La Belgique de demain: “Ce livre, c’est un appel au réveil de notre pays”

Olivier Mouton et Bruno Colmant © JULIEN POHL
Christophe De Caevel
Christophe De Caevel Journaliste Trends-Tendances

Confédéralisme, majorités alternatives, “open government”…, il faudra oser des formules audacieuses pour relever les défis du siècle, pointent l’économiste Bruno Colmant et le journaliste politique Olivier Mouton dans leur ouvrage commun, “La Belgique de demain”.

Ils observent, commentent, décryptent l’actualité économico-politique de notre pays depuis plus de 20 ans et ont décidé de franchir le pas en étalant, sur plus de 200 pages, leurs propres propositions, parfois décapantes, pour dessiner l’avenir de la Belgique. “Ecrire un livre, c’est un combat, affirme l’économiste Bruno Colmant. Personne ne nous a demandé de le faire mais nous avions envie de faire bouger les choses, d’apporter notre pierre à ce pays.”

“Cela fait 25 ans que je travaille sur ces matières, renchérit Olivier Mouton, journaliste à Trends-Tendances. A un moment, c’est désespérant. Il y a des enjeux importants, il y a des solutions qui existent et, pourtant, en permanence, ça s’effiloche.”

Le livre se construit comme un dialogue entre deux personnes (ce n’est pas le journaliste qui pose des questions à l’économiste), manifestement très inquiètes de l’état de la planète, du risque d’effondrement d’une Wallonie surendettée, du fait qu’un quart des Belges soient aujourd’hui sous le seuil de pauvreté ou de l’incapacité à anticiper le paiement des pensions. Ce dernier point est peut-être le plus “désespérant”, pour reprendre l’adjectif avancé par Olivier Mouton.

Ce dernier relate dans le chapitre consacré aux pensions l’épisode du Zilverfonds imaginé par le gouvernement Verhofstadt (1999-2003) pour mettre en réserve de quoi financer les pensions à l’horizon 2030. “Mais l’argent a été vite dépensé”, regrette le journaliste, fustigeant cette “politique de l’autruche”.

Un comportement effectivement désespérant: on voit le problème arriver, on échafaude la solution (ou une partie de la solution) et on ne la met pas en œuvre. Comme on ne mettra pas en œuvre quelques années plus tard les recommandations de la Commission nationale pour les pensions.

“Il faut oser des solutions qui sortent des habituels petits arrangements.”

“La démographie, c’est pourtant l’élément le plus prévisible en socioéconomie”, ajoute Bruno Colmant, rappelant que les dépenses liées au vieillissement (pensions et santé) devraient représenter 30% du PIB à l’horizon 2070 (contre 25% aujourd’hui). “Face à de tels enjeux, on ne peut plus se permettre de faire simplement du cabotage, poursuit Olivier Mouton. Il faut oser des solutions qui sortent des habituels petits arrangements. Notre livre, c’est un appel au parler vrai, un appel au réveil de la Belgique.”

Au fil des pages, ils évoqueront l’allocation universelle ou revenu de base, des politiques environnementales “plus dirigistes”, une réforme des carrières professionnelles ou encore la globalisation des revenus. “Toute notre mécanique sociale et fiscale est encore basée sur une économie manufacturière, pointe Bruno Colmant. Il y a pourtant longtemps que nous sommes passés à une économie de services et voilà maintenant que l’intelligence artificielle va disloquer le marché du travail.” Bref, il faut repenser hors du cadre pour dégager des solutions suffisamment fortes.

La particratie étouffe la démocratie

On attendait les deux auteurs sur les questions économiques, ils nous surprennent en ouvrant résolument leurs réflexions sur les enjeux politiques: démocratie, élections, extrémismes, dialogue Nord-Sud, monarchie, etc. “C’est la clé de tout, résume Olivier Mouton. Le processus de décision, c’est cela qui fait que l’on embrasse ou pas les enjeux qui s’offrent à nous. Je crois qu’il faut réinventer nos processus de décision pour être à la mesure de ces enjeux. On ne peut plus se contenter de décisions à la marge, un peu cahin-caha.”

