Doit-on craindre une explosion sociale?
La baisse du pouvoir d’achat et la crise énergétique sont aujourd’hui une réalité pour la plupart d’entre nous. Ces crises à répétition peuvent-elles pousser les Belges à manifester massivement dans la rue?
“Halte à la vie chère”, “Le pouvoir d’achat plumé”, “Gelez les prix, pas les gens”… Ces slogans visibles lors de la manifestation nationale de septembre traduisaient la difficulté généralisée des Belges à assumer les coûts du quotidien. Des slogans plus ou moins similaires à ceux aperçus dans la rue ce mercredi. En cause? La baisse du pouvoir d’achat. “De plus en plus de personnes sont à bout, analyse Thierry Bodson, le président de la FGTB. Il y a un désir indéniable d’action qui n’est pas forcément facile à concrétiser parce que pour beaucoup de travailleurs, une perte de salaire (consécutive à une grève, Ndlr) est très problématique.”
Les classes les plus précaires ne sont pas les plus touchées par la crise. Elles sont bien protégées par le tarif social.” PHILIPPE DEFEYT, ÉCONOMISTE
Entreprises ou particuliers, l’inflation est aujourd’hui une réalité pour tous les Belges même si chacun la vit différemment. Faut-il s’attendre à ce que ces mouvements se répètent et fassent déborder la marmite sociale ou, pire, mènent à une explosion? “On ne peut pas encore parler d’explosion sociale en Belgique mais il y a de réelles difficultés”, note Vincent Yzerbyt, professeur de psychologie sociale à l’UCLouvain.
En effet, après la crise sanitaire, la Belgique doit aujourd’hui faire face à une crise économique avec, en toile de fond, la crise énergétique et l’invasion de l’Ukraine par les forces russes. Ces épisodes et événements créent des conditions matérielles, économiques et sociales qui confrontent les personnes à des difficultés importantes.
Fait inédit depuis l’après-Seconde Guerre mondiale, ce sont les classes moyennes qui sont les plus touchées par la crise actuelle, et principalement la classe moyenne inférieure. “Que les classes les plus précaires ne soient pas les plus touchées par la crise, étant bien protégées par le tarif social, est un nouveau phénomène”, analyse Philippe Defeyt, économiste et l’un des experts du gouvernement en matière de pouvoir d’achat. “Je ne dis pas que les ménages précaires ont des revenus suffisants, nuance-t-il. Mais ils n’ont pas eu à encaisser le choc énergétique sur leur pouvoir d’achat.”
Les prix bas privilégiés
Reste que les hausses de prix sont légion. L’inflation a grimpé à 12,27%, atteignant son plus haut niveau depuis juin 1975. Et voici les hausses plus récentes et les plus spectaculaires sur un an. Le gaz: + 130% ; l’électricité: + 84% ; le mazout: + 57,7% ; le beurre: +26,3% ; le diesel:
+ 25,2% ; la farine: + 25%. Et si c’est l’augmentation du prix de l’énergie qui contribue de manière la plus importante à ces hausses, celle des loyers s’est également accélérée de 3,86% à 4,44%.
Globalement, l’inflation des produits alimentaires (y compris les boissons alcoolisées) s’élève actuellement à 12,30% et a fortement augmenté ces derniers mois. En novembre de l’an dernier, ce chiffre était encore de 0,47%. Le prix des huiles (+ 23,8%), du poisson (11,8%), des produits laitiers (16,3%), du pain et des céréales (14,4%) ainsi que de la viande a fortement augmenté.
Preuve que ces hausses se font ressentir dans le portefeuille des consommateurs, les hard discounteurs constatent une hausse de leur fréquentation. Aujourd’hui, une enquête menée par iVOX montre que trois Belges sur cinq indiquent se rendre plus souvent chez ces discounteurs. “Même les quelque 10% de consommateurs qu’y ne faisaient jamais auparavant leurs courses y réfléchissent désormais”, confirme Jason Sevestre, le porte-parole d’Aldi. La hausse des marques propres démontre également que le consommateur cherche davantage le prix le plus bas. “Lors de la crise sanitaire, les consommateurs voulaient se faire plaisir et se tournaient vers les marques A, ce n’est plus le cas aujourd’hui”, ajoute Silvie Vanhout, du magazine spécialisé Gondola. L’ensemble de la grande distribution l’assure: les marques propres sont aujourd’hui privilégiées par les consommateurs et représentent près de la moitié des achats.
Des comportements assez compréhensibles: en Belgique, environ 20% des ménages vivent désormais en situation de risque de pauvreté ou d’exclusion sociale. Si les familles monoparentales ou avec plus de deux enfants sont les profils les plus à risque, aujourd’hui, de nouvelles catégories sont concernées. Notamment les étudiants, qui représentent par exemple une hausse de 3% des demandes d’aide financière au centre public d’action sociale (CPAS) de Bruxelles. “On constate une augmentation du nombre de bénéficiaires du revenu d’intégration de 2,43% alors que traditionnellement, le premier semestre présente une tendance à la baisse”, souligne Sandra Verhasselt, du centre d’études du CPAS de Bruxelles. Certes, du côté de l’Observatoire du crédit et
Plein de gens pensent qu’ils ne reçoivent pas ce qu’ils méritent et que d’autres en profitent. Ce ressentiment, c’est un poison.” VINCENT YZERBYT (UCLOUVAIN)
de l’endettement, on ne constate pas encore d’augmentation des demandes de médiation de dettes. Mais ce n’est sans doute qu’une question de temps… “Il faut généralement attendre plusieurs mois pour percevoir les répercussions d’une crise sur la population. Pour le moment, nous n’observons pas de situation de crise, mais nous sommes en deuxième ligne, contrairement aux associations ou aux CPAS.”
