La défense mène une course contre la montre: voici ses trois principaux problèmes

© DR
Alain Mouton Journaliste chez Trends  

La situation en Ukraine, les discours virulents de Vladimir Poutine et la perspective d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche suscitent une vive inquiétude dans les cercles militaires occidentaux. Les défis actuels appellent à repenser nos stratégies de défense, et ce, de manière urgente. La mise en œuvre de telles réformes se heurte pourtant à certaines difficultés.

Trois problèmes majeurs se posent. Premièrement, l’industrie n’arrive pas à répondre à la demande. Ensuite, il reste difficile de mettre en place une politique européenne commune en matière d’acquisition et de développement de matériel militaire. Enfin, la Belgique doit développer et actualiser son programme de défense STAR. Ce qui est politiquement et budgétairement difficile.

1. L’INDUSTRIE NE PEUT PAS RÉPONDRE À LA DEMANDE

L’avertissement de Donald Trump selon lequel, sous son administration, les États-Unis n’aideraient pas les pays européens de l’OTAN qui sous-investissent dans la défense en cas d’invasion russe peut difficilement être considéré comme une surprise. Depuis longtemps, les États membres européens de l’alliance savent que simplement renforcer leur défense ne suffira pas.

En effet, même si seulement 11 des 30 pays de l’OTAN consacrent au moins 2 % de leur PIB à la défense (la Belgique affiche elle un maigre 1,1 %), les budgets de défense ont fortement augmenté ces dernières années. Il y a dix ans, le total des dépenses de défense des États membres de l’UE s’élevait à 170 milliards d’euros. En 2022, elles atteignaient 240 milliards d’euros, selon les chiffres de l’Agence européenne de défense (AED).

Il ne se passe pas un jour sans qu’un État membre de l’UE n’annonce l’achat de nouveaux équipements pour son armée. Le mois dernier, la Lituanie a annoncé qu’elle commandait des chars Leopard 2 à l’Allemagne. Les Pays-Bas achètent des missiles JASSM-ER pour équiper leur flotte de chasseurs F-35. La marine belge se dote d’un troisième navire de patrouille. Les Pays-Bas recevront un financement européen de 51 millions d’euros pour améliorer le transport militaire par rail. De quoi aussi booster le trafic ferroviaire civil.

L’industrie s’est aussi mise en branle. L’entreprise allemande Rheinmetall, l’un des principaux acteurs européens du secteur de la défense, a déjà investi 700 millions d’euros dans son usine et embauché 2 000 travailleurs supplémentaires d’ici à 2022. L’entreprise est également passée à plusieurs équipes par jour. Le Britannique BAE Systems a fait de même. Le constructeur allemand KMW (Krauss-Maffei-Wegmann), qui fabrique les chars Leopard, a pris l’année dernière une participation majoritaire dans FWH Stahlguss, un producteur allemand d’acier moulé, afin de réduire sa dépendance à l’égard de l’approvisionnement international en matières premières. Il est également en pourparlers avec l’entreprise grecque Metka, qui s’est déjà lancée dans la production de composants de chars.

Une reconversion lente

Est-ce que cela annonce quelques années dorées pour l’industrie de la défense et pour les entreprises qui bénéficient d’une partie des investissements dans les infrastructures de l’armée ? Tout n’est pas si rose.

Ainsi, l’industrie elle-même met en garde qu’il n’est pas possible de répondre dans l’immédiat à une demande croissante. L’augmentation des capacités de production ne se fait pas du jour au lendemain. Et c’est ça qui rend les états-majors militaires nerveux. Plusieurs généraux des États membres de l’OTAN préviennent que des armées plus importantes sont nécessaires si l’on veut  avoir une force de dissuasion suffisante contre la Russie.

Selon Morten Brantzaeg, PDG de la société de défense norvégienne Nammo, la situation actuelle serait surtout “une question de capacité industrielle”. La Russie est passée à une économie de guerre, ce qui est plus facile pour un régime autoritaire que pour une démocratie.

“Après la chute du mur en 1989, les budgets de défense ont chuté de 25 % et les fournisseurs industriels ont donc réduit leur capacité. On ne peut pas inverser cette situation en quelques semaines”, prévient Bastian Giegerich, directeur de l’Institut international d’études stratégiques (IISS), basé à Londres. “Pendant la guerre froide, les gouvernements étaient prêts à financer les capacités excédentaires afin d’avoir toujours accès à suffisamment de munitions et d’équipements. Ils ont ensuite choisi de se retirer progressivement, jusqu’à l’invasion russe de l’Ukraine. Il n’est pas facile de changer son fusil d’épaule. Il faut en effet des systèmes logiciels et du personnel supplémentaire, en plus de l’espace d’exploitation. Et si certains types de munitions peuvent être produits rapidement, il faudra jusqu’à deux, voire trois ans avant que l’assemblage de systèmes d’armes plus complexes puisse commencer”. Par exemple, la société britannique BAE Systems a averti le ministère américain de la Défense qu’il lui faudrait 30 mois pour relancer la production des Howitzer M777.

