Souvent mal compris mais indispensable, l’euro numérique pointe le bout de son nez

© dpa/picture alliance via Getty Images
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Si l’idée se concrétise, l’arrivée de cash sous forme digitale ne se ferait pas avant trois ou quatre ans. Mais ce projet est fortement poussé par la BCE. Pour plusieurs raisons.

Depuis les propos tenus par la présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, au début du mois de mars, on reparle beaucoup de l’euro numérique. Pour la première fois, ce 17 avril, le projet est même mentionné dans le commentaire de politique monétaire de la BCE qui demande la mise en place d’un cadre législatif propre à l’accueillir. Certains applaudissent, d’autres font la moue, et d’autres encore s’inquiètent, craignant l’arrivée d’un Big Brother monétaire.

Essayons de débroussailler un peu le terrain. Et d’abord, coupons les ailes à un canard, fort répandu sur les réseaux sociaux : non, le lancement de l’euro numérique n’a pas encore été décidé, et non, il n’est pas question de remplacer les pièces et billets que nous détenons dans nos portefeuilles. “Nous sommes actuellement dans la phase de préparation, qui a débuté après une première phase d’investigation lancée en 2021, explique Florian Christiaens, de la Banque nationale de Belgique.

Cette étape consiste à étudier la faisabilité technologique des concepts et des designs définis précédemment. En novembre 2025, sous réserve de l’approbation du Conseil des gouverneurs de la BCE, nous pourrions passer à une prochaine phase, axée sur des tests concrets.” Le prochain rendez-vous sera donc à l’automne. Et si le feu vert est donné, l’euro numérique, selon les estimations de la BCE, n’entrerait pas en vigueur avant 2027-2028.

Ce n’est donc encore aujourd’hui qu’un projet, mais il a vraisemblablement de bonnes chances d’aboutir. Car l’actualité internationale et la menace à peine voilée que font planer les États-Unis sur notre système financier nécessite de mettre en place un système de paiement alternatif. Le projet d’euro numérique semble par conséquent bénéficier d’un coup d’accélérateur au sein de la BCE. Christine Lagarde l’a d’ailleurs souligné : elle souhaite que l’euro numérique puisse bénéficier d’”une mobilisation suffisante auprès de toutes les parties prenantes – à savoir le Parlement européen, le Conseil européen et la Commission européenne – afin que nous puissions (…) le concrétiser. La date butoir pour nous est octobre 2025, et nous nous préparons pour cette échéance.” Christine Lagarde avait ajouté : ce projet “est d’une importance cruciale” et est aujourd’hui “plus pertinent et plus impératif que jamais”.

Cash digital

Mais d’abord, de quoi parle-t-on ? Pour le comprendre, il faut commencer par se rappeler que nous utilisons, dans la vie de tous les jours, deux types d’euros. Le premier est la monnaie émise par la Banque centrale : ce sont les pièces et les billets que nous avons dans notre portefeuille. Le second, ce sont les euros dématérialisés que nous avons sur nos comptes en banque et qui sont émis par les banques commerciales. C’est en quelque sorte de la monnaie privée.

Quand une banque (BNP Fortis, ING, KBC, Belfius, Argenta…) nous accorde, par exemple, un crédit hypothécaire pour acheter notre maison, elle émet de la monnaie d’un trait de plume. Sur les 16.000 milliards d’euros en circulation, 12.000 ou 13.000 milliards sont de la monnaie “banques commerciales” et seulement environ 3 ou 4.000 milliards sont de la monnaie “banque centrale”, monnaie qui comprend donc les pièces et les billets, ainsi que le montant des réserves obligatoires que les banques commerciales doivent placer auprès de la BCE.

Une nouvelle forme de monnaie

L’euro numérique consisterait donc à créer une nouvelle forme de monnaie, une monnaie émise par la Banque centrale, mais sous un format digital. Une sorte de “cash digital” qui serait disponible via un compte en banque dédié, ouvert par les banques commerciales pour le compte des clients auprès de la BCE. “L’euro numérique, c’est avant tout une version digitale de l’argent émis par la BCE, accessible entre autres via les applications bancaires traditionnelles, explique Florian Christiaens. Pour un citoyen, cela signifie un compte en euros numériques, distinct de son compte bancaire classique, mais géré par sa banque commerciale.

