Patrick Artus, économiste: “Ce capitalisme va mal finir”

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Dette qui gonfle, bulle monétaire, croissance en berne, montée des inégalités… Le système capitaliste ne fonctionne pas bien. Il serait même, avertit Patrick Artus, sur une trajectoire suicidaire qu’il convient d’arrêter au plus tôt. Et l’économiste français de plaider pour un retour à un monde “ordo-libéral”.

Dans son dernier ouvrage, co-écrit avec la journaliste Marie-Paule Virard (*), Patrick Artus, qui dirige la recherche de la banque Natixis, dresse un acte d’accusation très lourd contre le système actuel, coupable non seulement d’accroître les inégalités comme jamais, mais aussi d’empêcher les entreprises de vivre leur vie et d’atrophier la vitalité économique. Pour soutenir cette économie flageolante, des béquilles ont été mises en place: les ménages se sont endettés, puis les Etats. Et comme cela n’a pas suffi, nous créons de la monnaie. Mais cela est fragile et, au bout du bout, si nous ne réagissons pas, il y a un risque d’explosion sociale ou financière qui pourrait faire très mal.

Nous sommes passés d’un capitalisme néolibéral à un capitalisme de rentiers, qui s’est mis au service des actionnaires et est devenu de moins en moins libéral.

“Le capitalisme qui s’est installé dans les années 1980 était néolibéral, mais il avait une certaine logique, explique l’économiste français: en échange d’une moindre intervention de l’Etat, de la déréglementation des marchés et d’une pression fiscale plus faible, on avait davantage de concurrence (Ronald Reagan a cassé les monopoles dans les télécoms, le transport aérien, etc.) et on attendait une économie dynamique, avec le plein emploi et de l’innovation. Et cela n’a pas trop mal marché au début.”

Patrick Artus
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Profil

  • Naissance en 1951 à Lille
  • Diplômé de l’Ecole Polytechnique, de l’ ENSAE (Ecole nationale de la statistique) et de Sciences Po
  • A travaillé à l’ OCDE, à l’ENSAE, à la Banque de France
  • A enseigné notamment à l’ Ecole Polytechnique et enseigne à Paris 1 Panthéon Sorbonne
  • Dirige la recherche économique en 1988 de la Caisse des dépôts, puis de sa filiale CDC Ixis, puis de la banque Natixis depuis 2013
  • A publié de très nombreux essais, seul ou en collaboration avec Marie-Paule Virard

TRENDS-TENDANCES. Que s’est-il passé ensuite?

PATRICK ARTUS. Nous sommes passés d’un capitalisme effectivement néolibéral à un capitalisme de rentiers qui s’est mis au service des actionnaires et est devenu de moins en moins libéral, à l’exception peut-être du marché du travail. Des monopoles se sont constitués, des politiques protectionnistes, sous Donald Trump notamment, ont été instaurées, des rentes sont apparues, liées en particulier aux politiques monétaires très expansionnistes mises en place. Car ce capitalisme a été très fortement soutenu par les dépenses des Etats et l’endettement public.

Et cette exigence de rentabilité pour l’actionnaire handicape désormais fortement la croissance?

Oui, une entreprise en position dominante n’investit pas, n’innove pas. Et si elle utilise l’innovation, c’est pour empêcher l’arrivée de concurrents. Les grandes entreprises internet achètent leurs concurrents potentiels et cette attitude prédatrice maintient leur position dominante. L’espoir d’avoir énormément de croissance, d’innovation, de progrès technique et le plein emploi est déçu. Nous avons de moins en moins de croissance, de progrès techniques, de gains de productivité, et de plus en plus de pauvres. Et c’est lié à cette dérive. Quand vous avez des actionnaires qui ont des exigences de rentabilité du capital de 14 ou 15%, il y a beaucoup d’investissements utiles que vous ne faites pas parce qu’ils ne rencontrent pas ce critère de rentabilité.

Il n’y aurait plus de “destruction créatrice”?

La destruction créatrice de Schumpeter est très fortement liée à la concurrence. Une entreprise plus efficace vient remplacer une entreprise moins efficace. Mais une positions dominante est un obstacle à la concurrence, ce qui amène une faiblesse de l’innovation et un sous-investissement. Si l’entreprise moins efficace a une position dominante et peut empêcher l’apparition de concurrents, le processus “schumpetérien” est bloqué.

C’est cela qui explique la baisse de la productivité depuis 30 ans?

Il y a trois éléments qui jouent. Nous en avons déjà évoqué deux: les positions dominantes qui sont toujours associées à une faiblesse de la productivité et l’exigence de rentabilité de 15% qui empêche de réaliser des investissements efficaces à long terme. Mais il y a aussi une troisième raison, qui est la concentration de la richesse. Un tout petit nombre de personnes décide au final des choix des investissements, et cela restreint considérablement le champ des investissements réalisés. Cette concentration est impressionnante. Aujourd’hui, 1% de la population de la planète détient 50% de la richesse. Certains ont des fortunes de 200 milliards de dollars. Dans 10 ans, aura-t-on des gens qui auront 1.000 milliards? En poussant le raisonnement, le jour où il n’y aura plus qu’une seule personne à posséder toute la richesse, elle ne fera pas nécessairement les bons choix. Cela se reflète d’ailleurs dans les capitalisations boursières. Les Gafam ont une capitalisation qui fait 25% du PIB américain. Nous n’avons jamais connu, dans l’histoire, une telle concentration de la richesse et une telle valorisation des entreprises.