Armin Papperger, le PDG de Rheinmetall, a déclaré fin 2022 qu’il faudrait un an pour obtenir l’acier nécessaire au blindage des chars. Si ce problème a été résolu depuis, certains composants électroniques ne seront pas disponibles avant fin 2024 au plus tôt. Même la production d’obus classiques est un défi, car certaines matières premières sont rares. Jiri Hynek, représentant de l’industrie tchèque de l’armement, prévient que “la plupart des matières premières nécessaires à la production d’équipements militaires sont peu ou pas disponibles en Europe”.

Après quelques semaines on n’a plus qu’à jeter des pierres

Un rapport du Parlement français révèle que le délai entre la commande et la livraison de grenades de 155 mm – les plus utilisées dans le cadre de l’OTAN – est de 10 à 20 mois. Un problème pour les Ukrainiens qui réclament du matériel occidental, mais aussi pour les Etats membres européens qui ont besoin de reconstituer leurs stocks.

Pendant certaines phases du conflit, les Russes et les Ukrainiens ont tiré ensemble 200 000 obus par semaine. La production américaine d’obus de 155 mm est donc encore trop faible même si elle est passée de 20 000 à 40 000 par mois.

L’ancien général Marc Thys a déclaré fin 2023 que “si la guerre éclate ici aujourd’hui, l’armée belge n’aura après quelques heures seulement plus d’autres options que de jeter des pierres par manque de munitions”. Selon Bastian Giegerich de l’IISS, ce sont des propos nullement exagérés: “Les Britanniques et les Allemands pourraient tenir une semaine tout au plus. Et le réapprovisionnement est lent. L’industrie est engagée dans une course contre la montre”.

Récemment, la Bundeswehr allemande a révélé que pour reconstituer les stocks de munitions et de systèmes d’armes, les commandes se chiffraient à 20 milliards d’euros. Ce processus est très lent et, à l’heure actuelle, seuls 10 % des stocks manquants auraient été reconstitués. “À ce rythme, il faudra 20 ans pour reconstituer les stocks”, a averti M. Giegerich.

Selon Suzanne Wiegand, PDG de Renk, une entreprise allemande qui fabrique des systèmes de propulsion, des boîtes de vitesse et des moteurs pour les véhicules militaires et les navires, l’année dernière que les commandes arrivaient très lentement. Elle prévient également que “la capacité de production ne peut être augmentée que lorsqu’il y a une garantie que les contrats seront conclus pour 10 à 15 ans”.

L’une des craintes de l’industrie de la défense est qu’un gouvernement ne revienne sur ses commandes, par exemple pour des raisons d’économies. “Je partage en partie ces inquiétudes”, déclare le professeur Alexander Mattelaer (VUB, Institut Egmont). “L’industrie de la défense approvisionne presque exclusivement les gouvernements. Les fabricants d’armes ne veulent pas prendre le risque d’investir gros en augmentant considérablement leur capacité de production pour ensuite se retrouver avec un carnet de commandes vide. En Belgique, la situation est quelque peu différente. Tous les achats importants en matière de défense sont effectués auprès d’acteurs étrangers. Ici, les gouvernements souhaitent surtout que nos entreprises soient impliquées dans la fourniture de composants et la maintenance”.

2. UNE POLITIQUE EUROPÉENNE DES MARCHÉS PUBLICS RESTE DIFFICILE

Une autre préoccupation des entreprises de défense est que les règles européennes concernant les normes environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) rendent plus difficile l’obtention de financements.

Le commissaire européen chargé du marché intérieur, Thierry Breton, espère résoudre ce problème en créant un fonds de 100 milliards d’euros destiné à réarmer l’Union européenne et à renforcer son industrie de la défense. Dans le même temps, il a appelé les États membres à coopérer davantage et à effectuer des achats militaires groupés. Le Conseil européen a déjà pris des mesures dans ce sens en 2023. Les États membres qui forment un consortium avec au moins deux autres États membres pour un achat commun peuvent compter sur un remboursement partiel du budget de l’UE. 300 millions d’euros seront libérés à cet effet.

