Fiscalité, emploi, communautaire: Bart De Wever Ier, roi des contradictions
Le gouvernement De Wever doit réformer le pays et préserver sa compétitivité. Mais le leader nationaliste devra composer avec un accord au sein duquel les contradictions sont nombreuses. Et avec des présidents de parti qui ont décidé de ne pas monter à bord, dont Georges-Louis Bouchez. Communautaire, fiscalité, emploi, entrepreneuriat, pensions… : voilà ce qui risque de secouer cette législature.
Alea jacta est. Le sort en est jeté. C’est par une locution latine que Bart De Wever, président de la N-VA, a scellé l’accord de l’Arizona, vendredi 31 janvier. Son destin est désormais lié à celui de la Belgique, pour “sauver la prospérité” des Flamands (et des Belges). Son gouvernement, l’Anversois a dû le forger avec patience et obstination, tant les divergences étaient grandes entre les cinq partenaires (N-VA, MR, Engagés, Vooruit, cd&v), pourtant liés “naturellement” par leur victoire aux élections de juin 2024. Des contradictions, il en a surmonté, de nombreuses. Jusqu’à en devenir le roi.
Le résultat final, après huit mois de discussions, c’est un accord de 208 pages, au dessein dantesque : épargner 23 milliards d’euros, créer 500.000 emplois, réformer pensions et fiscalité, sauver notre compétitivité, investir dans la défense… “La feuille de route est claire, le ciel est bleu pour sortir le pays du rouge”, sourit l’économiste Jean Hindriks (UCLouvain). Tous les experts que nous avons contactés reconnaissent qu’un “souffle nouveau” est perceptible dans la ligne de l’Arizona. Mais ils restent sur leur faim à l’issue du bras de fer final et du compromis qui en découle.
Bart De Wever devra surmonter bien des obstacles pour atteindre ses objectifs. “Cela reste le gouvernement des contradictions”, estime Ivan Van de Cloot (Stichting Merito). “Il ne reste pas grand-chose de la réforme fiscale promise”, constate l’académicien Bruno Colmant. “Il manque une prise de conscience claire de l’urgence que représente notre déficit de compétitivité”, regrette Geert Noels (Econopolis). Tour d’horizon.
De Wever, un nationaliste flamand, Premier de Belgique
La première contradiction saute aux yeux : le leader d’un parti indépendantiste est-il le mieux placé pour redresser un pays dont il espère la disparition ? Bart De Wever, au fil du temps, a certes évolué vers une vision confédérale, au service de la Flandre. Mais tout de même… “Contrairement à certaines visions caricaturales véhiculées du côté francophone, je pense que Bart De Wever mesure l’importance de sa responsabilité, tempère Jean Hindriks. Nous sommes face à un mur et il en a conscience. La perception en Flandre a évolué depuis le traumatisme catalan, quand l’aventure indépendantiste a fait fuir les entreprises. Je travaille beaucoup avec des Flamands : ils ont aussi pris conscience du fait que la Wallonie a désormais basculé à droite.”
“Contrairement à certaines visions caricaturales véhiculées du côté francophone, je pense que Bart De Wever mesure l’importance de sa responsabilité.” – Jean Hindriks (UCLouvain)
“Dans le film qui lui est consacré, BDW Politiek Beest, on perçoit très bien qu’il y a en De Wever une frustration, celle de ne jamais avoir formé un gouvernement, appuie Geert Noels. Il voulait prouver qu’il était capable de le faire : c’est clair qu’il a un rendez-vous avec l’histoire.” “Je ne peux toutefois pas m’empêcher de penser que les francophones se sont fait avoir durant la négociation, déplore Bruno Colmant. Les compétences liées à des réformes importantes se trouvent entre les mains de la N-VA.”
“Y avait-il des francophones dans la négociation ?”
L’argument a été utilisé par Paul Magnette, président du PS : “Impôts, pensions, santé, justice, pouvoir d’achat… Tout ce qui concerne la vie quotidienne des Belges est dans les mains de ministres flamands. Y avait-il des francophones dans la négociation ?”
