Ceux qui ont mis la Belgique dans le fossé
Le débat politique reste vif pour éviter une pénurie d’électricité les deux hivers prochains, sur fond de bras de fer vert-bleu. Ce chaos énergétique résulte d’une évolution entamée à la fin des années 1990. Récit d’une saga dont les responsables sont plus nombreux que certains l’affirment.
Une énergie trop chère. Des risques de pénurie pour les prochains hivers, si on ne prolonge pas des réacteurs nucléaires. D’interminables débats politiques sur la meilleure manière d’éviter le black-out. Et une dépendance trop grande à l’égard de l’étranger. La question énergétique anime la Belgique et l’Europe depuis plus d’un an, en raison de la hausse des prix post-covid et de l’invasion de l’Ukraine. Les racines du problème remontent toutefois à une trentaine d’années.
Nous avons tenté d’identifier les responsabilités de ces maux, avec l’aide d’experts. Deux leçons à retenir. Primo, la source de nos difficultés vient d’une double évolution survenue à la fin des années 1990: la vente de nos “bijoux de famille” à l’étranger et une libéralisation européenne du marché de l’énergie mal organisée, incomplète ou détournée. Secundo, la loi sur la sortie du nucléaire, adoptée en 2003 sous la pression écologiste, a joué un rôle, de même que l’absence d’action décisive par les gouvernements suivants, durant 20 ans.
Voici comment la Belgique a joué avec le feu énergétique.
1988-1998: Dehaene, Davignon, Frère, Hansen: la vente des “bijoux de famille”
Au carrefour des années 1980-1990, le raid manqué de l’Italien Carlo De Benedetti sur la Société générale de Belgique et la prise de participation de Suez dans cette entreprise clé pour la Belgique secouent les milieux politiques. Notre pays laisse ses “bijoux de famille” filer à l’étranger. En matière énergétique, la pièce, complexe, se joue dans la foulée: quand le nouveau couple Suez-Lyonnaise des Eaux monte sa participation dans Tractebel dont l’ex-Société générale est actionnaire, un bras de fer débute pour tenter de consolider le sacro-saint “ancrage belge”. Feu Philippe Bodson, alors administrateur délégué de Tractebel, plaide pour une fusion entre ce dernier et le fournisseur d’électricité Electrabel, lui-même propriété pour partie de Tractebel, afin de diluer la participation de Suez. En vain.
“En 1998, seuls deux Belges ont (peut-être) encore les moyens d’inverser le cours de l’histoire: Etienne Davignon et Jean-Luc Dehaene, écrit l’historien Vincent Delcorps dans Paroles de patrons (éd. Racine, 2017). Ils se sont mouillés pour Bodson en 1994. Mais cette fois, ils ne prennent plus son parti. Sans doute Davignon sait-il qu’il ne pourrait pas gagner. Sans doute Dehaene n’éprouve-t-il que peu d’intérêt pour cette épreuve privée de laquelle – c’est son point de vue – le politique n’a pas à se mêler.”
En 2012, dans ses Mémoires, l’ex-Premier ministre Jean-Luc Dehaene n’évoquera pratiquement pas l’histoire et relativisera: “Je n’ai jamais participé au soi-disant débat sur l’ancrage. Mon analyse de l’industrie belge, c’était que le pays idéal était le Benelux. (…) Notre bien-être vient essentiellement des filiales de multinationales qui se sont implantées chez nous lors de la création du marché commun après 1958. De plus, nous sommes un pays de PME”. Dans un autre livre, Le Bal des empires, Béatrice Delvaux et Stefaan Michielsen soulignent combien le cavalier seul de Dehaene dans ce dossier avait exaspéré, à l’époque, le vice-Premier PS Elio di Rupo.
