Coup d’œil dans le rétro: retour sur la législature de Pierre-Yves Dermagne (PS)

Pierre-Yves Dermagne Vice prime minister |
Pierre-Yves Dermagne vice premier Ministre 05/02/2023
© BELGA/BELPRESS
Baptiste Lambert

Après Philippe Henry (Ecolo), ministre de l’Energie du gouvernement wallon, c’est au tour de Pierre-Yves Dermagne (PS), ministre fédéral de l’Economie, de se prêter à l’exercice du coup d’œil sur la législature qui s’achève. Là encore, le menu est copieux : taux d’emploi, crise inflationniste, taux d’épargne et faillites le composent.

Le vice-Premier socialiste de la Vivaldi nous reçoit rue Ducale, à deux pas du Parlement et du bureau du Premier ministre. Large sourire aux lèvres, Pierre-Yves Dermagne a le sentiment du devoir accompli, malgré les crises qui ont émaillé le début de la légis­lature. Au sein du kern, le Conseil des ministres restreint, il a dû batailler pour relever le salaire minimum, conclure le jobs deal, faire passer les priorités socialistes ou bloquer les velléités de ses partenaires. Même si les coups de téléphone de Paul Magnette, en coulisse, se sont multipliés, ce qui a eu le don d’énerver les autres vice-­Premiers autour de la table.

Les critiques de sa politique ? Pierre-Yves Dermagne y répond par des chiffres, tangibles, qui dépassent les idées reçues. C’est, dit-il, cette façon de faire qui le guide : les données scientifiques et statistiques priment les postulats. En particulier quand il s’agit d’économie et de marché du travail.

TRENDS-TENDANCES. Le “jobs deal” a été critiqué à gauche, par le PTB, car il assouplissait le travail de nuit. A droite, beaucoup ont estimé qu’il n’allait pas assez loin. Etait-ce un bon accord ?

PIERRE-YVES DERMAGNE. Oui, c’était un bon accord. On était en pleine crise covid. Les mots qui m’ont guidé étaient ceux de Winston Churchill : “Never let a good crisis go to waste”. D’abord, on a vu combien on avait besoin des services publics et de la sécurité sociale pour amortir le choc. Ensuite, on a assisté à une série d’accélérations dans la manière dont le travail était perçu, dans la manière dont le travail était vécu. Ces deux constats m’ont guidé. Par exemple, on a resserré les trous dans le filet de sécurité pour les travailleurs des arts ou les travailleurs des économies de plateforme. Ensuite, on s’est adapté à la recherche de flexibilité des travailleurs, à leur quête d’équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Par exemple, avec la semaine compressée en quatre jours au lieu de cinq, ou la possibilité d’aménager son temps de travail sur deux semaines.

Cette semaine de quatre jours, sans réduction du temps de travail, n’a pas rencontré beaucoup de succès…

Pas encore. Mais je ne l’ai jamais présentée comme une mesure qui avait vocation à être généra­lisée. C’est d’ailleurs une des critiques qui étaient formulées par les organisations syndicales, qui y voyaient, de manière caricaturale, la fin de la journée des huit heures. J’ai toujours dit que ce serait une mesure au choix, qui pourrait varier tout au long de la carrière professionnelle. Par la suite, c’est le patronat qui s’est inquiété. Il aime souvent parler de flexibilité mais quand c’est à la demande des travailleurs, ça plaît moins. C’est un bel exemple des ambi­guïtés et de la dialectique au sein de la concertation sociale. Dans tous les cas, il faut du temps. Cette semaine de quatre jours est une forme de changement culturel, tant chez les travailleurs que chez les employeurs.

Votre président de parti voit déjà plus loin : il veut une semaine de quatre jours, avec réduction du temps de travail et maintien du salaire.

Oui, ça va dans le sens de l’histoire. Historiquement, on a eu des réductions progressives et continues du temps de travail avec le développement technologique. Bon, cette réduction n’est pas tombée du ciel : elle a toujours été le fruit d’un combat. Et aujourd’hui, de nouveaux bouleversements technologiques sont à l’œuvre, avec la numérisation et l’intel­ligence artificielle, et on voit à quelle vitesse ça s’opère. Le temps de travail va diminuer.

Au niveau macro, sans doute. Mais c’est difficile à entendre, quand on a un taux d’emploi de 65 % en Wallonie…

Avec des gens qui travaillent trop et qui en souffrent et d’autres, qui ne travaillent pas assez, le travail est mal partagé. Il y a donc la nécessité de mieux partager le travail. Mais notre proposition a été mal interprétée : il n’a jamais été question de généraliser cette réduction du temps de travail. On a ensuite bien précisé que ça ne se ferait pas du jour au lendemain. Le premier groupe cible, ce sont les travailleurs les plus âgés, qui connaissent des difficultés en fin de carrière. Pour le bien de la sécurité sociale, mais aussi pour le bien-être au travail, il est important que les gens restent le plus longtemps possible sur le marché de l’emploi, mais dans de bonnes conditions. Si on regarde les statistiques, il y a clairement une corrélation entre le durcissement des règles en fin de carrière et des prépensions, décidé par le précédent gouvernement MR/N-VA, et les malades de longue durée.