Réplique de Vincent Van Quickenborne, ancien ministre libéral flamand, pourtant dans l’opposition, et bourgmestre de Courtrai : “Quel non-sens ! Emploi, économie, sécurité, PME, indépendants… Est-ce, selon vous, des compétences inutiles ? Arrêtez de monter les Wallons contre les Flamands!”
“Je ne peux m’empêcher de penser que les francophones se sont fait avoir. Les compétences liées à des réformes importantes se trouvent entre les mains de la N-VA.” – Bruno Colmant (économiste)
Bart De Wever se chargera, tout de même, de préparer une grande réforme de l’État. “Ma lecture : celui qui connaît l’histoire de Bart De Wever sait qu’aller vers une nation flamande est son seul but, tranche Thomas Dermine (PS). Il va mettre son énorme talent et tous ses leviers de Premier ministre pour y arriver.” Cliché ? Entre un Bart De Wever évoquant son désir mitigé d’aller au Seize – “L’appétit viendra peut-être en mangeant”, précise-t-il – et un Theo Francken, ministre N-VA de la Défense refusant de dire “vive la Belgique” à la radio, la N-VA se cherche encore. Et les francophones sont divisés au sujet de son évolution.
La compétitivité signalée… et largement ignorée
Globalement, les organisations patronales saluent la naissance de l’Arizona. “Un agenda ambitieux pour lequel les francophones devront se mobiliser”, signale AKT for Wallonie. Pierre-Frédéric Nyst, président de l’Union des classes moyennes (UCM), se réjouit que “le chaos soit évité” et salue bien des points de l’accord, de l’activation des chômeurs au “climat positif” pour l’entrepreneuriat. Mais il constate que “le breuvage n’a plus totalement le même goût” que ce qui se trouvait sur la table l’été dernier, tant chacun a dû “mettre de l’eau dans son vin”. La machine à compromis est passée par là.
“Il me manque un message d’urgence clair au sujet de la compétitivité, souligne Geert Noels, qui a tiré de nombreuses fois la sonnette d’alarme sur le risque de désindustrialisation. J’ai le sentiment que la N-VA a mis l’accent sur le volet sociétal : sécurité, immigration, nécessité de reconstruire la communauté… C’est une façon de couper l’herbe sous le pied du Vlaams Belang et c’est davantage acceptable pour Vooruit, dans la nouvelle ligne portée par Conner Rousseau. Par contre, rien n’est clair en ce qui concerne le coût salarial ou celui de l’énergie, deux sujets centraux pour les entreprises. De même, il n’y a pas de mesures fortes pour réduire les dépenses de l’État, à part la suppression du Sénat, mais cela ne représente pas grand-chose et cela a déjà été inscrit au budget par le passé.”
“Il me manque un message d’urgence clair au sujet de la compétitivité.” – Geert Noels (Econopolis)
La taxe sur les plus-values, un mauvais signal
Bruno Colmant appuie: “Vu le contexte de crise actuel, les besoins énormes de la transition et la politique commerciale agressive des États-Unis, il fallait à tout prix prendre des mesures pour soutenir le capital à risque. Les entreprises perdent de l’argent: elles doivent renforcer leur situation financière et reconstituer leurs fonds propres. Au lieu de cela, ils décident de toucher aux plus-values. Pour les PME, c’est destructeur, d’autant plus que nous sommes à un moment où nombre d’entre elles sont en phase de transmission d’une génération à une autre.”
Selon l’économiste, une nouvelle initiative similaire aux intérêts notionnels, adoptés alors qu’il était chef de cabinet du ministre des Finances, Didier Reynders (MR), ou du type de la loi Cooremans-De Clercq, votée dans les années 1980, aurait dû être mise en place. Cette dernière législation exonérait fiscalement l’épargne investie en actions par les particuliers : les achats pour un montant de 1.000 euros maximum par an pouvaient être déduits des revenus imposables.