Cependant, n’assiste-t-on pas à un changement de comportement des Etats? Aux Etats-Unis, l’administration Biden a nommé Lina Khan, une personne en faveur du démantèlement des grandes plateformes numériques, à la tête de l’autorité de la concurrence.

Nous allons voir. Il n’est pas évident qu’il faille casser des entreprises mondiales, si ces entreprises, en bénéficiant de rendements d’échelle croissants, sont plus efficaces en étant très grandes. Si ces entreprises ont un monopole naturel, la solution serait plutôt de les réguler, comme on l’a fait par le passé pour les sociétés de chemin de fer ou les télécoms, et de les forcer à baisser leurs prix pour comprimer leurs marges bénéficiaires.

Mais une autre interrogation dépasse le domaine de la pure concurrence. Il s’agit de la politique publique: doit-on laisser un tout petit nombre d’individus prendre une part colossale de la richesse collective? Ne faut-il pas redistribuer cette richesse d’une manière ou d’une autre? C’est d’ailleurs ce que Joe Biden a choisi de faire en taxant à 40% les plus-values. D’autres suggèrent de taxer les fortunes ou de taxer les héritages. Car le problème est que cette richesse devient héréditaire. Aujourd’hui en France, en moyenne, 60% du patrimoine d’une personne a été hérité. Il y a 30 ans, la proportion n’était que de 20%. Notre patrimoine provient donc de moins en moins de notre activité professionnelle, et de plus en plus de nos parents. Ce n’est pas acceptable d’un point de vue politique, éthique mais aussi en termes d’efficacité économique. Si le seul critère d’enrichissement est la transmission familiale, cela n’incite ni à l’innovation ni à l’effort. Quand on pratique une politique monétaire très expansionniste, l’inflation ne se retrouve pas dans le prix des biens à la consommation mais dans le prix des actifs financiers et immobiliers. Nous sommes donc dans une société où il est possible de s’enrichir en ne faisant rien. A la rente des monopoles est donc venue s’ajouter la rente monétaire.

Nous n’avons jamais connu dans l’histoire une telle concentration de la richesse et une telle valorisation des entreprises.

Pourquoi dites-vous dans votre livre que le monde d’après sera peut-être pire que le monde actuel?

Au début de cette année, les profits des entreprises étaient revenus à leur niveau d’avant le covid, ce qui n’est pas le cas de l’emploi. La crise a donc encore davantage accentué la déformation du partage des revenus en faveur des entreprises au détriment des salariés. Les politiques monétaires sont encore plus expansionnistes. Il est incroyable de voir qu’entre mars 2020 et mars 2021, en pleine crise, les cours boursiers ont augmenté de 35% dans les pays de l’OCDE et les prix de l’immobilier de 9%.

Mais l’exemple de l’éjection du patron de Danone montre que les patrons sont piégés par une injonction contradictoire: il est très difficile de changer la politique d’un groupe tout en continuant à contenter les actionnaires, non?

Aujourd’hui, les Etats se financent à long terme entre 0 et 2%. Pourtant, la rémunération du capital pour l’actionnaire se maintient à 14%, un niveau identique à celui qui existait quand les Etats se finançaient à 12%. Quand un rendement économique d’un investissement est de l’ordre de 6%, comment faites-vous pour atteindre un rendement financier de 14%? Vous comprimez les salaires, vous délocalisez, vous utilisez la concurrence fiscale, vous rachetez vos actions en vous endettant…. Vous imprimez une série de distorsions au système. Si vous n’arrivez pas comme dirigeant d’une entreprise à faire en sorte que des actionnaires acceptent une rentabilité plus faible du capital et de retomber par exemple à 8 ou 10%, vous ne pouvez rien faire. Car tout ce que vous tenteriez – remonter les salaires, relocaliser, réaliser la transition énergétique – réduirait cette rentabilité.

Patrick Artus, économiste:
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Pourquoi préconisez-vous, pour résoudre ces problèmes, un retour à l’ordo-libéralisme, ce courant de pensée né en Allemagne dans les années 1930?

L’ordo-libéralisme, c’est donner à l’Etat la mission de créer un cadre. L’Etat est confronté au fait que les entreprises ont des comportements qui ont un coût collectif que l’entreprise ne prend pas en compte, comme le changement climatique ou les licenciements. Lorsqu’il y a défaillance du marché, l’Etat peut intervenir de façon autoritaire. Il pourrait, par exemple, face au changement climatique, vous dire comment vous devez vous habiller, manger, vous loger, vous déplacer. Mais l’Etat peut aussi adopter une solution “ordo-libérale”, qui est d’inciter, par un mécanisme de marché, les entreprises à prendre les bonnes décisions. Pour le changement climatique, il peut faire en sorte d’avoir un prix du CO2 suffisamment élevé. Dans le domaine de l’emploi, il pourrait instaurer un bonus-malus sur les licenciements: une entreprise qui licencie beaucoup va payer davantage de cotisations sociales. En jouant sur les mécanismes de marché, on incite les agents économiques à prendre spontanément la bonne décision.