Bruno Colmant est particulièrement heurté par ce qu’il appelle “la dérive particratique de notre système institutionnel”. “Au sens strict, la Belgique n’est plus une démocratie, affirme-t-il. Des personnes légitimées uniquement par les adhérents de leur parti ont un rôle démesuré dans la gestion du pays. Quand des non-élus peuvent nommer les ministres, cela conduit au népotisme et cela disqualifie le Parlement.” On notera tout de même que comme non-élu qui nomme des ministres, nous ne voyons actuellement que… Georges-Louis Bouchez.

“Que penser des propositions de lois, désormais inexistantes?”

Bruno Colmant suggère de remettre le Parlement sur l’avant-scène, par exemple en confiant la négociation des accords gouvernementaux aux chefs de groupes parlementaires. Ce seraient eux et non les présidents de partis qui seraient consultés par le Palais. “Ce sont les adhérents des partis qui dirigent le royaume par procuration, écrit l’économiste. Cette réalité entraîne l’affaiblissement du Parlement dans son initiative autonome. Il suffit de constater les réactions virulentes lorsque l’idée d’une majorité alternative est évoquée (…) Et que penser des propositions de lois, désormais inexistantes?”

Pour rappel, les projets de loi émanent du gouvernement, les propositions du Parlement. Dans la pratique, très peu de propositions sont adoptées, sauf quand elles sont communes à tous les partis de la majorité et, généralement, téléguidées par l’exécutif.

Rassurez-vous: même s’ils dressent un tableau lucide et passablement inquiétant de la Belgique actuelle, les deux comparses n’en perdent pas leur enthousiasme pour autant. Les pistes qui permettraient “un aggiornamento” ou “un reset” de notre vie politique, elles existent déjà mais nous les utilisons beaucoup trop peu.

Une solution soufflée par le covid

L’une d’elles, c’est tout simplement le Comité de coordination ou de concertation, que nous avons tous appris à connaître durant la pandémie de covid. Cette instance figure dans notre architecture institutionnelle mais, convenons-en, elle a surtout été utilisée comme instance de blocage quand une de nos “entités” veut dénoncer, voire bloquer, la politique d’une autre.

“Durant la pandémie, ce comité a pris une place centrale, avec une volonté d’explication, de pédagogie, souligne Olivier Mouton. Il y avait alors une urgence de santé, comme il y en a une en termes de climat, de budget ou plus largement de réformes.” Le journaliste aimerait donc voir la même volonté politique d’agir ensemble, de prendre en compte “les aspirations de tous”, sur tous ces enjeux cruciaux. Les auteurs ne le mentionnent pas mais celle qui incarnait cette gestion pédagogique et concertée de la pandémie (Sophie Wilmès, alors Première ministre) n’a pas quitté depuis la première place des enquêtes de popularité. Ceci explique peut-être cela…

“Dans un Etat confédéral, nous devrons conserver le socle de la sécurité sociale.”

Cette concertation entre les composantes du pays, Bruno Colmant et Olivier Mouton la situent clairement dans une Belgique à quatre Régions (Bruxelles, Flandre, Wallonie et Région germanophone) organisée de manière confédérale. “Ce terme n’est pas une injure, il peut permettre de clarifier les choses et d’initier une vraie collaboration entre des entités qui seraient plus autonomes”, dit Olivier Mouton.

“Dans cet Etat confédéral, nous devrons conserver le socle de la sécurité sociale, précise Bruno Colmant. Nous n’arriverons pas à la régionaliser car les gens vivent dans une Région et travaillent dans une autre. La sécurité sociale crée en outre un lien intra- et intergénérationnel et c’est à travers ce lien que la Belgique se perpétue.”

