L’IA est-elle en train de détruire l’économie du web ?

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La fin du web a déjà été annoncée mille fois… mais l’IA pourrait bien être le danger le plus grave qu’il ait connu à ce jour.

La montée en puissance de ChatGPT et des intelligences artificielles semblables sape les fondements économiques d’internet, écrit The Economist. Matthew Prince est le CEO de Cloudflare, une société américaine spécialisée en sécurité informatique et qui surveille et protège environ 20% du trafic web mondial, de sorte que s’il y a un danger quelque part, il en est souvent rapidement informé. L’année dernière, il a reçu une série d’appels téléphoniques inquiétants de la part de directeurs de médias. “J’ai demandé si c’était la Corée du Nord, se souvient-il. Ils m’ont répondu : « Non, c’est l’IA ».

Ce que les éditeurs pressentaient déjà à cette époque devient incontestable: l’intelligence artificielle modifie radicalement les usages d’internet. Plutôt que de taper une requête dans un moteur de recherche, les internautes se tournent de plus en plus vers des chatbots : ceux-ci leur fournissent non seulement une réponse immédiate, mais en plus sans renvoyer vers d’autres sites. Pour les plateformes en ligne — médias d’actualité, forums, Wikipedia — c’est une perte drastique de trafic.

Le modèle économique du web vacille

Ce changement remet en cause l’« accord tacite » sur lequel a reposé Internet pendant des décennies : à savoir des contenus accessibles gratuitement, contre l’attention d’un public, attention qui était monétisée via la publicité. Mais à mesure que les visiteurs disparaissent, cet « arrangement » s’évapore lui aussi. Désormais, les créateurs de contenus tentent désespérément d’obtenir des compensations financières de la part des entreprises d’IA. Sans cela, l’internet « ouvert » tel que nous le connaissons pourrait disparaître.

Depuis la sortie de ChatGPT fin 2022, des centaines de millions d’utilisateurs se sont convertis à cette nouvelle manière de chercher de l’information. Selon OpenAI, près de 800 millions de personnes utilisent la plateforme, qui est devenue l’application la plus téléchargée sur l’App Store d’iPhone. En avril, Apple a confirmé une baisse historique du nombre de recherches classiques avec Safari, son navigateur. Les utilisateurs préférant interroger des chatbots ; OpenAI envisagerait même de lancer son propre navigateur.

Le succès est tel que Hollywood planche déjà sur une adaptation cinématographique.

Google tente de défendre sa place…

Face à OpenAI et d’autres startup, Google s’efforce de maintenir sa position dominante dans l’univers de la recherche internet, soit environ 90 % de part de marché aux États-Unis. L’entreprise a intégré des fonctionnalités IA à son moteur de recherche, ajoutant automatiquement depuis l’an dernier des résumés en tête des résultats.

En mai, Google a activé son mode IA : une version chatbot de Google Search. Le géant de Mountain View promet aux utilisateurs qu’ils pourront désormais « laisser Google faire la recherche à leur place ». Mais là aussi, plus Google fournit directement les réponses, moins les utilisateurs cliquent sur les sites qui ont produit cette information.

Selon Similarweb — qui analyse le trafic de plus de 100 millions de domaines —, le trafic mondial issu des recherches (effectuées  par des humains) a chuté d’environ 15 % en un an. Les sites de passionnés s’en sortent encore relativement bien, mais les plateformes éducatives et scientifiques ont perdu 10 % de visiteurs, les encyclopédies 15 %, et les sites de santé jusqu’à 31 %.

Pour les entreprises vivant de la publicité ou d’abonnements, ces baisses sont un choc. « Nous avions, pendant des années, une relation de confiance avec Google. Mais ils ont rompu le pacte », déclare Neil Vogel, CEO de Dotdash Meredith, éditeur entre autres de People et Food & Wine. Il y a trois ans, 60 % de leur trafic venait de Google ; ce chiffre est tombé à 35 %. « Ils volent notre contenu pour entrer en concurrence directe avec nous. » Google continue d’affirmer que l’usage des contenus tiers est conforme à la législation. Mais Similarweb note que sur les sujets d’actualité, le taux de recherche sans clic est passé de 56 % à 69 % : autrement dit, 7 internautes sur 10 obtiennent une réponse sans jamais consulter la source.

Les communautés contributives en péril

« La nature même d’internet a changé », affirme Prashanth Chandrasekar, CEO du forum Stack Overflow. « L’IA coupe le flux de visiteurs vers la plupart des sites de contenu. » Moins de trafic, c’est aussi moins d’activité : moins de questions posées, moins de réponses. Wikipedia alerte sur le fait que les résumés IA sans mention des sources « minent l’accès et la participation à la plateforme ».

Pour tenter d’inverser la tendance, de grands éditeurs signent des accords de licence avec les entreprises d’IA ou les attaquent en justice. News Corp (éditeur du Wall Street Journal et du New York Post) a signé avec OpenAI, tout en poursuivant Perplexity, une autre startup IA. The New York Times a trouvé un accord avec Amazon, mais poursuit aussi OpenAI. De nombreuses autres négociations et procédures sont en cours.