Cette dernière joue un rôle d’intermédiaire pour les transactions, les vérifications anti-blanchiment et autres obligations légales. Une fois validée, la transaction est finalisée par la BCE, qui se charge du règlement.” Pour éviter de déstabiliser le système bancaire, puisqu’un tel projet suppose que les Européens vident une partie de leurs dépôts bancaires pour alimenter leur compte en euros numériques, ce dernier serait limité. Selon certaines études, un plafond de 3.000 ou 5.000 euros par compte serait adéquat. Concrètement, nous pourrions donc avoir dans notre application bancaire un nouveau compte, à côté de notre compte à vue ou de notre livret d’épargne, qui serait un compte “banque centrale”.

Une précision : cet euro numérique n’aurait rien à voir avec une cryptomonnaie telle que le bitcoin, par exemple. “Dès qu’on parle de monnaie et d’infrastructure, on fait vite le parallèle avec la blockchain et le bitcoin. Mais l’euro numérique, c’est tout autre chose, tant sur le fond que sur la technologie, souligne Florian Christiaens. Le design repose avant tout sur des principes: si le projet est adopté, les entités qui répondront à l’appel d’offre de la BCE proposeront une technologie qui essayera de remplir au mieux les objectifs fixés.”

Christine Lagarde (Photo by Thomas Lohnes/Getty Images) © Getty Images

Double avantage

“Le système aurait deux avantages, expliquent Florian Christiaens et Filip Caron, lui aussi de la Banque nationale de Belgique. Le premier est qu’avec cet euro numérique et l’obligation de l’accepter comme une monnaie ayant officiellement cours, nous serions en mesure de payer n’importe où, n’importe quand, n’importe qui, au sein de la zone euro. Il y aurait la même harmonisation des paiements en ligne dans la zone euro que celle qui existe déjà avec l’argent physique. Car aujourd’hui, en Europe, nous ne pouvons jamais être complètements certains que notre paiement soit validé, cela dépend souvent du type de transaction effectuée.” Il y aurait donc, avec cette nouvelle monnaie numérique, une “expérience utilisateur digitale” commune aux Européens, comme il en existe déjà une avec l’argent physique.

“L’euro numérique, c’est avant tout une version digitale de l’argent émis par la BCE, accessible entre autres via les applications bancaires traditionnelles.”

Florian Christiaens (BNB)

“Le deuxième avantage, poursuit Florian Christiaens, est que cet euro numérique permet d’avoir davantage de confidentialité que les systèmes de paiement que nous utilisons aujourd’hui en ligne. Les données nécessaires aux paiements ne seraient en outre pas partagées avec des tiers.”

Des données sensibles

Cela mérite une petite explication. Aujourd’hui, deux tiers des paiements par carte dans la zone euro passent par un réseau de paiement qui n’est pas européen : Visa, Mastercard… “Si vous effectuez un achat, la banque du marchand prend contact, via le réseau de paiement, avec votre banque pour vérifier si vous avez assez d’argent sur votre compte. Si la transaction se fait en Belgique, vous payerez probablement avec Bancontact, et c’est Bancontact qui fera alors ce lien entre votre banque et celle du marchand.

Mais il y a 13 pays dans la zone euro qui n’ont pas de réseau de paiement national, et qui se reposent donc à 100% sur des réseaux de paiement non européens pour faire les liens entre la banque du vendeur et celle de l’acheteur”, expliquent les deux experts de la BNB. Or, les informations qui transitent par ces canaux étrangers, telles que votre identité, le compte IBAN, le magasin dans lequel vous avez effectué la transaction ou encore le montant de celle-ci, sont souvent sensibles.

Florian Christiaens (BNB) source photo : capture d’écran Ecb.eu

À l’inverse, dans le cas de transactions en euros numériques, beaucoup moins de données seraient envoyées dans le système, qui n’aurait pas la capacité d’identifier réellement qui est la personne opérant derrière un paiement. “Les transactions seraient ’pseudonymisées’ : seul un identifiant serait envoyé dans le système, et seule votre banque pourrait faire le lien entre cet identifiant et votre identité”, souligne Florian Christiaens.

Une version hors ligne

Mais la confidentialité pourrait aller encore plus loin : une version du projet d’euro numérique permettrait en effet d’avoir la possibilité d’utiliser votre compte pour mettre de l’argent dans un portefeuille “offline”. “Cette version ’hors ligne’ serait alors comparable à du cash digital, précise Florian Christiaens. Vous pourriez charger des euros numériques sur votre téléphone, par exemple, et effectuer des paiements sans connexion internet ni validation bancaire. L’échange d’informations se ferait juste entre les deux instruments de paiement, votre smartphone et le terminal du marchand. Et dans cette hypothèse, vous auriez vraiment, en termes de confidentialité, un équivalent digital au cash.”