La fragmentation du marché est un vieux problème en Europe. Ainsi, les États-Unis possèdent un seul type de char de combat alors que l’UE et le Royaume-Uni en ont . Les Américains disposent de 30 systèmes d’armes, les Européens cinq fois plus. “Cela s’explique par le fait que les traités de l’UE prévoient que les règles du marché intérieur ne s’appliquent pas nécessairement aux marchés publics de la défense”, explique Alexander Mattelaer.

« En cas d’achats importants pour l’armée, les États membres peuvent soutenir leur propre industrie, négocier des contrats non concurrentiels et tenir les concurrents étrangers à distance. C’est ce que fait la Belgique avec le contrat de munitions passé avec FN Herstal. Une modification du traité européen pourrait renforcer la concurrence. Cela peut être une bonne chose pour les petits pays. Quant à savoir si l’Allemagne et la France veulent coopérer dans ce domaine, c’est une autre histoire.

Néanmoins, des projets visent à uniformiser davantage l’industrie européenne de la défense. Il y a le SCAF (Système de Combat Aérien du Futur) est un programme franco-germano-espagnol visant à développer une nouvelle génération d’avions de combat. Ceux-ci devraient succéder aux Rafales français et aux Eurofighters germano-espagnols à partir de 2040. Dans le même ordre d’idées, le projet Main Ground Combat System (MGCS) vise à construire des chars d’assaut pour remplacer le Leopard allemand et le Leclerc français. L’Italie est également impliquée. Enfin, le projet MAWS (Maritime Airborne Warfare System) vise à construire des avions de patrouille maritime.

Mais ce sont là autant de projets qui sont en suspens. Prenons le MAWS. Les Allemands ont commandé des avions P-8 américains similaires, de quoi rendre le projet moins urgent. Les chars MGCS étaient prévus pour 2035, mais cette date ne sera pas respectée. Il y a aussi des désaccords sur le rôle que Rheinmetall et le français Nexter joueront dans la construction. Depuis lors, la demande de chars Leopard 2 a explosé et les entreprises allemandes telles que Rheinmetall et KWM ont déjà un carnet de commandes bien rempli jusqu’en 2060.

La marine belgo-néerlandaise est une référence

“Il n’existe de toute façon pas de véritable projet de défense européen. Une fois, ce sont ces deux pays, puis ce sont cinq autres. Il n’y a pas de coordination. Pour la sixième génération de chasseurs d’acier, ils essaient de coopérer au sein du SCAF, mais cela se passe très mal”, explique Herman Matthijs, expert en budgets militaires et professeur de finances publiques (VUB, UGent).

“Pourquoi l’Allemagne serait-elle encore intéressée par un véhicule blindé européen ? Tout le monde veut des chars allemands. Berlin continue de regarder principalement vers les États-Unis”. Nos voisins de l’Est ont commandé 35 chasseurs F-35 (Belgique 34). Une usine fabriquant des pièces de fuselage pour le F-35 ouvrira l’année prochaine à Weeze (Rhénanie-du-Nord-Westphalie). En outre, des bons de commande ont été émis pour des hélicoptères Chinook, des systèmes de défense aérienne Arrow 3. Rheinmetall va assembler des lanceurs de missiles en collaboration avec l’entreprise américaine Lockheed.

M. Mattelaer ne voit aucun changement immédiat dans cette fragmentation et ces réflexes nationaux : “L’Allemagne a augmenté son pouvoir d’achat en matière de défense. Elle est passée de 35 milliards d’euros à 64 milliards d’euros et se dirige vers 75 milliards d’euros. Je ne suis pas surpris que l’Allemagne déclare vouloir utiliser cet argent principalement pour sa propre industrie. Pour les petits pays, la situation actuelle n’est pas agréable. La Belgique achète des véhicules français qui n’ont aucune interconnexion radio avec les véhicules allemands, qui utilisent une norme de cryptage différente.

“L’une des rares formes de coopération fructueuse est celle qui existe entre les marines belge et néerlandaise”, explique Herman Matthijs. “Nous achetons des navires ensemble, par exemple. Il s’agit par exemple des frégates Anti-Submarine Warfare qui remplaceront les deux frégates M néerlandaises et les deux frégates M belges à partir de 2029. Toutefois, on a appris récemment que les Pays-Bas souhaitaient encore acheter eux-mêmes une frégate supplémentaire. Matthijs : “En fait, la Belgique aurait dû le faire, mais un tel navire coûte rapidement 1 milliard d’euros. Il ne s’agit pas seulement d’un problème budgétaire. Le monde francophone est également moins intéressé par la marine. Il y a d’autres choses qui ne vont pas. On investit dans la technologie des drones, mais il n’y a pas de consensus au sein du gouvernement pour les armer. C’est incompréhensible s’il s’agit de surveiller la mer du Nord. La question reviendra sur la table des négociations gouvernementales après le 9 juin. Tout comme l’ajustement du plan STAR”.

