Les critiques s’abattent sur Wallonie Entreprendre : à raison?
Le bras financier de la Région wallonne est dans le viseur de la coalition azur (MR-Engagés). La succession de plusieurs échecs semble masquer ses réussites et remet en cause ses choix. “Il est logique de questionner périodiquement la stratégie d’une société d’investissement public”, répond Olivier Vanderijst, président du comité de direction, bon joueur. Le monde politique, partie prenante, devrait aussi faire son examen de conscience.
Wallonie Entreprendre (WE) est née de la fusion, en janvier 2023, des trois outils économiques et financiers wallons : la Sogepa, la SRIW et la Sowalfin. Le but annoncé de cette fusion, menée par le ministre wallon de l’Économie de l’époque, Willy Borsus (MR), aujourd’hui recasé à la tête du perchoir du Parlement wallon, était de réaliser des économies d’échelle, de mutualiser les ressources, d’éviter les chevauchements et, in fine, d’apporter une meilleure visibilité.
Cette meilleure visibilité de WE, prononcée “oui”, semble être une réelle réussite. C’est unanimement reconnu par nos interlocuteurs. Mais pour ce qui est de la mutualisation des moyens et les économies d’échelle, c’est beaucoup moins sûr. Dès le départ, le maintien des 11 directeurs, étiquetés politiquement et issus des trois structures, a provoqué certains remous. Finalement, cinq membres ont rejoint le comité de direction et six directeurs “bis” ont formé le comité de direction étendu, créé de toutes pièces. En outre, les neuf invests wallons (Noshaq, Sambre Invest, IMBC…) échappaient aussi à cette grande restructuration, malgré les critiques sur leur nombre. La justification politique ? Leur connaissance du tissu économique local devait être préservé.
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Mithra et Air Belgium
Un an plus tard, en janvier 2024, Olivier Vanderijst, président du comité de direction, dresse un premier bilan qu’il qualifie de “succès” devant la presse. Sur le plan purement comptable, l’année 2023 est en effet un excellent cru en termes de revenus, puisque l’outil a réalisé 142 millions de plus-values. Mais la majorité de ces revenus est issue de la vente d’un quart de sa participation dans Odoo, souvent citée comme l’une de ses plus grandes réussites.
Toutefois, cet optimisme de début d’année a progressivement laissé place aux doutes. Au mois de mars, la biopharma Mithra, souvent présentée comme le fleuron de la biotech wallonne par son CEO, François Fornieri, annonce ses difficultés. Au mois de juin, la décision tombe : la maison-mère est déclarée en faillite. Wallonie Entreprendre n’a que très peu de participations directes dans l’entreprise, mais a consenti des prêts pour un montant total de 13,8 millions d’euros.
De participations, il est en revanche bien question dans la compagnie aérienne Air Belgium. À hauteur de 35 % du capital. En tout, 21 millions d’euros ont été consentis depuis le début des opérations. L’entreprise fondée par Niky Terzakis a pourtant toujours suscité le scepticisme du secteur aéronautique, mais la Région wallonne a plongé dedans. Aujourd’hui, Air Belgium est à vendre. Sa procédure de réorganisation judiciaire a pris fin et la compagnie doit trouver un repreneur dans les plus brefs délais. L’argent sera de toute façon perdu.
Les critiques
Le 9 juin dernier, une vague bleu azur déferle sur la Wallonie. Une victoire historique pour le MR et une remontada qui l’est tout autant pour Les Engagés. Les leaders de ces deux formations politiques se mettent très rapidement autour d’une table. Une longue période de consultations s’enchaîne avec la société civile et les entreprises. Olivier Vanderijst, le dirigeant de WE, est bien sûr convié. Il y passe un sale quart d’heure. Et contrairement à ce qu’on pourrait penser, les critiques les plus virulentes ne viennent pas de Georges-Louis Bouchez (MR), mais de Maxime Prévot (Les Engagés), qui lui dresse une longue liste de reproches. Au cours de la réunion, WE a même été comparé “au Forem de l’investissement”.
Une fois le gouvernement wallon formé, quelques semaines plus tard, les critiques ne se font plus entre quatre yeux, mais directement dans la presse. Pour le nouveau ministre de l’Économie, Pierre-Yves Jeholet (MR), la Wallonie ne doit plus être perçue comme “un Mister Cash”. Il vise aussi bien les administrés que les entreprises. Les finances publiques ne le permettent tout simplement plus. La rationalisation, mise à toutes les sauces dans la Déclaration de politique générale (DPR), visera donc aussi les structures qui viennent en aide aux entreprises. En particulier Wallonie Entreprendre, dont il veut reformer “la transparence et la gouvernance”, glissait-il à L’Echo, fin juillet. Dans nos colonnes, le ministre ajoutait juste avant la rentrée politique qu’il “n’épargnerait aucune structure” qui se trouverait dans son domaine de compétences. La menace est brandie.