Faisons confiance aux experts

Une autre de ces solutions présentes, là sous notre main, ce sont les multiples conseils supérieurs créés pour aider à la décision, que ce soit dans les domaines les plus variés, de la politique de l’emploi à la Justice en passant par le développement durable et la santé. “Le Bureau du Plan regorge aussi d’économistes de grande qualité qui pourraient être mieux écoutés, assure Bruno Colmant. C’est le cas également à la Banque nationale. Si nous mettions tous ces gens ensemble, nous pourrions avoir de grands projets pour la Belgique.”

L’économiste regrette que, à de rares exceptions près, ces instances soient simplement consultées en aval de la décision et que leurs recommandations restent parfois de longues années sans suite. “Il y a heureusement des exceptions. Sous la précédente législature, Koen Geens (CD&V) a réalisé une réforme du Code civil, peut-être la plus importante depuis le Code Napoléon, avec l’aide de corps académiques d’excellence.” Vincent Van Peteghem (CD&V) s’était aussi appuyé sur le corps académique pour élaborer son projet de réforme fiscale, finalement rejeté par ses partenaires politiques, et le Pacte d’excellence suivait aussi une logique de large co-construction en amont de la décision.

“Quand on se fixe un cadre, il faut aller jusqu’au bout.”

“Il faut aussi un pilote dans l’avion, glisse Olivier Mouton. Quand on s’entend sur un cadre de réformes, il n’est pas normal que tout d’un coup, on ferme le rideau parce que l’idée d’une évaluation des enseignants ne convient pas aux enseignants ou à leurs représentants syndicaux. Quand on se fixe un cadre, il faut aller jusqu’au bout.” Il défend la logique de l’open government de l’ancien président américain Barack Obama, qui voulait intégrer le savoir des experts mais aussi de citoyens, d’associations ou d’entreprises au travail politique.

Pointons cependant un bémol: dans le système institutionnel belge, qui désigne les membres de ces conseils supérieurs? Les partis politiques. Est-ce bien une voie pertinente pour sortir de la particratie? “On peut concevoir que les experts aient, chacun, une impulsion politique, répond Bruno Colmant. Mais dans des matières aussi techniques, l’érudition tempère toujours les possibles impulsions politiques. J’ai siégé 12 ans au Conseil supérieur des finances, je n’y ai jamais vécu un débat simplement idéologique. Les discussions étaient toujours enrichies par le savoir.”

Ne pas avoir peur de la démocratie

Les réflexions de Bruno Colmant et Olivier Mouton s’inscrivent dans la perspective du bicentenaire de la Belgique, en 2030. Mais avant cela, nous aurons au moins un scrutin crucial: celui de juin 2024. Les sondages indiquent une forte progression des votes extrémistes (VB en Flandre, PTB du côté francophone), avec un risque de blocage presque mathématique des institutions politiques.

“Si c’est le cas, nous aurons alors un appel à un sursaut démocratique et c’est tout le sens de notre livre, pointe le journaliste de Trends-Tendances. Nous mettons le doigt sur l’importance des enjeux, sur les réformes à mener. Il faut au moins pouvoir en parler pour pouvoir répondre à ces enjeux.”

Négociations à durée déterminée Les deux auteurs récusent dès à présent l’excuse de la difficulté politique pour légitimer de nouvelles et interminables négociations. Ils suggèrent six mois d’intenses discussions, auxquelles experts, panels citoyens et partenaires sociaux seraient pleinement intégrés. Et au terme de ce semestre, si aucune solution n’est dégagée, on renverrait la balle à l’électeur en convoquant un nouveau scrutin. “Il faut rendre à la démocratie sa vraie vertu, conclut Olivier Mouton. Il ne faut pas avoir peur de la démocratie.” Et si l’on s’imprègne des pistes tracées au fil de ces 24 défis de La Belgique de demain, il y a encore moins de raison d’avoir peur de la démocratie.

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