part de marché d’importants groupes d’entreprises s’était déjà considérablement accrue au cours des dernières décennies. Dans de nombreux secteurs, la concurrence a diminué, de sorte que le nombre limité d’acteurs, disposant d’un pouvoir important pour décider des prix, domine le marché. Cette part de marché n’a jamais été aussi élevée.
Mais toutes les entreprises ne sont pas dans la même situation. Pour les entreprises qui bénéficient d’une forte demande et d’un important pouvoir décisionnel sur les prix, l’heure est à la fête. Pour les entreprises dont la demande est plus faible ou qui ont de moindres parts de marché (et il y en a beaucoup), il est plus difficile de digérer ces coûts élevés. Souvent, elles n’ont pas d’autre choix que d’en payer elles-mêmes une partie, en réduisant leurs marges bénéficiaires. Une étude récente de la Banque nationale de Belgique (BNB) a montré qu’en moyenne, les entreprises belges répercutent environ 60 % de la hausse des coûts sur leurs clients. Elles absorbent le reste en réduisant leurs bénéfices.
Les différences entre les entreprises sont importantes. “En particulier, les grandes entreprises industrielles orientées vers l’exportation et l’agriculture, qui ont bénéficié d’une forte demande, ont pu augmenter leurs bénéfices. Les bénéfices des entreprises ont contribué de manière plus importante que d’habitude à l’inflation nationale”, explique Isabel Schnabel. Les bénéfices déclarés des sociétés cotées sont et resteront à des niveaux historiquement élevés. Les récentes baisses des cours boursiers sont principalement dues à des baisses de valorisations, apparues dans le sillage de l’augmentation des taux d’intérêt, et non à la baisse des bénéfices.
Pour une économie ouverte comme celle de la Belgique, cette politique de prix des entreprises a un côté positif. Comme les entreprises augmentent les prix à l’exportation, notre économie souffre moins qu’on avait initialement pensé de l’augmentation des prix de l’énergie. Nous importons l’inflation, mais les entreprises l’exportent à nouveau. La hausse des prix de l’énergie a coûté à la zone euro près de 4 % du produit intérieur brut (PIB) au quatrième trimestre de 2021, mais plus de 2 % de ce montant a été récupéré par l’augmentation des prix à l’exportation.
Inflation attendue
Le pouvoir qu’ont les entreprises, à décider des prix, peut transformer l’inflation actuelle en un ennemi tenace. Durant une période où l’inflation est faible et stable, les entreprises ne tiennent pas compte du taux de cette inflation dans leur politique de prix. Mais si elles s’attendent à une inflation plus élevée, elles vont en tenir compte et augmenter leurs prix. “C’est l’une des raisons pour lesquelles les pressions inflationnistes se manifestent également dans des secteurs qui ne connaissent pas directement de pénurie de l’offre”, indique la Banque des règlements internationaux (BRI). C’est un constat désagréable pour les banques centrales, car cela réduit leurs chances de combattre l’inflation sans déclencher de récession.
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Selon Isabel Schnabel, l’évolution des bénéfices des entreprises est cruciale pour la politique monétaire. Pour l’instant, les entreprises peuvent encore protéger leurs marges bénéficiaires. Les gouvernements soutiennent toujours la demande, tandis que la politique du zéro-covid appliquée par la Chine et la guerre en Ukraine exercent toujours une pression sur les chaînes d’approvisionnement. Les entreprises ont donc toujours la possibilité de répercuter des coûts plus élevés. Cependant, la hausse des prix de l’énergie et la confiance des consommateurs, impactée par la guerre, commencent à peser sur la demande. Les consommateurs ne continueront donc pas à payer, avec le sourire, des prix plus élevés et la probabilité que les entreprises soient toujours en mesure de protéger leurs marges au cours des prochains trimestres est relativement faible, estime M. Schnabel.
Il est plus probable qu’une partie des bénéfices des entreprises soit consacrée à augmenter les salaires. Pour l’instant, les salaires ne peuvent pas suivre l’inflation dans la zone euro, mais les agitations actuelles sur le marché du travail accroissent la marge de négociation des travailleurs. De plus en plus d’entreprises déclarent que leur production est ralentie en raison du manque de personnel. C’est souvent le signe précurseur d’une forte augmentation des salaires. “La pression sous-jacente sur les prix restera de toute façon élevée. L’inflation pourrait donc rester élevée pendant longtemps. Elle pourrait également diminuer plus lentement que prévu pour atteindre notre objectif de 2 %”, a conclu Mme Schnabel à la mi-mai.
La BCE va changer d’avis
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Les conclusions étaient évidentes à l’époque. “Nous devons souligner plus fermement notre engagement en faveur de la stabilité des prix. Si notre crédibilité est en jeu, il sera nettement plus difficile de ramener l’inflation à 2 %. Cela ne signifie pas que nous devons geler la demande intérieure, mais si nous voulons rester crédibles, la politique monétaire elle-même ne doit pas devenir une source d’inflation. Il est temps de mettre fin aux mesures prises pour contrer une faible inflation. Il faut maintenant éviter que les prévisions concernant l’inflation ne déraillent.”
Lors de sa réunion de la semaine dernière, la BCE a fait sienne cette analyse. La lutte contre l’inflation figurait en tête de l’ordre du jour. La BCE met fin à ses achats d’obligations et augmente son taux directeur de 25 points de base en juillet. Un autre 50 points de base pourrait être ajouté en septembre si les perspectives d’inflation ne s’améliorent pas. Elle sera suivie d’une nouvelle normalisation, dans la mesure où l’économie le permet. “En juillet, nous faisons un premier pas sur un chemin plus long, qui devrait nous amener à un taux d’inflation de 2 %”, a conclu le président de la BCE, M. Lagarde.
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