Politique et syndicats : un clash inévitable ?

Le 16 septembre se déroulait une première manifestation nationale. Des milliers de personnes ont défilé en soutien aux travailleurs d’Audi Brussels © Hans Lucas via AFP
Baptiste Lambert

Alors qu’elle n’est pas encore formée, la coalition fédérale Arizona s’est déjà attiré les foudres des syndicats. Le clash est quasiment annoncé. Les pistes pour l’éviter sont peu nombreuses tant la concertation sociale entre organisations syndicales et patronales est au point mort.

Beaucoup pointent les finances publiques comme principal frein aux nouvelles politiques. Le carcan budgétaire obligera les prochaines coalitions à faire des réformes structurelles, mais ne permettra aucune folie. Rappelons-le encore une fois : un effort de 28 milliards d’euros attend les prochaines coalitions. Effort à répartir entre le fédéral et les entités fédérées.

La question est de savoir si ces réformes structurelles pourront être menées à bien, sans un chaos social de tous les instants. La note de Bart De Wever pour l’Arizona, au Fédéral, et la Déclaration de politique régionale de la coalition Azur, en Wallonie, promettent de gros changements en matière d’emploi, de pension et de fiscalité.

Vent debout

“La plus grande récession sociale depuis 80 ans”, “une liste des horreurs” : voilà comment la FGTB qualifie la note de Bart De Wever, au fédéral. Lors de son discours de rentrée, Miranda Ulens, présidente de l’ABVV, s’est saisie de cette note pour exercer une pression sur Vooruit, le seul parti de gauche de l’attelage Arizona : “Si vous acceptez cette note et ces tableaux budgétaires comme base d’un nouveau gouvernement, vous n’obtiendrez pas ‘une suédoise bis’, mais une ‘suédoise au carré’.”

De son côté, le secrétaire général de la FGTB wallonne, Jean-François Tamellini, est lui aussi chauffé à blanc et ne tourne pas autour du pot : “Tant en Wallonie qu’au fédéral, la droite va menacer nos droits fondamentaux”, a-t-il lancé dans les colonnes de L’Echo. Un message qu’il a répété, mercredi dernier, pour sa rentrée politique, “devant toute la gauche et les hauts fonctionnaires, tout ce qui fait tourner la Wallonie.”

Mais les mots les plus durs sont sans doute venus d’Arianne Estenne, du Mouvement ouvrier chrétien : “L’égalité a été oubliée, le projet de société de la droite n’est pas démocratique”, a-t-elle lancé sur les ondes de La Première, la semaine dernière. Nous sommes dans un contexte d’une forte hégémonie culturelle de droite où l’ensemble des thèmes et du lexique de la droite est repris. Avec des mots qui paraissent positifs, comme optimiser, moderniser, innover, évaluer, mais qui maquillent, qui cachent ce projet de droite.”

Sa volonté ? Organiser l’action collective en rassemblant “les organisations sociales, les associations, les syndicats, les mutuelles”, voire des “alliances unies avec les partis politiques de gauche”. Soit un immense front populaire à la française. En tout cas, Arianne Estenne et son organisation ne se sentent plus du tout liées aux Engagés.

Dans le viseur

Pieter Timmermans, le président de la Fédérations des Entreprises de Belgique (FEB) © Belga/AFP via Getty Images

Au-delà des réformes et des décisions qui seront éventuellement prises, la note de Bart De Wever vise directement les organisations syndicales, avec pour leitmotiv de renforcer la transparence de leur financement. D’abord en voulant doter les syndicats d’une personnalité juridique, ce qui les contraindrait à publier leurs comptes.

Un problème ? Selon Thierry Bodson, ce n’est ni plus ni moins qu’une attaque démocratique : “Notre analyse, c’est qu’ils essayent, par ce moyen, de connaître notre caisse de grève. Et derrière cela, notre capacité d’action. Parce que la personnalité juridique existe déjà dans beaucoup de nos structures. Par exemple, quand on veut acquérir un bâtiment, il faut créer une coopérative ou une ASBL. Dans nos régionales et nos interrégionales, la personnalité juridique existe également, et pour ce qui est de l’organisme de paiement, aussi. Les seules structures qui n’ont pas de personnalité juridique, ce sont les entités qui bénéficient des caisses de grève.” Bref, selon le président de la FGTB, cela ne veut dire qu’une chose : “Les responsables politiques veulent connaître notre capacité de résistance. Le pouvoir devient totalement irrespectueux du contre-pouvoir et donc, de la démocratie. Ni plus ni moins.”