Les directeurs sont tous d’anciens chefs de cabinet ou de très proches collaborateurs de ministres. C’est toujours cette vieille culture wallonne du parachutage.” – Jean-Yves Huwart, entrepreneur
Début septembre, Georges-Louis Bouchez mettait finalement son grain de sel. Interrogé par L-Post sur les déboires d’Air Belgium, le libéral estimait qu’il fallait “arrêter l’acharnement thérapeutique”, indiquant que la Région wallonne n’y mettrait plus un euro. Il ajoutait ceci au sujet de WE : “La Wallonie doit revoir toute une partie de sa politique d’investissement. Wallonie Entreprendre dit toujours qu’elle a de bons résultats. Oui, quand on détient des actions Odoo, mais ça permet aussi de cacher les dossiers Hamon, Deltrian et Air Belgium.”
Responsabilité politique
On est toutefois en droit de se demander si le monde politique a, lui aussi, fait son examen de conscience. Après tout, la Région wallonne est actionnaire à 99% de WE et la fusion a été menée sous un ministre libéral. Pourquoi, à cette époque, ce devoir de rationalisation n’a-t-il pas été fait en profondeur ?
“Le problème de départ est que cette fusion résulte d’un accord politique plutôt que d’une fusion stratégique, glisse une source très bien informée. Willy Borsus a obtenu son trophée, et en échange, le PS a gardé la majorité au sein du comité de direction.” En effet, des cinq dirigeants actuels, trois sont de couleur socialiste, dont Olivier Vanderijst, et deux sont libéraux.
Toujours selon notre source, la fusion n’a pas mené a plus de simplicité. “C’est devenu un ministère trop rigide où il règne trop de procédures. En interne, ils appellent Wallonie Entreprendre le ‘SPWE’”, une plaisanterie peu flatteuse en référence au Service public de Wallonie, souvent comparé à un paquebot. Mais ce n’est pas qu’une blague : “Depuis la fusion, il a fallu recruter 10% de personnel en plus”, ajoute notre source. Il se dit aussi que la lourdeur administrative de WE a conduit, en partie, à l’échec de la venue Legoland sur le site de Caterpillar, à Gosselies.
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Il est difficile de parler de Wallonie Entreprendre sans parler de sa politisation. Après tout, on parle bien d’argent public. Rien d’anormal, a priori. Mais quand des critiques du monde politique s’abattent sur WE, ça devient assez ironique. Il faut pouvoir se regarder dans le miroir.
“Les directeurs sont tous d’anciens chefs de cabinet ou de très proches collaborateurs de ministres, déplore l’entrepreneur Jean-Yves Huwart, fin observateur de la politique wallonne et auteur de plusieurs livres sur le sujet. C’est toujours cette vieille culture wallonne du parachutage. Ces gens sont nommés sans les compétences qui vont de pair, en matière de choix stratégiques ou même de management. Ils agissent avec le petit doigt sur la couture du pantalon. Le problème, c’est que des structures comme Wallonie Entreprendre sont gérées très souvent sur la base de décisions politiques et pas de dossiers instruits et transparents.”
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Autonomie
Wallonie Entreprendre est-elle autonome dans les choix qu’elle opère ? À cet égard, Bernard Liébin, aujourd’hui à la retraite, mais actif durant plus de 30 ans dans les invests wallons, dont la Société régionale d’investissements (SRIW), se montre plus nuancé. “Dans 80 à 90% des dossiers, WE agit sur fonds propres et dispose d’une totale autonomie. Pour le reste, il s’agit de missions déléguées qui sont catapultées par le monde politique”, reconnaît-il.
Comment juge-t-il l’action de Wallonie Entreprendre ? “Vous connaissez ma tendance politique (libéral, ndlr). J’aime bien Georges-Louis, mais ici, je trouve qu’il parle d’un sujet qu’il ne connaît pas. Tout est toujours améliorable. Mais globalement, selon moi, le résultat est très positif. L’outil a une raison d’exister. Surtout en cette période de réindustrialisation. Ce qui est important, c’est de voir le bilan de Wallonie Entreprendre. De voir combien de cash la structure dégage. Et ils sont en positif, puisque WE dégage des dividendes.” Il ajoute que “la seule manière de ne pas perdre, c’est de n’investir nulle part. Aujourd’hui, Wallonie Entreprendre est à ma connaissance très raisonnable dans ses choix, avec des collaborateurs très professionnels.”
Dans 80 à 90% des dossiers, WE agit sur fonds propres et dispose d’une totale autonomie.” – Bernard Liébin
Notre source anonyme ne le dément pas. De gens de grande qualité travaillent au sein de WE. Mais elle déplore “les centaines de millions d’euros perdus”, qui sont le fruit de mauvais choix politiques, mais aussi, parfois, de conflits d’intérêt ou d’erreurs des directeurs eux-mêmes. Et notre source de citer les dossiers Air Belgium, Hamon, Mithra ou encore Crown Plaza, Thunder Power et Durobor. À une autre source, on nous glisse également le nom de la chaîne d’information LN24, pourtant en déficit chronique, mais dont le dossier a été poussé par les libéraux.
