Quatre principes pour négocier en paix en ces temps troublés

Négocier, c’est apprendre à clarifier ce que l’on veut, à entendre ce que l’autre cherche, à créer de la valeur là où il n’y avait que manque. C’est éviter la violence par le dialogue, dépasser le rapport de force par la compréhension, substituer la conquête par la coopération. Il s’agit de pacifier, protéger, relier. Négocier, c’est donc faire société.
Le négoce, le commerce – donc la vente – est l’activité singulière qui explique le développement, l’expansion et la domination planétaire de notre espèce. Ce n’est ni la force brute, ni l’intelligence pure, ni même la technologie qui nous ont permis de dépasser notre condition de mammifère grégaire mais notre capacité à échanger, à croiser les intérêts, à spécialiser les fonctions au sein d’un groupe et à organiser le troc au-delà de notre tribu. Le commerce a fait naître les marchés, qui ont permis le brassage des cultures, la diffusion des idées, la spécialisation des savoirs, et l’émergence des civilisations.
L’écriture – que nous considérons comme le point de départ de l’Histoire – est fille du négoce. Une des premières traces manuscrites connues (tablettes d’Uruk, gravées en Mésopotamie il y a 5.500 ans) est composée de registres qui recensent des transactions de sacs d’orge, d’unités de cuivre ou de chèvres. L’écrit provient de la traçabilité du commerce. Même notre lettre A est un dérivé graphique de la tête d’un bœuf – aleph en proto-sémitique, alpha en grec – symbole de richesse et de force pour qui possédait une ou plusieurs bêtes.
La négociation est la compétence primordiale. Elle a structuré les cultures, fondé les empires, engendré les sciences, la recherche, l’art et les institutions. Elle permet d’échanger sans se détruire, d’accéder à une ressource sans l’arracher, de bâtir ensemble plutôt que de s’envahir. C’est elle qui a civilisé les Sapiens, transformé la survie en relation, l’affrontement en échange, la défiance en lien. Nos mots en gardent la trace : payer vient de pācāre, “faire la paix” ; client, de cliens, “celui qui est protégé” ; accord, de ad cordare, “mettre les cœurs en harmonie”.
Si l’histoire et l’étymologie ne suffisent pas à vous convaincre des vertus humanistes et pacificatrices de la négociation et de la vente, concentrons-nous sur ce que les 70 dernières années de recherches en sociologie, psychologie et mathématiques nous ont transmis au travers de travaux majeurs, souvent convergents, qui éclairent la manière de bien négocier. J’en résume ici les apports majeurs en quatre principes essentiels.
1. Traiter des intérêts, pas des positions
C’est la première leçon de Fisher et Ury dans la célèbre “Harvard Method” (Getting to Yes,1981) : derrière chaque position se cache un intérêt. Ce que quelqu’un demande – un prix, un délai, une condition – n’est bien souvent qu’une apparence. La vraie négociation commence quand on interroge ce qu’elle cherche à protéger, à éviter ou à obtenir réellement ; le besoin sous la demande.
John Nash (mathématicien et Nobel d’économie) l’avait déjà suggéré par la théorie des équilibres : une stratégie n’est stable que si elle tient compte des motivations croisées. Et Anatol Rapoport (psychologue et mathématicien), dans les jeux répétés, prouve que ce n’est pas la position qui guide l’échange, mais l’intention qu’on prête à l’autre.
Un client qui demande une remise espère parfois simplement de la reconnaissance. Celui qui pousse sur un délai parle peut-être d’un enjeu de pouvoir ou d’un stress à évacuer. C’est à ce niveau que se joue l’accord, en dessous des mots, là où les enjeux sont vrais.
2. Créer de la valeur avant de partager
La pire erreur en négociation est de croire qu’il s’agit d’abord de se battre pour sa part. Fisher et Ury l’ont démontré : tant que l’on discute d’un gâteau figé, tout devient confrontation. En vérité, les meilleurs négociateurs – ceux que décrivent également Howard Raiffa (The Art and Science of Negotiation, 1982) ou David Lax et James Sebenius (3D Negotiation,2006) – commencent par agrandir le gâteau avant même de penser à le découper.