Avec le taux d’invalidité justement, l’objectif de 80 % de taux d’emploi n’est-il pas une équation impossible ?

D’abord, on doit maintenir cet objectif. Ensuite, si je suis jugé au niveau des chiffres, ils sont bons. Le taux d’emploi n’a jamais été aussi élevé en Belgique.

Cette progression de l’emploi n’est-elle pas simplement conjoncturelle ?

Certains économistes avancent qu’il y a un biais démographique, lié au vieillissement de la population. La réponse à cela est qu’en chiffres absolus, on n’a jamais eu autant de Belges qui sont à l’emploi, plus de 5 millions de personnes. On a eu une diminution du chômage dans les trois Régions. Alors certes, il reste des différences importantes, mais c’est en Région bruxelloise que le taux d’emploi a le plus progressé.

Il ne faut pas oublier non plus l’augmentation du salaire minimum, qui a permis de creuser l’écart entre travailler et ne pas travailler. Le salaire minimum n’avait plus été augmenté depuis huit ans. J’en ai fait une priorité, même si ce n’était pas dans l’accord de gouvernement : 400 euros sous cette législature, avec l’indexation. Alors oui, je suis comptable de ces bons résultats. Même s’il reste du pain sur la planche.

Attention, je ne dis pas que ma politique était l’unique facteur de progression. Bien entendu, tout n’est pas lié à la politique fédérale. On sait que ce sont des compétences partagées avec les Régions, par exemple. Mais il y a aussi tout ce qu’on n’a pas fait. Au sein du kern, les libéraux appelaient au darwinisme économique : pour les secteurs plus fragiles, “let them fall”, disaient-ils.

Revenons aux malades de longue durée : leur nombre a explosé.

C’est “le” vrai sujet de société sur le marché de l’emploi : l’explosion des maladies de longue durée, qu’elles soient physiques ou mentales. Bien plus que le taux de chômage et les débats stériles sur la limitation des allocations dans le temps. On n’est pas restés les bras croisés, le ministre Frank Vandenbroucke (Vooruit) et moi, avec les plans “Terug naar werk” et les trajets de réintégration. Il y a aussi eu une responsabilisation des employeurs et un renforcement des services d’inspection.

Mais cette problématique pose la question des conditions de travail et de la pénibilité. On en a parlé : il faut aménager les fins de carrière, les horaires, offrir la possibilité de lever le pied. Aujour­d’hui, c’est totalement binaire.

“Le salaire minimum n’avait plus été augmenté depuis huit ans. J’en ai fait une priorité, même si ce n’était pas dans l’accord de gouvernement.”

La carotte, donc. Et le bâton ?

Les chiffres ne nous permettent plus de penser que c’est un problème individuel. C’est un problème collectif. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de fraudes, mais quand on a des chiffres tels que ceux-là (500.000 malades de longue durée, près du double des chômeurs indemnisés, Ndlr), on ne peut plus parler de personnes qui tirent sur la corde. On a un problème de société. On doit l’affronter collectivement.

Revenons sur la crise inflationniste. Des secteurs en ont-ils finalement profité pour gonfler leurs prix ?

Je n’aime pas faire de la politique sur la base d’intuitions. Et j’ai voulu objectiver les choses. Pour les supermarchés, on a fait un monitoring mensuel des prix. L’Observatoire des prix a effectué son analyse et il n’a pas repéré, globalement, de problèmes particuliers. Il y a des prix très différents sur certains produits par rapport à l’étranger, mais d’autres sont en revanche beaucoup moins chers.

Par contre, il y a la limitation territoriale des offres. La Belgique est un petit marché, avec trois langues nationales. Certains industriels en profitent pour proposer des prix plus élevés chez nous que chez nos voisins. C’est un sujet qu’on a mis sur la table européenne, dans le cadre de la présidence belge de l’UE.

Au niveau du taux d’épargne, est-ce que les banques en ont fait assez ?

Ma réponse est claire : non. Et c’est la raison pour laquelle on a dû mettre en place le fameux bon d’Etat. C’est également la raison pour laquelle on a fait contribuer de manière excep­tionnelle le secteur bancaire au budget 2024, en réduisant la déductibilité de la taxe bancaire.

