Les géants de la musique menacent des start-up actives dans l’IA: « L’obligation d’obtenir des licences pourrait mettre fin à leur modèle »

Les plus importantes maisons de disques poursuivent en justice deux start-up dans le domaine de l’IA. Universal Music, Warner Music Group et Sony Music Entertainment affirment que les start-up Suno AI et Uncharted Labs violent leur propriété intellectuelle en générant de la musique à partir de chansons existantes. Explications avec Sari Depreeuw, avocate spécialisée en droit d’auteur et en IA au sein du cabinet Crowell & Moring et maître de conférences à UCLouvain-Saint Louis Bruxelles.

Expliquez-nous le contexte juridique de ces poursuites intentées par les grandes maisons de disques contre ces start up d’IA ?

Les maisons de disques poursuivent Suno AI et Uncharted Labs, en affirmant qu’elles violent leur propriété intellectuelle en utilisant des œuvres musicales protégées pour entraîner leurs modèles d’IA. Cela se traduit par une génération de nouvelles musiques qui ressemblent à celles des artistes existants, sans autorisation. Il est important de signaler que cela se passe aux États-Unis et que nous parlons de copyright, qui diffère du droit d’auteur et des droits voisins des artistes interprètes ou des producteurs de musique que nous connaissons en Europe (lire aussi l’encadré ci-dessous).

Sari Depreeuw, avocate spécialisée en droit d’auteur et en IA.

Quels sont les principaux enjeux juridiques dans cette affaire ?

Il y a deux questions principales. La première concerne le processus d’entraînement des modèles d’IA. Utiliser des œuvres protégées par le droit d’auteur pour entraîner ces modèles constitue-t-il une infraction ? Aux États-Unis, dans des cas similaires, la question principale est de savoir si l’entrainement sur la base d’œuvres protégées est considéré comme un « fair use » des œuvres. Ceci dépend de plusieurs facteurs, entre autre si l’utilisation est transformative, c’est-à-dire si elle apporte une nouvelle application ou innovation. L’impact que cette utilisation peut avoir sur le marché potentiel et la valeur de l’œuvre est également évalué. Si l’utilisation est considérée comme  « fair », elle pourrait alors être permise sans autorisation. Sinon, les start-up devront obtenir des licences, que les auteurs ne sont pas obligés d’accorder, ce qui pourrait être très coûteux pour les start-up et mettre à mal leur modèle économique. En Europe, nous ne connaissons pas de système de « fair use » mais des exceptions précises : la fouille de données est permise sans l’autorisation de l’auteur, si toutes les conditions sont remplies, sauf si celui-ci s’est réservé les droits.

La seconde question porte sur le résultat généré par l’IA. Si un utilisateur demande une chanson dans le style d’un artiste particulier et obtient une musique qui imite ce style sans en être une copie exacte, cela constitue-t-il une infraction ? Il s’agit ici de déterminer si le produit final s’inspire des œuvres d’un artiste ou si ces œuvres sont reproduites ou copiées. Uniquement dans le dernier cas, il porte atteinte aux droits des auteurs.

Quels pourraient être les impacts économiques pour les start-up et pour les titulaires de droits ?

Pour les start-up concernées, l’obligation d’obtenir des licences pourrait mettre fin à leur modèle, si les labels n’accordent aucune licence et que les start-up n’ont pas assez de données de bonne qualité pour remplacer les enregistrements. Cela pourrait aussi représenter un coût considérable, limitant leur capacité à innover et à offrir leurs services. D’un autre côté, si les juges décident que l’entraînement des IA sans licences est permis, les titulaires de droits, comme les maisons de disques, les auteurs et les artistes, risquent de perdre des revenus importants. C’est un enjeu majeur des deux côtés. Enfin, pour l’utilisateur, c’est important d’avoir accès à des nouvelles technologies innovantes, le public a aussi droit à une offre culturelle large et diversifiée. L’impact des technologies a donc des conséquences au-delà des parties impliquées dans les litiges.