“Tout ceci est bien dommage, parce que la Sogepa, la Sowalfin et la SRIW étaient trois super outils. Et il y a toujours des gens hyper compétents dans la nouvelle structure”, conclut notre source, qui estime que l’effort de rationalisation demandé par Jeholet est néanmoins légitime.
Il reste à voir si cet effort sera suivi de faits. Parce qu’en arrivant avec ses gros sabots, le nouveau ministre de l’Économie subit certaines critiques des milieux entrepreneuriaux. “Les compliments se font en public, les critiques en privé. C’est la base de tout management”, nous explique-t-on. Pierre-Yves Jeholet peut, s’il le souhaite, faire sauter quelques fusibles, mais il aura besoin de l’immense majorité des collaborateurs de Wallonie Entreprendre pour faire mieux fonctionner le tout.
Quel bilan pour 2024 ?
Olivier Vanderijst dresse avec nous un premier bilan de cette année 2024. Les chiffres seraient sur une tendance supérieure à l’année dernière. Au 31 août, WE a investi 346 millions d’euros (contre 416 millions d’euros en 2023). “On a investi 120 millions d’euros dans la transition énergétique, dans des sociétés comme John Cockerill Hydrogène (50 millions), Sparki (recharge ultrarapide), Ecostal ou encore Belga Solar (photovoltaïque)”, énumère le CEO de WE. Le secteur industriel n’a pas non plus été oublié, avec des investissements dans Safran Aerobooster (défense), Technord (électricité) et Aerospacelab (espace).
Les résultats sont, eux, déterminés par les dividendes, les plus-values, les moins-values et les intérêts des prêts. Le bilan serait toujours au vert : “Sauf gros couac de fin d’année, on devrait tourner autour des mêmes bénéfices que l’année dernière, soit 142 millions d’euros.” Notamment grâce à une plus-value importante réalisée pour notre participation dans Cluepoint (tech), à hauteur de 50 millions d’euros.
Les critiques de la nouvelle majorité sont-elles dès lors justifiées ? Notre interlocuteur voit un point d’amélioration : “On peut viser une sélectivité sectorielle plus poussée”, pour se concentrer sur quelques segments. “Par exemple, faut-il encore investir dans le secteur du retournement (entreprises en difficulté) qui est le plus risqué ? C’est une réflexion qui sera menée avec le conseil d’administration.” Olivier Vanderijst, qui a rencontré récemment Pierre-Yves Jeholet, semble montrer patte blanche : “Il est logique de questionner périodiquement la stratégie d’une société d’investissement public. La fusion est opérationnelle depuis 20 mois, il est normal de faire un premier bilan.”
Mais Wallonie Entreprendre dispose-t-elle d’une réelle autonomie, comment s’opèrent les choix ? “Nous sommes divisés en plusieurs business units (digital, sciences de la vie, croissance, transition énergétique, etc.), dans lesquelles les dossiers sont instruits. Ensuite, cela remonte au niveau du comité de direction. Et pour tous les dossiers d’un montant supérieur à 2,5 millions d’euros, cela passe par le conseil d’administration. Parallèlement, le gouvernement peut nous confier des missions déléguées où il donne l’impulsion. Enfin, pour des dossiers stratégiques, le décret impose une discussion avec le ministre de tutelle.” Très concrètement, sur les 346 millions investis cette année, 309 millions le sont sur fonds propres, 37 en missions déléguées.
Au niveau du dossier Mithra, WE évalue ses pertes à 12 millions d’euros. Olivier Vanderijst rappelle toutefois que la société a levé près de 300 millions d’euros, issus du privé. “Il n’est donc pas exact de dire que Mithra a été financée uniquement par des fonds publics. Nous avons investi une quinzaine de millions d’euros.” Etait-ce un bon choix ? “La difficulté de Mithra s’est située au niveau de la commercialisation du produit. On pensait que Mithra allait sortir un produit contraceptif blockbuster, avec des revenus de vente de 1 milliard par an, mais on en était loin. Beaucoup d’investisseurs public-privé ont cru au projet. Il s’est avéré qu’il n’a pas abouti.”
Au niveau d’Air Belgium, la perte est évaluée à une vingtaine de millions d’euros. “Mais contrairement à ce qui est dit, cela fait trois ans que nous n’avons plus mis un euro dans l’entreprise. Et, là encore, dans ce dossier, la majorité des investissements étaient d’ordre privé, dont les Chinois, qui ont mis plus de 30 millions d’euros.” Pourquoi avoir cru en Air Belgium ? “À l’origine, ce qui était intéressant, c’était d’avoir une connexion long-courrier entre la Chine et la Belgique, depuis l’aéroport de Charleroi.” Une leçon à tirer ? “Sans doute. Notamment en termes de solidité du partenaire auquel on s’adosse. Il faut se montrer plus exigeant.”
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