Du côté de la Fédération des entreprises de Belgique, on s’interroge. Pourquoi tout le monde devrait détenir une personnalité juridique à l’exception des syndicats ? “Les syndicats appellent toujours à plus de transparence, pourquoi cela ne s’appliquerait-il pas pour eux, commente Pieter Timmermans, le patron de la FEB. Partout autour de nous, les syndicats ont une personnalité juridique.” Et de poursuivre, sans ambages : “Ils créent une impression que tout le monde est contre eux, mais c’est fortement exagéré. La note de Bart De Wever est d’ailleurs équilibrée et vise aussi les employeurs.”

“La note de Bart De Wever est équilibrée et vise aussi les employeurs.”Pieter Timmermans

Pieter Timmermans

Président de la FEB

Cette note ne s’arrête toutefois pas là à l’encontre des syndicats. Elle veut leur retirer leur prérogative concernant le paiement des allocations de chômage. Pas parce que ce système enrichit directement les syndicats, mais parce que ça leur garantit un nombre important d’affiliés, tel est l’argument. “C’est un service que l’on rend et où on perd plus d’argent qu’on en gagne. À l’exception de l’année 2020”, confirme Thierry Bodson. Craint-il de voir ses affiliés fuir par milliers ? Le syndicaliste relativise, mais fait le même constat : “Le taux de chômage diminue et c’est une bonne chose, nous ne sommes plus dans les années 1990. Mais derrière, il y a toujours cette volonté de diminuer la capacité de réaction des syndicats. C’est une attaque contre la démocratie. Je ne peux pas le dire autrement.”

Une concertation sociale au point mort

Bien que désagréables, ces mesures ne sont toutefois pas suffisantes pour déclencher une forte mobilisation. Le catalogue de réformes que prépare l’Arizona, à cet égard, dispose d’un plus gros potentiel. Avec cette question : quelle marge de manœuvre reste-t-il pour la concertation sociale ? Rien que sur l’organisation du travail, la note envisage de lever l’interdiction du travail le dimanche et les jours fériés, de faire commencer le travail de nuit à minuit plutôt qu’à 20 h, de réintroduire le jour de carence, ou encore d’assouplir les flexi-jobs et les heures supplémentaires défiscalisées.

Surtout, c’est le cœur de la concertation sociale qui est ciblé, puisqu’une réforme de l’indexation des salaires est dans le pipeline. La note demande explicitement aux partenaires sociaux “d’élaborer une proposition de réforme de la loi sur les salaires et du système d’indexation automatique pour le 31 décembre 2026”. Mais dans les faits, la marge de manœuvre semble, là encore, très réduite, puisque le terrain sera déjà balisé. Il est par exemple envisagé, en cas de forte inflation (supérieure à 4%), d’indexer le salaire net à la place du salaire brut. Ou encore de réformer l’indice santé en vue de réduire le poids du prix de l’énergie dans l’inflation.

“Le Far West”

Mais surtout, avertit Thierry Bodson, il y a l’introduction d’une clause de type opt-out qui permettrait aux entreprises de se distancier des accords salariaux négociés au niveau des secteurs, entre patrons et syndicats. “Quel est encore l’intérêt de signer des accords si un seul employeur peut tout casser, s’interroge le syndicaliste ? C’est une très mauvaise nouvelle pour les travailleurs, et je ne suis pas certain que ce soit une bonne nouvelle pour les employeurs. Parce que ça va être le far west.”

Ceci étant dit, la concertation sociale est au point mort depuis des années. Syndicats et employeurs le reconnaissent volontiers. Du côté syndical, on pointe du doigt la loi de 1996, et surtout, sa modification en 2017 qui réduit la norme de croissance salariale. “Il n’y a plus rien à négocier, fustige Thierry Bodson, alors que c’est la base de toute négociation : quand vous demandez des salaires plus hauts, les employeurs arrivent avec des revendications en termes de flexibilité, et les syndicats renchérissent avec d’autres revendications, et ainsi de suite.”