Deux autres personnages majeurs interviennent. L’homme d’affaires Albert Frère ne voit pas l’intérêt de défendre les intérêts belges: il vend ses parts de Tractebel pour investir dans Suez. “Le capitalisme belge était très dépendant d’Albert Frère, qui maîtrisait mal ce secteur, tout comme Jean-Luc Dehaene qui n’a pas été conscient de l’importance de préserver un contrôle suffisant sur ce domaine partout considéré comme stratégique”, souligne Eric De Keuleneer, professeur émérite à l’ULB. Quant à Jean-Pierre Hansen, le futur homme fort de l’énergie, il (re)devient CEO d’Electrabel à l’heure où la France prend en main les leviers de notre futur énergétique. Cet expert renommé est “Paris compatible” et les dés sont déjà jetés lors de son arrivée: il est là pour gérer la suite de l’histoire.
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“Quelque chose dans la culture d’entreprise d’Electrabel a changé à ce moment-là, estime Damien Ernst, professeur à l’université de Liège. Le centre de décision glisse vers Paris, qui a d’autres priorités. La complexité de la politique belge empêche aussi d’avoir une visibilité claire sur le cap suivi: quand vous êtes CEO d’une filiale belge d’une entreprise française, c’est difficile d’aller expliquer à Paris notre stratégie.”
1996-2006: Chirac, Kohl, Papoutsis, Schröder, etc.: libéralisation de l’énergie et mauvais choix stratégiques
“Il ne faut pas oublier qu’en matière d’énergie, bien des choses se décident au niveau européen, souligne Jean Faniel, directeur général du Crisp (Centre de recherche et d’information socio-politiques). Surtout depuis la libéralisation du marché, qui a débuté dans les années 1990.” Marchant sur les traces du Royaume-Uni, le couple franco- allemand s’entend sur une libéralisation du secteur de l’énergie au niveau européen. Les premières directives sont adoptées en 1996 et 1998, sous la Commission du Luxembourgeois Jacques Santer avec le Grec Christos Papoutsis à l’Energie, avant un deuxième paquet de mesures au début des années 2000 qui permet à chaque client de choisir librement son fournisseur.
“Tout est notamment parti du constat que les monopoles nationaux étaient, en général, très mal contrôlés et régulés, estime Eric De Keuleneer. On a versé dans l’illusion que la concurrence allait régler tout cela, mais en s’arrêtant à mi-chemin: partant de monopoles locaux, on est passé à un oligopole européen, la concurrence au niveau de la production est restée insuffisante et superficielle, jouant sur les marchés au jour le jour mais incapable de générer des investissements. En Belgique aussi, avant de libéraliser, on a veillé à garantir la place prépondérante d’Electrabel, entre autres en leur permettant de racheter à bon prix les portefeuilles de clients des intercommunales de distribution mixtes qui appartenaient en fait aux communes, cadenassant le marché à leur profit.”
“C’est un peu facile de mettre tout sur le dos de la libéralisation, clame Damien Ernst. Aux Etats-Unis, le secteur est libéralisé, cela ne les a pas empêchés de poser des choix stratégiques judicieux en investissant dans le gaz de schiste ou en continuant à miser sur le nucléaire. En Europe, ce sont des décisions prises au niveau national qui ont posé problème.” Ce fut surtout vrai en Allemagne: sous l’impulsion du chancelier Gerhard Schröder, notre voisin se retrouve pieds et poings liés au gaz russe.
2003: Verhofstadt, Coens, Durant, Deleuze: une sortie du nucléaire inachevée
Les écologistes participent à l’arc-en-ciel de Guy Verhofstadt avec les libéraux et les socialistes, suite à leur victoire électorale de 1999. Ils pèsent de tout leur poids sur les politiques menées. La vice-Première ministre Ecolo, Isabelle Durant, et son secrétaire d’Etat à l’Energie, Olivier Deleuze, obtiennent le vote d’une loi pour sortir du nucléaire à l’horizon 2025. Une fleur à leur chapeau. “C’était notre petit oiseau, a rappelé Olivier Deleuze au Soir, en janvier 2023. Nos partenaires au gouvernement le savaient. Pour nous, le nucléaire, c’était et cela reste le symbole de la société productiviste, qui fait tourner des centrales 40 ans sans se tracasser de produire des déchets pour des millénaires.”
