Où sont passés les jeunes délégués syndicaux ?

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Baptiste Lambert

“La jeunesse n’est qu’un mot”, disait le sociologue Pierre Bourdieu pour souligner sa diversité de pensée. Mais il existe certaines tendances, au sein desquelles une forme de désamour des jeunes pour les syndicats est sans doute à classer. Les syndicats eux-mêmes l’admettent, mais ils avancent de nombreuses explications reconnues.

Une étude du secrétariat social Acerta est venue jeter un doute. Prévues pour mai, quelques jours avant les élections législatives, les élections sociales pourraient ne pas avoir lieu dans une entreprise sur trois. La raison ? Le manque de candidats.

On parle ici des entreprises de plus de 50 travailleurs, qui doivent élire des représentants au sein des Comités pour la prévention et la protection au travail. Les organisations de plus de 100 travailleurs doivent, elles, choisir des représentants au sein des Conseils d’entreprise. En tout, 11.500 entreprises sont concernées. Dans un tiers d’entre elles, il n’y aurait donc pas assez de candidats ou pas de candidat du tout. “Les très grosses entreprises sont très peu affectées par ce phénomène”, nuance Donatienne Knipping, conseillère juridique chez Acerta.

Le manque de candidats touche davantage les cadres que les ouvriers et les employés. Pas vraiment une surprise. Ce qui est plus étonnant, c’est l’absence de jeunes, “c’est-à-dire ceux qui n’auront pas encore 25 ans” au moment des élections sociales, précise la conseillère.

Donatienne Knipping avance d’abord une explication simple, basique : proportionnellement, les jeunes sont moins nombreux au sein des entreprises. Mais il y a plus : “Ils sont également moins informés. Ils ne perçoivent pas toujours les enjeux d’une représentation syndicale”, ajoute la conseillère, qui ne veut toutefois pas s’avancer sur une tendance plus large.

La multiplication des statuts

Nous nous tournons donc vers les premiers concernés. Le président de la FGTB, Thierry Bodson, entérine le constat : “Oui, il manque de jeunes candidats aux élections sociales”. Mais il évoque une autre explication : la multiplication des statuts. “Entre les CDD, les intérims, les freelances, les faux indépendants et les flexi-jobs, il y a un sentiment d’isolement des travailleurs au sein des entreprises. Ce n’est pas simple de créer de la cohésion”, déplore-t-il. Et si l’on ajoute à cela l’isolement physique, “étant donné la progression du télétravail ou l’évolution de certains métiers, dont les travailleurs ne partagent plus le même bureau”, le phénomène s’amplifie.

Loin de se prendre pour Bourdieu, Thierry Bodson avance aussi une explication plus sociologique : “Le sens du travail n’est vraiment plus le même que pour ma génération. On le voit, il y a une augmentation du mal-être au travail et des burnouts. Et avec la difficulté à nouer les deux bouts, même à plein temps, le travail perd un peu de son sens”.

Thierry Bodson © BELGA

A l’instar de Pierre Bourdieu, Marie-­Hélène Ska “n’aime pas faire des généralités”. Mais la secrétaire générale de la CSC apporte au débat un autre élément : “Il nous revient souvent que les jeunes se projettent moins dans une vision à long terme au sein de l’entreprise. Or, s’engager dans les élections sociales, c’est quatre ans de ­mobilisation. D’autres, en début de carrière, ne se sentent pas ­légitimes pour représenter le personnel.”

Les jeunes sont plus militants, mais pas au point de s’affilier dans une grosse structure.” – Thierry Bodson (FGTB)

‘‘Ça ne leur est même pas passé par la tête’’

Mais au-delà du cadre de l’entreprise, Thierry Bodson perçoit-il un désintérêt des jeunes pour les questions syndicales ? L’individualisme prend-il le pas sur les combats collectifs ? “C’est ce que j’entends beaucoup, mais je ne suis pas d’accord. Le militantisme des jeunes générations est différent du nôtre. Avant, militer était généralement synonyme d’adhésion à un syndicat ou à un parti. Aujourd’hui, les jeunes ne veulent plus de ça, c’est clair. Ils sont plus militants, mais pas au point de ­s’affilier dans une grosse structure.”

Il en veut pour preuve les marches pour le climat, qui ont engendré un énorme enthousiasme parmi les jeunes. Pour autant, le tir ne s’est pas transformé en essai : “Ils n’ont pas créé de syndicat pour le climat. Ça ne leur est même pas passé par la tête. Si dans cinq ans, ils font autre chose, eh bien, ils feront autre chose”, tranche le président de la FGTB, qui constate que la présence des jeunes dans les manifestations syndicales a diminué “sur les 20 ou 30 dernières années”.

Ces impressions du terrain sont également étayées par des études, depuis un certain temps déjà. Dans Jeunes et engagements au travail : une génération asyndicale ? (2019), les chercheurs mettent en avant une culture politique “alteractiviste”, qui consiste à privilégier l’action directe et la créativité “en s’appuyant sur les nouvelles technologies de communication”.

“C’est ici une pierre dans notre jardin, reconnaît Marie-Hélène Ska. Chez nous, on mobilise de manière assez traditionnelle via les entreprises et les organisations, alors que les mobilisations portées par les jeunes se font au travers des réseaux sociaux.”

Mais la secrétaire générale ne voit pas forcément une herbe plus verte ailleurs : “Il y a une grande révolte chez les jeunes, mais aussi une grande lassitude. Une fatigue de la militance. Le sentiment de s’épuiser, tout seul, sans parvenir à des résultats à court terme. Alors que dans les organisations syndicales, on sait par essence que ce n’est pas une mobilisation d’un jour qui va changer les choses.”

Champions d’Europe

On le voit, le possible désamour des jeunes pour les syndicats est un phénomène complexe qui comprend une multitude de facteurs. Il n’en reste pas moins que les syndicats, en Belgique, demeurent de puissantes organisations, largement représentées.

La FGTB/ABVV comptait 1.539.911 membres après les dernières élections sociales de 2020, contre 1.500.415 pour la CSC/ACV et 308.710 pour le syndicat libéral CGSLB/ACLVB. Avec 3.349.036 cotisants en tout, la Belgique possède un des taux de syndicalisation les plus élevés d’Europe, autour de 50 %, juste derrière les pays scandinaves. A titre de comparaison, le taux de syndicalisation de la France, perçu comme le pays de la protestation, est d’environ 10 %.

Les raisons sont historiques car avec les partis et les mutuelles, les syndicats formaient les piliers socialiste, chrétien et libéral de la Belgique. De cette époque ressort un héritage : ce sont les syndicats qui gèrent les paiements des allocations de chômage.

Quoi qu’il en soit, les défections aux élections sociales s’intensifient depuis 2012. C’est ce que montre la dernière analyse du SPF Emploi sur le sujet. Cette tendance va-t-elle se confirmer en mai, comme le prévoit Acerta ? “Ce n’est pas les retours que nous avons du terrain. On est plutôt dans la tendance inverse”, rétorquent en chœur les deux syndicalistes. On aura très vite une réponse.

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