« L’actionnariat salarié est une piste pour les travailleurs de Delhaize. Un vrai rapport de force serait créé »
Pour Laurent Hublet, professeur à la Solvay Brussels School, manifester ne sert pas à grand-chose dans le conflit qui oppose direction et syndicats chez Delhaize. Pour le cofondateur et directeur de BeCentral, il y a d’autres alternatives à envisager. Entretien.
Quel est pour vous l’impact de la manifestation nationale contre le dumping social de ce lundi, placée sous le signe de la solidarité avec le personnel de Delhaize ?
Cette manifestation n’aura pas beaucoup d’impact selon moi. Je ne dis pas qu’il ne faut plus jamais manifester mais ce n’est pas la seule solution à envisager dans le cadre de ce conflit social. Chez Delhaize, on voit bien que l’opposition frontale entre travailleurs et direction ne donne pas d’avancées. Il y a d’autres solutions possibles qui méritent d’être creusées, dont celle, de l’actionnariat salarié.
Expliquez-nous cette solution…
L’actionnariat salarié crée une nouvelle dynamique sociale. Pour les travailleurs, c’est une possibilité d’émancipation. Au lieu d’avoir le travail d’un côté et le capital de l’autre, ils peuvent être au capital de leur magasin en cas de reprise. Les effectifs d’un Delhaize, c’est quand même une centaine de personnes. Il y a moyen de monter des collectifs de travailleurs sans que des centaines de milliers d’euros ne soient en jeu pour chacun d’entre eux. Je me demande pourquoi les syndicats ne proposent pas des prêts aux travailleurs qui désirent monter des coopératives et devenir actionnaires de leur projet. Les syndicats devraient oser proposer d’autres solutions.
Dans le modèle traditionnel de Delhaize, est-ce que cela pourrait vraiment se concrêtiser ?
Pourquoi pas ? Les travailleurs sont très attachés à leurs engagements et à leur marque. Leur engagement est ici encore plus fort. La direction de Delhaize a été peu respectueuse du personnel. Le fait de se retrouver actionnaire d’un magasin franchisé renforcerait beaucoup les travailleurs. Un vrai rapport de force serait créé. On n’est pas seulement travailleur contre capital mais fournisseur contre client. Je pense que dans ce cadre-là, en renforçant la position des travailleurs, c’est beaucoup plus porteur de sens. Ce sont, en tous cas, des pistes qui méritent d’être explorées car on voit bien que la manifestation ne fait pas bouger les lignes. Dans ce cadre-là, il faut repenser la manière de voir les choses, avec des modèles de gouvernance plus partagés, plus collaboratifs, qui n’opposent pas frontalement syndicats et patronats. Cette piste là est la plus prometteuse dans le cas de Delhaize.
Le modèle d’actionnariat salarié est encore timide en Belgique. Sur quel exemple concluant peut-on se baser ?
On voit pas mal d’expérimentations qui fonctionnent bien. Prenez par exemple l’histoire formidable de la reprise du magasin Caméléon par ses employés. Je ne suis pas contre les syndicats mais l’exemple de Caméléon montre qu’il y a bien une possibilité de sortie par le haut. Ce n’est pas fréquent car notre système à la belge patron vs. syndicat rend ce modèle difficile. Mais on doit aller beaucoup plus vers cela. Le paradoxe, c’est qu’on en revient à la grande distribution d’il y a deux ou trois générations quand l’épicier était propriétaire de son magasin. C’est une forme de progrès social.
Le modèle de concertation à la belge doit aussi être réinventé, selon vous ?
Le conflit chez Delhaize pose la question du modèle de concertation à la belge. Les syndicats sentent bien qu’il est arrivé en bout de course. Je pense que ce modèle doit être réinventé. Il faut réfléchir de quelle manière. Encore une fois, l’actionnariat salarié est l’une des possibilités de réinventer notre modèle social. Ce sont des modèles qui fonctionnent bien dans la distribution et qui existent dans d’autres pays. Cela vaut la peine de creuser ces pistes et de ne pas être uniquement dans une posture de pur refus et de pur blocage. Que les travailleurs de Delhaize aillent alors aux Pays-Bas devant la direction de Delhaize, qu’ils aillent bloquer le siège d’Albert Heijn car personne ne les voit ici. Il est clair que les décisions se prennent là-bas. Cette manière de manifester est finalement très traditionnelle.
Elle n’est plus au goût du jour ?
Cela dépend des cas. Il y a des combats pour lesquels cela vaut la peine de manifester dans la rue. Par rapport aux enjeux climatiques ou d’éducation par exemple, il faut se retrousser les manches ensemble.
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