“En 2003, l’idéologie antinucléaire a remporté une victoire symbolique, mais il était déjà évident à ce moment que sa concrétisation serait irréaliste”, regrette Damien Ernst.
“Il aurait fallu décider à ce moment-là d’un plan d’investissements montrant que l’on savait où l’on allait, explique Eric De Keuleneer. On se serait rendu compte que l’on aurait dû programmer différemment le phasage de sortie du nucléaire: une fermeture entre 2015 et 2025 pour les centrales les moins fiables, des investissements en centrales à gaz pour les remplacer et d’autres pour le back-up du nucléaire restant, avec la possibilité de prolonger les tranches nucléaires les plus fiables au-delà de 2025 – pour 20 ans plutôt que pour 10 ans, d’ailleurs. Par ailleurs, le gouvernement de l’époque a à peine évoqué la question des provisions nécessaires au démantèlement futur et à la gestion des déchets nucléaires.”
Le Premier ministre Guy Verhofstadt, épaulé par son chef de cabinet Luc Coens, soutient l’importance de protéger Electrabel. Les libéraux comptent il est vrai sur l’électricien dans un autre dossier sensible: la faillite de la Sabena survenue en novembre 2001 et la renaissance de la compagnie nationale sous le nom de Brussels Airlines. Verhofstadt avait promis que cela ne coûterait pas d’argent public. La paire Tractebel/Electrabel investit 100 à 150 millions d’euros, signale Eric De Keuleneer, sans illusion sur la rentabilité de la compagnie, mais récupérera par la suite des dizaines de fois ce montant en plus-values sur des réseaux sur-amortis, transferts de passif de pension, report de la discussion sur la rente nucléaire… Si la responsabilité de la sortie du nucléaire est verte, le soutien aveugle à Electrabel est bleu. Bientôt, toutes les couleurs seront à l’unisson du chaos énergétique belge.
2004-2019: Leterme, De Wever, Di Rupo, Michel, etc.: manque de vision
“Dès que les écologistes ont été hors de la majorité fédérale, après leur défaite aux élections législatives de 2003, les autres partis n’ont plus rien fait pour rendre cette loi réalisable”, regrette Jean Faniel. L’horizon de 2025 est lointain. La sécurité d’approvisionnement ne paraît en rien menacée et les priorités sont ailleurs. Les gouvernements se succèdent, fragiles, et les blocages menacent la Belgique sur le terrain institutionnel. Le CD&V Yves Leterme se focalise sur la scission de BHV (arrondissement Bruxelles-Hal-Vilvorde) et Bart De Wever explose avec la N-VA.
“Entre 2003 et 2020, il y a effectivement eu trop peu d’investissements, confirme Eric De Keuleneer. Electrabel n’avait pas d’intérêt réel à en faire: l’entreprise gérait 80 à 90% de la production du marché et gagnait de l’argent tout en contrôlant les prix.” Avec diverses conséquences: cela décourage les autres acteurs d’investir dans des centrales au gaz, les énergies renouvelables ne sont pas au rendez-vous, alors que les subsides ne se révèlent quand même pas illimités. Selon le professeur de l’ULB, “il était clair, dans les années 2008-2010, que la libéralisation oligopolistique adoptée ne favorisait pas les investissements, clair aussi que les pouvoirs publics auraient dû veiller à la construction de deux à trois centrales au gaz supplémentaires. Grâce à cela, la Belgique aurait aussi mieux fait face aux problèmes techniques des centrales nucléaires dans les années 2010, et négocierait plus facilement la prolongation de certaines tranches nucléaires aujourd’hui.”
“Prétendre que l’on n’a rien fait est fallacieux, argue Damien Ernst. C’est un argument utilisé pour camoufler le fait qu’il était difficile de remplacer six GW de nucléaire. Il y a bien eu des investissements en matière de renouvelable, mais cela ne suffit pas. Une vision en matière énergétique doit s’échelonner sur 20 ans, tandis que l’horizon politique se limite à cinq ans. Ce qui m’attriste, c’est qu’il y a peu de femmes ou d’hommes d’Etat dans cette compétence. Selon moi, il y a une grosse responsabilité des militants antinucléaires et des discours de la peur.”