Des actions en justice à l’issue incertaine

Mais cette stratégie a ses limites. Pour l’instant, la justice semble pencher en faveur des entreprises d’IA. En juin, Meta et Anthropic ont remporté deux procès en Californie. Leur ligne de défense : entraîner une IA à partir de textes d’autrui relèverait du « fair use ».

Donald Trump, qui soutient une accélération du développement américain face à la Chine, a nommé des conseillers favorables à la tech et limogé la directrice du Bureau du copyright après qu’elle a estimé que l’entraînement sur du contenu protégé n’était pas toujours légal.

Les petits éditeurs impuissants

Les entreprises d’IA se montrent plus enclines à payer pour un accès en temps réel aux contenus que pour les données d’entraînement de leur IA. Mais ces accords restent modestes. Reddit, connu pour son contenu généré par les utilisateurs, a vendu ses données à Google pour 60 millions de dollars par an.

Pourtant, le réseau social a perdu la moitié de sa capitalisation boursière ce printemps ; plus de 20 milliards de dollars,  suite à la croissance, jugée décevante, du nombre de ses utilisateurs (tendance depuis partiellement redressée).

L’augmentation

Le problème fondamental : la plupart des sites sont trop petits pour négocier ou intenter des actions. Leur contenu est précieux en agrégat, mais remplaçable individuellement. Et même s’ils s’unissaient, le droit de la concurrence les en empêcherait.

Certains sites bloquent les robots IA, mais alors ils disparaissent des résultats de recherche.

Vers de nouveaux modèles économiques

La résistance commence pourtant à s’organiser. Cloudflare demande désormais à ses nouveaux clients s’ils souhaitent autoriser les bots IA — et pour quels usages. L’entreprise teste un système de micro facturation par visite. « Il faut fixer des règles du jeu claires », plaide Matthew Prince. Son idéal : « Un monde où le contenu est gratuit pour les humains, mais coûteux pour les bots. »

La société américaine Tollbit propose un système de péage pour les bots IA. Les éditeurs peuvent fixer eux-mêmes les tarifs, plus élevés pour les articles récents. Au premier trimestre 2025, Tollbit a traité 15 millions de microtransactions pour environ 2 000 éditeurs, dont Associated Press et Newsweek. Pour son CEO Toshit Panigrahi, les moteurs de recherche classiques favorisent les réponses standards (« À quelle heure commence le Super Bowl ? »), alors que les bots payants incitent à produire du contenu unique.

Autre idée : la plateforme ProRata, fondée par l’entrepreneur Bill Gross, propose de répartir équitablement les revenus publicitaires générés par les réponses IA. Son moteur de recherche Gist.ai partage déjà ses recettes avec plus de 500 partenaires, dont The Financial Times et The Atlantic. Gross dit vouloir surtout prouver qu’un modèle économique plus juste est possible — et duplicable.

Diversification : newsletters, applis, vidéos

Dans le même temps, les producteurs de contenus revoient entièrement leur stratégie. « Le trafic web n’est plus l’unique enjeu », explique Chandrasekar, dont Stack Overflow mise de plus en plus sur sa version entreprise payante. Les médias préparent l’ère post-Google en développant newsletters, applications, contenus payants et événements en direct.

Audio et vidéo, plus complexes à exploiter par l’IA tant sur le plan juridique que technique, offrent encore une marge de manœuvre. Selon Similarweb, YouTube est la plateforme la plus souvent encore référencée par les moteurs IA.

Un internet qui mute… ou qui meurt ?

Tout le monde ne croit pas au déclin du web. Au contraire, estime Robby Stein, vice-président des produits pour la recherche chez Google: « L’internet connaît une croissance sans précédent. » L’IA facilite la création de sites, et cela se voit : Google affirme que leur nombre a augmenté de 45 % en deux ans. L’IA permet aussi des recherches inédites — comme prendre une photo de sa bibliothèque pour obtenir des recommandations de lecture. Elle explore à chaque question des centaines de sites, souvent avec une amplitude bien supérieure à celle d’un humain.

Et cette fameuse baisse des clics ? Google conteste la tendance. L’entreprise assure que le nombre de clics sortants n’a pas significativement diminué — tout en refusant de publier des chiffres précis. Peut-être, suggère-t-elle, que la cause du recul du trafic est ailleurs : les internautes préfèrent peut-être faire défiler les réseaux sociaux ou écouter des podcasts.

La fin du web a déjà été annoncée à plusieurs reprises. D’abord avec les réseaux sociaux, puis avec les applis, et ce fut à chaque fois une fausse alerte. Mais cette fois, l’IA pourrait bien représenter la menace la plus sérieuse. Si l’on veut qu’un internet ouvert survive, les producteurs de contenus devront être rémunérés. « Les utilisateurs préfèrent les recherches IA, c’est incontestable », conclut Bill Gross. « Mais si nous voulons préserver internet — et la démocratie, et ses créateurs — l’IA devra partager ses revenus. »

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