3. LA BELGIQUE DOIT ADAPTER SES PLANS

Le plan STAR (Security/Service-Technology-Ambition-Resilience) a vu le jour sous l’égide de la ministre de la Défense Ludivine Dedonder (PS). Ce plan définit les futures lignes politiques de la défense belge. Il vise à faire passer le budget de la défense de 1,3 % du produit intérieur brut à 1,54 %. C’est encore moins que la norme de 2 % de l’OTAN, mais cela représente tout de même 14 milliards d’euros supplémentaires. Le nombre de militaires devrait passer de 25 000 à 29 000. Outre l’achat prévu d’avions de chasse F-35, de frégates et de véhicules blindés, des équipements supplémentaires seront achetés et des investissements supplémentaires seront réalisés dans la cyberdéfense.

Mais selon l’état-major de la défense et les experts militaires, il est nécessaire d’élargir et d’approfondir le plan STAR. “Ce plan a été développé lorsqu’on était dans un autre environnement sécuritaire. Ce qui s’est passé au niveau international au cours des deux dernières années n’a pas encore été pris en compte”, prévient Alexander Mattelaer. Ainsi, “l’analyse de l’environnement de sécurité indique qu’un risque de conflit interétatique en Europe de l’Est est improbable à l’horizon 2030′. On n’en est plus là et des leçons sont tirées de la guerre en Ukraine. La Russie mise beaucoup sur l’utilisation de missiles de toutes sortes, non seulement sur la ligne de front, mais aussi pour endommager les capacités industrielles. Si c’est ainsi que la Russie aborde un conflit potentiel avec l’OTAN, il y aura des conséquences pour la Belgique”.

Notre pays possède deux ports sur la mer du Nord, Zeebrugge et Anvers, par lesquels transite une grande partie du matériel destiné à l’Europe de l’Est. Cependant, la Belgique ne dispose pas d’une véritable défense de son espace aérien. C’est pourquoi les Pays-Bas et l’Allemagne renforcent leur arsenal de missiles Patriot. L’achat d’un millier de missiles est prévu. La Belgique reste, elle, à la traîne.

Mattelaer : “Au sein de l’OTAN, l’accent est mis sur ce que l’on appelle le renforcement de la défense aérienne et antimissile intégrée. Nous devons protéger notre territoire contre les attaques qui ont lieu bien derrière le front. STAR envisage l’acquisition d’un nombre limité de systèmes de défense de l’espace aérien, mais ceux-ci pourraient bien ne pas être déployés avant 2032. Les défenses de l’espace aérien doivent être opérationnelles plus vite et surtout être plus importantes. Aujourd’hui, tout le monde se précipite pour acheter des missiles Patriot. Celui qui commande en dernier les reçoit en dernier, et pendant ce temps, le prix augmente. La Belgique n’a donc pas intérêt à attendre trop longtemps.

Plus de militaire

L’achat de quelques avions de chasse F-35 supplémentaires devrait également être envisagé. La flotte a été réduite à 34 avions en 2018 pour des raisons budgétaires. “Avec le retrait progressif des avions de combat actuels et la livraison des F-35, le nombre d’avions déployables sur le plan opérationnel diminue de 40 %. Alors que l’objectif de l’OTAN augmente”, explique M. Mattelaer. “En outre, il est nécessaire d’équiper les forces aériennes de munitions capables d’atteindre une cible située à des centaines de kilomètres. En cas de conflit, cela permet de pénétrer moins profondément au cœur de la défense aérienne russe. Le réarmement de l’armée de l’air peut être rapide. Les Pays-Bas sont déjà en train de faire.

Selon M. Mattelaer, les besoins en personnel doivent également être réévalués : “Nous ne parviendrons pas à remplir nos quotas envers l’OTAN avec 29 000 militaires. Selon les alliés, il manque une brigade à nos forces terrestres. Concrètement, il manque 5 000 hommes et femmes. Il s’agit d’une discussion politiquement sensible. Plus de soldats et de réservistes signifie que l’on doive expliquer à la population pourquoi c’est nécessaire. J’ai remarqué une certaine schizophrénie dans le message de cette législature. Il y a un investissement supplémentaire dans l’armée, mais il me manque une interprétation de la finalité de cet investissement. Le chef d’état-major Michel Hofman communique sur la menace russe et la nécessité d’investir davantage dans la défense. En réponse, le gouvernement se tortillonne un peu mal à l’aise sur sa chaise”.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content