La négociation est l’art de la co-création. Chercher ce que l’on peut ajouter, intégrer, plutôt que ce que l’on doit diviser. Explorer des options nouvelles, inattendues, qui enrichissent la valeur de l’ensemble, avant de discuter de sa répartition. Vouloir partager avant d’avoir construit, c’est précipiter le conflit. À l’inverse, bâtir ensemble, c’est ouvrir un champ de solutions que personne n’aurait vu, seul.
La négociation est l’art de la co-création. Chercher ce que l’on peut ajouter, intégrer, plutôt que ce que l’on doit diviser.
3. La confiance éclairée est la structure de la négociation
Rapoport l’a également démontré dans ses travaux sur les jeux répétés : la meilleure stratégie n’est ni la soumission ni la trahison, mais la coopération conditionnelle. Face à l’autre partie, la meilleure méthode est de commencer par la confiance, sanctionner ensuite si l’adversaire ne joue pas le jeu et revenir à la confiance si l’autre joueur y revient après sanction, et toujours laisser une porte ouverte. Ce principe, simple en apparence, a été validé autant par la théorie des jeux que par l’expérience des négociateurs de long cours : la confiance, bien fondée, paie toujours plus que la force brute.
Dans les relations commerciales, la psychologie de la réciprocité décrite par Robert Cialdini (Influence: The Psychology of Persuasion, 1984) et la stabilité émotionnelle favorisée par des interactions loyales sont autant de preuves : ce que l’on construit dans une négociation dépasse de loin ce qui s’y signe.
Une négociation bien menée ne se mesure pas à ce qu’on y gagne, mais à ce qu’elle aura rendu possible ensuite. La négociation définit la relation de confiance. Elle la construit, la solidifie, l’érode ou… la brise brutalement. Dans un monde en tension, la confiance n’est pas un luxe : c’est une infrastructure.
4. L’écoute, plus que jamais, est un levier de pouvoir
Dans Never Split the Difference, Chris Voss, ancien négociateur du FBI, démontre que la maîtrise d’une discussion repose, avant le ton ou la posture, sur la capacité à écouter avec précision, à reformuler avec tact, à ralentir avec confiance. L’écoute active – celle qui capte les nuances, révèle les non-dits, sécurise les émotions – est bien plus qu’une qualité humaine : c’est une compétence stratégique. Les neurosciences ont renforcé cette idée : traversés par des biais, des émotions, des signaux faibles, nous décidons rarement de manière rationnelle. Le bon négociateur perçoit les enjeux émotionnels pour mieux calibrer sa parole et son attitude. Il cherche à comprendre avant de convaincre.
Ce n’est pas qu’un principe de terrain : en psychologie clinique, l’écoute active est reconnue comme un levier de désescalade émotionnelle, de création de lien, et de reconstruction de la confiance. Utilisée en négociation, elle devient un outil d’une rare efficacité. Dans notre quotidien, saturé d’opinions, l’écoute est devenue une forme rare de pouvoir. Celui qui sait entendre détient, très souvent, la clé du dernier mot.
De retour à la préhistoire
Pourtant, dans l’actualité la plus brûlante, la négociation semble revêtir une tout autre définition. Celui qui prétend négocier depuis la plus haute marche du pouvoir mondial viole, une à une, les règles de la négociation civilisée. Derrière la couverture de The Art of the Deal (1986), Trump a maquillé en “méthode” une somme de comportements intuitifs, brutaux et court-termistes, en contradiction flagrante avec 5.000 ans d’échanges et un siècle de recherche. Son approche de la négociation n’a pas changé d’un pouce depuis les eighties.
En 2025, il nous fait entrer dans l’ère du “Jurassique Trump”, qui marque un recul fondamental dans la conscience collective de ce qu’est une négociation ! Hélas, les procédés qui fonctionnaient probablement jadis pour intimider des promoteurs new-yorkais risquant la faillite, détruisent aujourd’hui, à l’échelle des nations, la confiance et la coopération. À ce jeu-là, ce ne sont pas les deals qui périclitent. C’est l’humanité qui régresse.
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