“Il y a une vague mention de Cooremans-De Clercq dans l’accord, mais elle est incompréhensible, complète Geert Noels. Quant à la taxation des plus-values, on la dit limitée et compliquée à mettre en œuvre, c’est vrai. Mais une fois que le mécanisme sera trouvé, rien n’empêchera d’augmenter le taux. Nous venons de supprimer une des rares lignes qui étaient favorables aux investissements en Belgique ! Déjà que nous étions moins attractifs en matière de coût du travail ou de productivité…”
Ni “tax shift”, ni “tax cut”
Interrogé sur l’ambition finale de la réforme fiscale de l’Arizona, Jean Hindriks tranche : “Ce n’est ni un tax shift, ni un tax cut. Il n’y a pas de réduction massive de la pression fiscale, qui reste très élevée dans notre pays. L’équilibre entre partis de gauche et de droite, ainsi que l’effort budgétaire à accomplir, empêchaient toute décision majeure.” La montagne a bel et bien accouché d’une souris.
“Il y a même des taxes supplémentaires, dont celle sur les plus-values”, ajoute Geert Noels. Le CEO d’Econopolis souligne combien il est difficile de déplacer la fiscalité en Belgique, vu l’impact que tout changement risque d’avoir sur un autre niveau de pouvoir. “On pourrait, pour prendre un exemple, soulager l’impôt des sociétés en jouant avec la TVA, mais cela aurait un impact sur le financement des Régions, explique-t-il. C’est surtout pour cela que le MR a bloqué : le besoin d’un flux de financement stable est vital côté francophone.”
Où sont les 500 euros de valorisation salariale?
Homme de chiffres, Geert Noels avoue “ne pas être à l’aise car il n’y a pas de chiffres dans l’accord et les tableaux budgétaires restent incomplets”. “Une journaliste me demandait comment le gouvernement allait faire pour arriver à 500 euros de différence entre actifs et non-actifs, dit-il. Franchement, je ne sais pas…”
“Ces 500 euros, on les cherche toujours, ironise Bruno Colmant. La réforme fiscale de soi-disant 10 milliards d’euros, il n’en reste pratiquement rien.”
Une autre contradiction, au sein d’une taxe sur les plus-values à l’interprétation déjà différente selon les partis, réside dans la définition de ces “épaules les plus larges” qui épargne finalement les grands actionnaires et touche surtout les petits investisseurs. C’est dit: on n’a pas fini de parler de cette mini-réforme fiscale.
Un taux d’emploi à 80 % et une indexation maintenue, sauf si…
L’économiste Ivan Van de Cloot épingle une autre contradiction : “Il est question d’augmenter le taux d’emploi à 80%, mais le gouvernement maintient l’indexation des salaires qui coûte énormément d’emplois”. Les organisations patronales étaient en demande d’une réforme du mécanisme de l’indexation des salaires. Lors des négociations, il a été question de “lisser” celui-ci en ne prévoyant qu’une indexation annuelle au lieu d’une évolution à chaque saut de l’indice-pivot, comme c’est le cas dans la fonction publique et certains secteurs. Mais cela a été abandonné car une telle réforme était imbuvable pour Vooruit.
“C’est beaucoup trop délicat d’y toucher, souligne Bruno Colmant. L’indexation des salaires, c’est le mur mitoyen de la concertation sociale.” “N’oublions pas non plus que cette indexation se traduit aussi par des cotisations supplémentaires pour l’État”, ajoute Geert Noels. De toute façon, ajoutent nos interlocuteurs, le recul de l’inflation rend moins urgente cette décision. Le gouvernement n’oublie d’ailleurs pas complètement l’idée : il transmet la patate chaude aux partenaires sociaux et se réserve le droit de décider si cela s’imposait.
500.000 emplois difficiles à créer
Certains y voient la possibilité d’un saut d’index si la situation budgétaire devenait hors de contrôle. Quant à la nécessité de créer 500.000 emplois sur la législature, de nombreuses voix sceptiques se demandent comment y arriver, même si la limitation des allocations de chômage dans le temps ou la remise à l’emploi des malades de longue durée sont au programme.
“Je me demande si cet objectif de 500.000 emplois est réaliste alors que l’horizon s’obscurcit davantage encore avec la guerre commerciale entre les États-Unis et l’Europe, s’interroge Jean Hindriks. La crédibilité est variable selon les Régions. La Flandre est à 74% de taux d’emploi contre 65% en Wallonie et 58% à Bruxelles. La Flandre a donc atteint 92% de l’objectif contre 81% en Wallonie et 72% à Bruxelles. La Wallonie et Bruxelles vont devoir redresser de façon spectaculaire l’emploi.” Ce n’est pas pour rien que Bart De Wever affirme que les mesures en matière d’emploi valent une réforme de l’État.