Comment les artistes et l’industrie musicale réagissent-ils à cette situation ?

De nombreux artistes se sont déjà exprimés contre l’utilisation de l’IA dans la création musicale, craignant pour leurs droits et leurs revenus. Des artistes comme Pearl Jam, Imagine Dragons, Billie Eilish, Stevie Wonder et Nicki Minaj ont signé une lettre ouverte de l’Artist Rights Alliance condamnant l’utilisation prédatrice de l’IA. Leur voix pourrait influencer les décisions judiciaires et les futures législations sur ce sujet.

Quels changements législatifs pourraient être nécessaires pour mieux encadrer l’utilisation de l’IA dans la musique ?

En Europe, la directive sur le droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique a été adoptée en 2019. Elle prévoit une exception pour la fouille de texte et de données. Cette directive est implémentée dans le droit d’auteur national de tous les états-membres et commence à être appliquée. Plus récemment, l’Union Européenne a adopté l’AI Act qui contient quelques dispositions pertinentes pour le droit d’auteur, notamment pour obliger les fournisseurs d’IA générative à être transparents sur les données qu’ils ont utilisées pour l’entrainement de leurs modèles.


Les différences entre les États-Unis et l’Europe dans la gestion du droit d’auteur et des usages de l’IA

Les approches juridiques dans la gestion du droit d’auteur et des usages de l’IA sont différentes aux États-Unis et en Europe. Aux États-Unis, le système repose sur le “copyright”. En Europe, le système repose sur le “droit d’auteur”.

Aux États-Unis, le concept d’utilisation transformative est souvent évalué dans le cadre de la doctrine du “fair use “ (“usage équitable”). Les juges examinent les détails techniques et économiques de l’utilisation des IA pour rendre une décision éclairée en fonction de plusieurs critères comme la finalité et le caractère (transformatif) de l’utilisation des œuvres, le type d’œuvres concernées, la quantité utilisée et l’effet sur l’exploitation réelle ou potentielle de l’œuvre. Si ces 4 facteurs sont jugés favorablement pour l’utilisateur, l’autorisation de l’auteur n’est pas requise. L’utilisation transformative permet de créer une œuvre nouvelle et distincte de l’original ou de développer une nouvelle technologie, tout en évitant de porter des préjudice économiques excessifs à l’œuvre originale.

L’Europe ne reconnaît pas la doctrine du “fair use” comme aux États-Unis, mais elle a des exceptions spécifiques, comme l’exception de la fouille de textes et de données (text and data mining), qui peuvent permettre certaines utilisations sous des conditions strictes.

Négociation des licences

Aux États-Unis, quand le “fair use” ne s’applique pas, les IA doivent négocier des licences, ce qui peut être coûteux. En Europe, les IA peuvent utiliser les œuvres sans licence si l’exception de fouille de textes et de données s’applique, à moins que l’auteur ne s’y oppose explicitement. Les auteurs doivent exprimer leur refus de manière contractuelle ou technologique, inversant le processus traditionnel où l’autorisation préalable est requise.

Impact des décisions juridiques

Aux États-Unis, les décisions de justice actuelles, comme le premier procès impliquant l’IA et le droit d’auteur (l’affaire Thomson Reuters vs. Ross sera traitée en août) pourraient créer une jurisprudence influente pour d’autres cas futurs. Dans ce premier procès du genre, Crowell représente Ross, l’IA. Cette affaire est la première à être traitée par un jury qui va se prononcer sur l’application de l’exception pour « fair use ». En Europe, les règles sont déjà plus claires, mais les questions techniques et administratives sur la manière d’exprimer l’opposition des auteurs restent en cours de développement.

Exemples de licences négociées

En Europe, des éditeurs de presse comme Le Monde et Axel Springer ont déjà réservé leurs droits et négocié des licences pour l’utilisation de leur contenu par des IA, avec des accords de collaboration structurée.

L’intelligence artificielle est présente dans la plupart des secteurs, ou presque, avec ses partisans et ses détracteurs, mais quel est son impact?

Partner Content