2020-2023: De Croo, Van der Straeten, Bouchez, Nollet: bras de fer au pied du mur
En octobre 2020, le gouvernement De Croo qui voit le jour est une improbable coalition de sept partis coalisés pour faire barrage au nationalisme flamand. Le retour des écologistes au fédéral, après 17 ans d’absence, remet la sortie du nucléaire au menu politique. Il y a urgence: 2025, c’est demain! Les verts veulent confirmer la sortie et rattraper le temps perdu: investissements massifs dans l’éolien offshore, centrales au gaz pour pallier les manques attendus, programme hydrogène, etc. Des initiatives entamées, en partie, sous l’ère du Premier ministre Charles Michel.
Les écologistes insistent aussi sur le provisionnement des coûts du passif nucléaire, gestion des déchets en tête, problème qui semble avoir échappé aux responsables politiques précédents. Les libéraux, eux, font le forcing pour obtenir une prolongation des réacteurs nucléaires. Pour empêcher la pénurie, mais aussi pour privilégier une énergie décarbonée – le nucléaire – face à un gaz qui émet du CO2 et dont les prix exploseront par la suite en raison de la rupture avec la Russie.
“Au service d’études du MR, ils ont fait un calcul froid et rationnel selon lequel on allait droit dans le mur si l’on n’augmentait pas la capacité de production, souligne Jean Faniel. Le choc géopolitique leur a donné raison. Jean-Marc Nollet et les écologistes n’avaient pas vu venir ce risque de pénurie. Mais à leur décharge, on paie l’inaction passée de tous les gouvernements et d’une situation qu’on a laissée pourrir.
En outre, la position des verts à l’égard du nucléaire n’est plus la même: la majorité des militants estime désormais qu’il faut tout faire pour lutter contre le réchauffement climatique, y compris avec le nucléaire. Les accusations de dogmatisme vert sont erronées et malhonnêtes.”
“Lors de cette législature, sur fond de guerre en Ukraine, nous nous sommes fracassés sur le mur de la réalité, estime Damien Ernst. C’est l’échec de l’idéologie incarnée par l’actuelle ministre de l’Energie, Tinne Van der Straeten (Groen), qui a fait sa carrière dans l’antinucléaire. La prise de conscience est là mais l’énergie, c’est un gros paquebot qu’il est difficile de faire changer de direction. Il faudra 10 ou 20 ans pour corriger le tir.” D’autant qu’(Engie) Electrabel, dont le centre de décision est à Paris, se fait désirer: le nucléaire n’est plus un choix stratégique aux yeux de son nouveau président, Jean-Pierre Clamadieu.
Pour Eric De Keuleneer, le problème est plus large: “Garder 25 à 30% de nucléaire dans le mix de production belge donne une bonne diversification, mais une sécurité relative car des pannes subites et prolongées sont possibles. Cela n’a de sens, en outre, que si on se préoccupe enfin de faire bénéficier les consommateurs belges de l’avantage économique de ces centrales que nous avons payées fort cher, mais dont on nous facture aujourd’hui la production au prix du gaz. Sinon, on pourra résumer l’aventure du nucléaire civil en Belgique comme ceci: des centrales très performantes, reflets de la qualité de l’ingénierie belge, qui ont coûté très cher aux consommateurs belges”.
Le bras de fer entre verts et bleus se poursuit sur la nécessité de prolonger – ou pas – cinq réacteurs. Le sujet énergétique est un thème de campagne en vue du scrutin de 2024. En attendant, le sujet est enfin pris à bras-le-corps. L’avenir dira s’il n’était pas trop tard…
- Olivier Mouton
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- Eric De Keuleneer
- Jean-Pierre Hansen
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- CD&V
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- Jean-Marc Nollet
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- Groen
- Engie
- Jean-Pierre Clamadieu
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