La sérénité financière en baisse
Les résultats d’un nouveau baromètre de l’assureur-vie NN montrent par ailleurs que la sérénité financière des Belges n’a jamais été aussi faible. “L’indice de sérénité financière globale a chuté de 3,2 points depuis mars, précise Bart Chiau, professeur d’économie à l’UGent. Cette sérénité est au plus bas depuis le début des sondages en 2020, alors qu’une remontée avait été amorcée en mars 2021 lorsqu’avait débuté la campagne de vaccination du gouvernement, ce qui avait brièvement relancé l’optimisme des Belges.” Cette nouvelle crise frappe particulièrement les Belges. Même pendant le confinement, en plein coeur de la pandémie, ils étaient généralement plus confiants quant à leur situation financière. “Cela s’explique par le fait que les Belges n’avaient pas la possibilité de dépenser leur argent puisque la majorité des commerces étaient fermés, tout comme l’horeca”, explique Bart Chiau.
Ces crises successives qui amènent la sérénité financière à un niveau historiquement faible peuvent-elles mener à un débordement social? “Je sens bien qu’il y a des éléments susceptibles de faire bouillir et déborder la marmite sociale mais je ne m’attends pas à une mobilisation massive dans l’immédiat”, augure Philippe Defeyt. La Belgique bénéficie également de l’indexation des salaires et des revenus sociaux, un système qui permet de protéger le pouvoir d’achat. “Ce système joue un rôle important dans la perception des ménages qui voient les prix augmenter mais savent que leur salaire va suivre, assure Bart Chiau. Cela contient une partie de la population.”
Pour l’instant, le mécontentement est palpable. On entend bien un début de grondement mais il est encore faible, loin d’une révolution. En Belgique, on n’aperçoit pas de gilets jaunes sur les ronds-points, on ne recense pas d’arrêts de travail sauvages et la désobéissance civile est très faible. Le mouvement Don’t Pay, né en Grande- Bretagne et qui incite les consommateurs à refuser de payer leurs factures d’énergie, se structure à peine chez nous. “Nous avons chez nous un tissu très riche de corps intermédiaires qui continuent à porter les revendications de la population”, explique Vincent Yzerbyt. Les mouvements parallèles n’ont pas encore réellement vu le jour: même les “vendredis de la colère” du PTB ne prennent pas. “J’ai la faiblesse de croire que les travailleurs ont confiance dans les actions que l’on mène. Mais cela pourrait changer, notamment avec les négociations salariales”, ajoute Thierry Bodson.
Pas de débordement social en vue
Par ailleurs, le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités de revenus, reste remarquablement stable. L’ampleur de ces inégalités en Wallonie est même très faible par rapport à la situation observée dans la plupart des autres pays européens. Une situation favorable que l’on peut expliquer par notre modèle social qui combine une sécurité sociale relativement bien développée et un marché du travail plutôt bien encadré, notamment par les partenaires sociaux. “Il y a des gens qui vivent sous le seuil de pauvreté, même si globalement, nous vivons dans un pays privilégié par rapport à d’autres dans le monde”, poursuit Vincent Yzerbyt qui ajoute que le problème réside aussi dans la comparaison avec les plus nantis. Autrement dit, ce n’est pas tant le revenu mais les inégalités croissantes qui peuvent conduire à des tensions et nourrir cette impression sourde qu’ “on est dans la même tempête mais pas dans le même bateau”. Et Philippe Defeyt de renchérir: “Nous vivons dans une société du ressentiment. Plein de gens pensent qu’ils ne reçoivent pas ce qu’ils méritent et que d’autres en profitent. Ce ressentiment, c’est un poison qui agit lentement dans une société”. “Des multitudes de marmites individuelles sont en train de bouillir. Mais il n’y a pas encore de collectivisation de cette inquiétude”, ajoute Min Reuchamps, professeur de sciences politiques à l’UCLouvain. D’autant que l’ensemble de la population n’est pas encore touché par la crise énergétique. Outre les tarifs sociaux, une autre partie des Belges bénéficient encore de contrats d’énergie fixe ou d’avantages extralégaux, comme la carte essence offerte par l’employeur, qui protège les consommateurs de la hausse des carburants. “Environ 21% des consommateurs ne bénéficient ni du tarif social ni de primes énergétiques car ils ont conclu un contrat fixe avant le 1er octobre 2021 et sont donc protégés, rappelle Philippe Defeyt. Quant aux classes précarisées, elles sont tétanisées. Relativement bien protégées contre ce choc énergétique, elles ont surtout malheureusement pris l’habitude de vivre avec peu.”
Si la Belgique semble immunisée face à une contestation massive de sa population, c’est donc sans doute parce que toutes les catégories sociales ne sont pas touchées de la même manière.
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