Réforme des pensions : bonus et malus à la fois
Une contradiction plus “amusante” que profondément gênante est également relevée par le professeur de l’UCLouvain dans la réforme des pensions. “Le gouvernement décide d’imposer un malus si un travailleur prend sa retraite avant l’âge légal, explique-t-il. Mais il reste le bonus décidé par le gouvernement précédent. En d’autres termes, dans certains cas de figure, si un travailleur part à 62 ans par exemple, il pourrait avoir en même temps un bonus et un malus. Il n’y a qu’en Belgique que l’on voit ça !”
Cela dit, le spécialiste des pensions est plutôt positif sur son équilibre général. “Cette réforme répond à l’objectif de cette coalition qui entend valoriser le travail. Le travail effectif donnera droit à une pension complémentaire, c’est une bonne chose. De même, il est prévu de supprimer les privilèges et de mettre progressivement à niveau la pension des fonctionnaires et celle des salariés.”
Le principal déséquilibre de notre système n’est pas réglé, regrette au contraire Bruno Colmant. “Les cotisations sociales ne couvrent que deux tiers des dépenses sociales, ce qui impose de compenser ce manque par l’impôt. Or, le fossé entre dépenses et cotisations ne cesse de se creuser et cette évolution va encore s’aggraver avec l’impact du vieillissement de la population et celui, encore inconnu, du développement de l’intelligence artificielle. La véritable réforme fiscale et de la sécurité sociale n’a donc pas été menée, et c’est regrettable, car les mesures de mise à l’emploi ne suffiront pas à compenser ce déséquilibre.”
“Cet accord gouvernemental n’apporte aucune nouvelle construction sur le plan socio-économique, confirme Stijn Baert, professeur d’économie à l’UGent. Cela signifie que nous ne nous dirigeons ni vers un nouveau système des pensions ni vers une réforme globale de la fiscalité.” Bref, l’ambition serait insuffisante.
Des présidents de parti dedans et dehors
Pour mener à bien son défi, politiquement, Bart De Wever devra composer avec une ultime contradiction. Alors qu’il plaidait depuis des mois pour l’arrivée de tous les présidents de parti au sein du gouvernement, Georges-Louis Bouchez a finalement préféré rester à la tête de sa formation politique.
Il l’a annoncé quelques minutes seulement avant les prestations de serment, lundi 3 février. “Rejoindre personnellement ce gouvernement aurait été un immense honneur, a-t-il justifié. Mais je dois encore contribuer à conclure les négociations bruxelloises, garantir la bonne exécution des accords de gouvernement à tous les niveaux de pouvoir mais aussi et surtout porter un projet de société global au nom du Mouvement Réformateur.”
Ce n’est pas une bonne nouvelle pour Bart De Wever, qui se retrouve avec les deux présidents les plus antagonistes et les plus communicants – Conner Rousseau (Vooruit) et GLB – en dehors de son gouvernement. Ils pourront critiquer son action si cela tourne mal, comme ce fut le cas durant la législature Vivaldi.
Prévot piégé
C’est d’autant moins une bonne nouvelle que Bouchez a piégé un Prévot ayant opté pour le gouvernement, sans connaître le choix du libéral. “J’entends que c’est pour lui le gage de la stabilisation de sa famille politique, a grincé le désormais ex-président des Engagés. Il m’importera de m’assurer qu’il y aura le même égard pour la stabilisation de l’action gouvernementale.”
Georges-Louis Bouchez s’est défendu, encore : “Je n’ai pas pour vocation de critiquer le gouvernement, je le fais si j’ai de bonnes raisons. La situation est différente de la Vivaldi. L’accord est plus complet et le MR jouera un rôle pivot avec ses 30%.”
Qui vivra, verra. Bart De Wever, lui, a déjà annoncé que cinq années ne seraient pas suffisantes pour assainir le pays. Comme s’il prenait une option pour un deuxième mandat. Une certitude : cette Arizona n’a sans doute pas fini de nous surprendre.
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