Lire aussi: Patrick Artus sur le plan européen: “Une déformation brutale de la structure de l’économie ne se passe jamais bien”

Cela suffirait-il à remettre de l’ordre dans le système?

Non. Il faut en outre expliquer aux actionnaires qu’ils ont une obligation morale d’accepter une rémunération plus faible de leur investissement afin qu’une série de nouvelles possibilités puissent s’ouvrir aux entreprises. Je pense de toute façon que ce capitalisme-ci, ce capitalisme de rentier, va mourir. On peut en faire une critique de gauche: il y a des inégalités, de la pauvreté, des pertes d’emploi… On peut en faire une critique libérale: il y a des monopoles, des rentes, des gens s’enrichissent en ne faisant rien. On peut en faire une critique économique: ça ne marche pas car il n’y a plus de croissance. Quand vous cumulez autant de critiques différentes et que vous ajoutez à cela une menace de crise financière épouvantable à force de créer de la monnaie, vous savez que ce capitalisme va mal finir.

Avec son “Green Deal,” l’Europe va-t-elle dans la bonne direction?

Il y a un peu de tout dans ce que fait l’Europe, et dans ce que fait Biden aux Etats-Unis. Mais on voit émerger en partie une économie étatique. Quand l’Europe dit: “je vais vous donner de l’argent public mais c’est moi qui décide de ce que vous en faites”, ce n’est pas très libéral. Il y a la tentation en Europe que l’Etat intervienne un peu partout, que ce soient les banques publiques et non plus privées qui effectuent les financements, que ce soit l’Etat qui choisisse les technologies et les entreprises qu’il va aider ; que ce soit la Banque centrale qui sélectionne les financements qu’elle soutient. Vous avez par exemple l’Etat français qui dit: “je veux fabriquer des batteries en France” et qui met 2 milliards d’euros pour construire des usines de batteries. Mais cette idée que les Etats doivent jouer un rôle croissant dans la prise de décision stratégique, alors que la technologie, l’innovation, la recherche de nouveaux produits sont normalement du domaine des entreprises, est une évolution qui m’inquiète. On se rapproche du modèle chinois où l’Etat décide de ce qui est important, de ce qui se fait ou ne se fait pas.

Des grands capitalistes sont d’accord pour dire que ce système doit faire un effort sous peine d’être renversé.

A l’opposé, il y a les Etats qui mettent en place les bonnes incitations et qui ne se substituent pas aux entreprises pour les décisions stratégiques. Aux Etats-Unis, par exemple, il y a un système de soutien de la recherche qui s’appelle la Darpa (une importante agence de la défense qui soutient la recherche, Ndlr). Une entreprise qui a une innovation qu’elle juge importante va la montrer à la Darpa qui, si elle la trouve intéressante, va mettre de l’argent public. Mais l’innovation vient de l’entreprise. Un autre exemple sont ces vaccins à ARN messager: c’est BioNTech et Moderna qui les ont inventés, et ce n’est pas l’Etat allemand ou américain.

Pourquoi dites-vous que c’est la dernière chance du capitalisme? On est arrivé à un point où “ça passe ou ça casse”?

Ça peut casser pour plusieurs raisons. Tout d’abord pour des raisons politiques et sociales. Nous pourrions assister à une révolte anticapitaliste qui se passerait démocratiquement, dans les urnes. Si en France, Marine Le Pen devient présidente de la République, je ne sais pas ce qu’il adviendra du modèle capitaliste. Il y a aussi le risque d’une violente crise économique et financière. Lorsque vous avez trop de liquidités et des bulles sur le prix des actifs ainsi qu’un ralentissement de la croissance, c’est inquiétant. Mais si nous conservons la trajectoire actuelle, si une demi-douzaine d’individus détient la quasi-totalité des richesses du monde dans 10 ans, si les bas salaires restent bas, si personne ne peut plus se loger dans les centres-villes en raison de la flambée des prix de l’immobilier, cela se passera mal.

Ce qui est intéressant, toutefois, c’est qu’un certain nombre de patrons de très grandes entreprises, ayant lu le livre, m’ont dit qu’ils étaient d’accord sur le diagnostic et qu’il allait falloir expliquer aux actionnaires qu’ils devront s’appauvrir un peu. Encore que si vous distribuez 5 ou 10% du profit une année où les cours boursiers ont augmenté de 35%, l’effort est relatif! Mais il est intéressant de voir que des grands capitalistes sont d’accord pour dire que ce système doit faire un effort sous peine d’être renversé.

(*) Marie-Paule Virard et Patrick Artus, La dernière chance du capitalisme, éditions Odile Jacob, 240 pages, 20,90 euros.

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