Thierry Bodson, président de la FGTB © Getty Images

Les syndicats ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes, rétorque Pieter Timmermans, qui les accuse de vouloir maintenir un statu quo : “Ils mettent des tabous sur tout. De cette manière, on vide la concertation sociale de sa substance.” Il leur lance un appel : “Si nous voulons encore passer des accords, il faut être ouvert sur l’indexation, la norme salariale, l’enveloppe bien-être, le travail de nuit, etc. Du côté de la FEB, on n’a jamais refusé un accord avec les syndicats. On privilégie ces accords, car ils sont plus légitimes, portés par un mandat et soutenus par nos membres. On ne peut pas bloquer éternellement, car le monde autour de nous continue de tourner. Mon appel aux syndicats est donc le suivant : c’est à nous, partenaires sociaux, de prendre nos responsabilités. Sinon, le monde politique décidera sans nous.”

Thierry Bodson est d’accord sur ce dernier point : “Chacun, à notre niveau, et pour des raisons différentes, nous regrettons ce manque de concertation sociale.” C’est d’ailleurs le sens d’un autre appel lancé, celui-là il y a quelques jours, par le Conseil central de l’économie, où sont représentés les syndicats et les employeurs. En résumé ? Le pays doit être réformé, pas par décret, mais par la concertation sociale.

Une nouvelle étincelle ?

Il reste à voir si le gouvernement fédéral ou wallon entendront cet appel, alors qu’ils voient peu de résultats. Se dirige-t-on, dès lors, vers un clash inévitable entre les syndicats et le monde politique ? Thierry Bodson tempère : “On ne réagit pas autrement qu’en sensibilisant nos membres. On ne va pas partir en guerre contre une note à négocier. On nous le reprocherait directement et ce serait assez logique. Il faudra voir ce qu’il ressort de la note. Car une opposition à une politique gouvernementale est souvent menée contre deux ou trois décisions qui provoquent un sentiment d’injustice. C’est ce sentiment qui crée une réaction quasi spontanée des travailleurs. On ne met pas les gens dans la rue en claquant des doigts. Par exemple, lorsque l’âge de la pension est passé à 67 ans, il n’y avait besoin d’aucun représentant syndical. Les gens nous poussaient à réagir.”

“Une opposition à une politique gouvernementale est souvent menée par deux ou trois décisions qui provoquent un sentiment d’injustice (…) On ne met pas les gens dans la rue en claquant des doigts.

Thierry Bodson

Président de la FGTB

Quelle pourrait être cette nouvelle étincelle ? “Mon sentiment, ajoute le président de la FGTB, c’est la répétition de la Suédoise de Charles Michel. Quand on promet quelque chose qui n’arrive pas. Par exemple, pour l’Arizona, une augmentation du salaire net de 250 euros pour tous les travailleurs, alors qu’il suffit de regarder les autres mesures sur la table : quand vous supprimez le quotient conjugal, c’est une baisse de 125 euros par mois pour ceux qui en bénéficient. Si l’un des deux perd ses heures supplémentaires et que le coût de la crèche vient à augmenter, comme on le craint, c’est fini, tout l’argent gagné est repris.”

Selon Pieter Timmermans, le monde politique ne doit pas craindre la confrontation. “Je n’ai jamais connu un gouvernement sans clash avec les syndicats. Le monde politique ne doit pas avoir peur. Le signal du 9 juin au nord et au sud du pays était très clair: il faut faire des réformes.” L’occasion pour le patron des patrons de se remémorer sa jeune carrière : “Au début des années 1990, lorsque j’étais collaborateur pour Jean-Luc Dehaene, nous avons mis en œuvre un plan d’assainissement. Il y a eu des grèves pendant des mois. Mais le gouvernement avait clairement expliqué qu’il demandait un effort à la population belge en vue d’intégrer la zone euro. En 1995, Dehaene a gagné les élections. J’en prends aujourd’hui le pari : si l’Arizona explique qu’il faut faire des efforts en 2025-2026 et que les citoyens seront récompensés par une réforme fiscale à partir de 2027-2028, les partis de la coalition Arizona gagneront les élections de 2029.”

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