Dans les faits, même le bon d’Etat au taux réduit n’a pas vraiment fait bouger les lignes…

Toujours pas, en effet. On a travaillé avec l’Autorité belge de la concurrence. Et il y a effectivement une concurrence insuffisante dans le secteur, en particulier entre les quatre grandes banques belges. J’ai mis une série de recommandations en œuvre, d’autres le seront dans les prochains jours – comme la réduc­tion des frais pour le crédit hypothécaire ou le refinancement, le fait qu’une banque ne puisse pas revenir sur un taux préférentiel, ou encore l’interdiction des comp­tes liés. On doit pouvoir ouvrir un compte d’épargne sans prendre un compte courant ou d’autres produits bancaires.

Certains estimaient que le marché allait se réguler de lui-même. Ce n’a pas été le cas et ce n’est pas encore suffisamment le cas aujourd’hui. Le prochain gouvernement devra mettre en œuvre le reste des recom­mandations, notamment sur la suppression de la prime de fidélité, pour que le client ne dispose plus que d’un seul taux, facilement comparable. De façon à améliorer la mobilité bancaire.

Finalement, n’est-ce pas un peu le seul levier dont le gouvernement dispose ?

Non, on pourrait aussi réfléchir à la création d’un produit d’épargne régulé, comme c’est le cas en France, avec le livret A.

Au niveau des faillites, Pieter Timmermans (FEB) prédit “le début d’une zone de fortes turbulences”, avec deux années difficiles. Exagère-t-il ?

Il est dans son rôle. Mais au niveau des chiffres, en augmentation il est vrai, c’est surtout un retour à la normale. On savait qu’on avait mis une série d’entreprises sous perfusion, avec le moratoire sur les faillites et les différents mécanismes d’aide. Ce n’est pas surprenant : tous les économistes l’avaient pointé du doigt. Mais cette situation n’est pas propre à la Belgique.

Il y a quand même des spécificités…

Oui, l’énergie est par exemple plus chère en Belgique. Notre industrie est trop consommatrice d’énergie, en particulier la pétrochimie et le secteur logistique. Proportionnellement, la Belgique est plus consommatrice d’énergie que l’Allemagne.

Pierre-Yves Dermagne vice premier Ministre © BELGA/BELPRESS

Et l’indexation automatique des salaires ?

Oui, Pieter Timmermans met continuellement le coût du travail en avant. Mais c’est le contraire ! Cette indexation a permis de soutenir la consommation intérieure. La croissance belge a été supérieure à celle des pays voisins, à l’exception des Pays-Bas. Cette indexation, elle participe aussi à la paix sociale. En Allemagne ou en France, les mouvements de protestation se multiplient. Et puis dans tous les cas, au niveau des coûts salariaux, il est difficile de faire des généralités. Tout dépend du secteur d’activité. Les coûts salariaux sont un problème pour un secteur, mais pas pour un autre. C’est d’ailleurs pour cela qu’il faut modifier la loi de 1996.

C’est-à-dire ?

C’est aberrant de ne pas pouvoir négocier des augmentations de salaire, au-delà de l’indexation, dans les secteurs qui vont très bien. Tout ça parce qu’on a une norme globale qui s’impose à tous les secteurs, dans leur entièreté. Ça n’a pas de sens.

La FEB parle aussi des frais administratifs, qui ont bondi pour les entreprises.

Dans ce débat, Pieter Timmermans oublie toujours le soutien public aux entreprises. Ce soutien à l’activité est plus important de plusieurs points de PIB en Belgique que dans les pays voisins et dans la zone euro.

“C’est aberrant de ne pas pouvoir négocier des augmentations de salaire, au-delà de l’indexation, dans les secteurs qui vont très bien.”

Dernièrement, vous avez accordé beaucoup de temps à la présidence belge de l’UE. Une mesure à retenir ?

J’ai personnellement œuvré à la nomination d’Enrico Letta, ancien Premier ministre italien. Il doit établir un grand rapport sur l’avenir du marché intérieur. C’était d’ailleurs le sujet central du dernier Sommet européen : quel avenir industriel pour l’Europe ? On doit avoir une politique industrielle et énergétique au niveau européen pour faire face à la concurrence américaine et chinoise. D’ailleurs, pour en revenir à la Belgique, œuvrer tout seul dans notre coin n’aurait aucun sens. Quand on est Belge, qui plus est ministre de l’Economie, on ne peut envi­sager les choses que sous un prisme européen.

Quelle cote donneriez-vous au gouvernement fédéral ?

En considérant les crises successives et au vu des résultats économiques, je dirais 7,5/10.

Et à vous, personnellement ?

Je ne peux pas me coter (sourire).

Quelle est la priorité du prochain gouvernement ?

Une vraie réforme fiscale. Pour faire en sorte que les travailleurs et travailleuses puissent gagner 300 euros nets de plus par mois. On a tous les éléments sur la table. On y a passé cinq semaines d’affilée. De notre côté, on a été très constructif. On a toujours participé aux travaux en venant avec des propositions et des contre-propositions. Et on sait tous à qui on doit la responsabilité de cet échec. z

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