Compenser la lente érosion du cash


L’euro numérique serait donc un moyen, pour la BCE et les banques de l’Eurosystème, de compenser la lente érosion de l’utilisation du cash. Selon un récent rapport de la BCE, les paiements par carte constituent la principale méthode de paiement électronique dans l’Union européenne (UE), représentant 70 milliards de paiements – soit 54% de l’ensemble des opérations scripturales. À l’inverse, le cash perd de sa superbe. Toujours selon la BCE, on ne l’utilise plus, dans la zone euro, que dans 52% des cas comme moyen de paiement dans les commerces, et ce pourcentage tombe même à 39% en Belgique.

“La diminution de l’utilisation de l’argent liquide dans l’économie suscite des inquiétudes chez les régulateurs nationaux, souligne Marine Leleux, stratégiste chez ING. Les paiements numériques, qu’ils soient en ligne ou non, ne sont actuellement possibles qu’en utilisant de l’argent ’privé’ créé par les banques commerciales et autres prestataires de services de paiement. Étant donné que la forme actuelle de la monnaie de banque centrale – les pièces et billets – ne peut pas être utilisée pour les paiements numériques, cela réduit automatiquement l’utilisation des monnaies des banques centrales.”


Souveraineté financière

Philip Lane (BCE) source photo : capture d’écran Ecb.eu

Toutefois, l’atout le plus immédiat serait qu’un euro numérique permettrait à l’Europe de regagner un peu de souveraineté financière. “La dépendance de l’Europe envers les fournisseurs de paiement étrangers a atteint des niveaux frappants, soulignait récemment Philip Lane, le chief economist de la BCE. Cette dépendance expose l’Europe à des risques de pression et de coercition économiques et a des implications pour notre autonomie stratégique, limitant notre capacité à contrôler des aspects critiques de notre infrastructure financière.”

“La création d’un système de paiement en euros qui ne passe pas par les États-Unis est un enjeu crucial.”

Philip Lane (BCE)

Cette remarque a pour toile de fond la guerre tarifaire lancée par les États-Unis, et la capacité américaine à interrompre le système de paiement qui transite par les USA en cas de litige avec l’UE. Visa et Mastercard traitent désormais environ deux tiers des paiements par carte dans la zone euro. Et les systèmes de paiement alternatifs, tels qu’Apple Pay, Google Pay ou PayPal, sont eux aussi américains. Cela commence à faire beaucoup, d’autant que l’on ne parle même pas de la montée en puissance des acteurs chinois. “Des plateformes comme Alipay d’Ant Group ont montré qu’elles savent combler les écarts géographiques : lors d’événements majeurs comme l’Euro 2024, elles ont pu augmenter l’utilisation de leurs applications de paiement parmi les clients en Europe”, rappelle Piero Cipollone, membre du directoire de la BCE.


Un virage mondial

“Nous assistons à un virage mondial vers un système monétaire plus multipolaire, où les systèmes de paiement et les devises sont de plus en plus utilisés comme instruments d’influence géopolitique”, avertit le chief economist de la BCE, Philip Lane. La création d’un système de paiement en euros qui ne passe pas par les États-Unis est donc un enjeu crucial. Cette volonté de reprendre un peu de souveraineté sur nos systèmes de paiement repose aussi sur des considérations sonnantes et trébuchantes : aujourd’hui, les Européens doivent consentir à payer beaucoup, à des acteurs étrangers, pour disposer de ces services. Comme l’explique Piero Cipollone, “les commerçants – et les consommateurs, qui supportent les coûts – doivent faire face aux conséquences de la domination du marché des systèmes de cartes internationaux. Pour donner un seul exemple, les frais de service marchand nets moyens dans l’UE ont presque doublé entre 2018 et 2022. Cette augmentation s’est produite malgré les efforts réglementaires pour la contenir. Et le coût pèse de manière disproportionnée sur les petits détaillants, qui font face à des frais trois à quatre fois plus élevés que ceux payés par leurs homologues plus grands.”

Dernier point, et non des moindres: l’adoption de l’euro numérique permettrait aussi de renforcer la résilience du système, surtout si la version offline de l’euro numérique est adoptée. Cette possibilité garantirait une continuité des transactions en cas de cyberattaque ou de panne des infrastructures. Car le sujet préoccupe de plus en plus dans le contexte géopolitique actuel. Certains pays (pas la Belgique), comme les Pays-Bas, conseillent à leurs citoyens de conserver toujours un peu de cash chez eux pour faire face à toute cyberattaque ou disruption soudaine des systèmes de paiement.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content