Budget : “La fête est finie”
Le redressement budgétaire n’est pas suffisant, tant au fédéral que dans les Régions et Communautés. En cas de nouvelle crise majeure, les soutiens seraient plus compliqués à décider. Voici pourquoi il y a de quoi s’inquiéter, surtout du côté francophone.
Contrats remplis! Les différentes entités du pays ont présenté en ordre dispersé leur budget pour 2024. “Pas à pas, nous remettons notre budget en ordre”, souligne Alexia Bertrand (Open Vld), secrétaire d’Etat fédérale. Un mot d’ordre entendu également dans les Régions et Communautés. Les organisations patronales saluent quelques avancées, notamment le déploiement des flexi-jobs, mais mettent en garde contre la dégradation du contexte économique. Que se passerait-il en cas de krach ou de nouvelle pandémie? Le “quoi qu’il en coûte” des années passées pourrait-il encore être de mise? La réponse à ces questions montre toute l’hypocrisie de ce satisfecit généralisé.
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“La fête est finie! , souligne l’économiste Etienne de Callataÿ, fondateur d’Orcadia Asset Management. Après 15 années de taux nuls ou négatifs, le retour de taux plus élevés change la donne. Dès le moment où la dette est importante, les marges de manœuvre fondent. Est-on encore en mesure d’agir? C’est une bonne question et la réponse n’est pas sans nuances. A priori, oui, il sera encore possible d’aider ou d’investir… mais le tout est de savoir jusqu’où l’on peut aller sans tomber dans l’excès. A partir de quel moment la communauté des prêteurs va-t-elle prendre peur? En n’étant pas très sérieux sur le plan budgétaire, on se rapproche de cette limite.”
“Cela fait partie du rôle de l’Etat d’assister les citoyens en cas de coup dur, complète Henri Bogaert, professeur émérite de l’UNamur et ancien directeur du Bureau du Plan. C’est un rôle essentiel en démocratie. Mais si vos finances publiques sont dans un tel état que plus personne ne veut vous prêter de l’argent, vous êtes mal pris. Or, cela commence à être le cas avec Belfius qui a exprimé son inquiétude au sujet des finances wallonnes. La situation des pouvoirs francophones devient scabreuse. Nous sommes dans un pays surréaliste.”
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“Des magiciens!”
En cette année préélectorale, la volonté politique consiste à gérer en bon père de famille mais en se voulant rassurant. Dans un clip diffusé sur les réseaux sociaux, Alexia Bertrand apaise: “Ce que nous voulons en tant qu’autorité publique, c’est épargner le simple citoyen. C’était un choix fondamental. Quand entend-on parler d’un budget? Soit quand on augmente sérieusement les impôts et que les citoyens le sentent ; soit, comme cela se passe en Italie, quand le gouvernement n’a pas fait son travail et que les marchés réagissent. Pourquoi? Parce qu’il y a des dépenses à tout-va, parce que les déficits n’ont pas diminué. Cela crée des problèmes pour les citoyens.” En Belgique, ce n’est pas le cas.
Lors de la conférence de presse de présentation du budget wallon, le ministre-président Elio Di Rupo (PS) a lui aussi adopté la méthode Coué: “Le gouvernement wallon s’était fixé quatre objectifs: pas de nouvelle taxe ; garantir la soutenabilité de la dette wallonne et le retour à l’équilibre, hors dépenses uniques et exceptionnelles ; renforcer les efforts et économies structurelles et renforcer les investissements de relance. Au prix d’un travail collégial, sérieux et responsable, nous avons atteint tous nos objectifs.” Mais les dépenses exceptionnelles, justement, sont très conséquentes…
“C’est extraordinaire, ce sont des magiciens, ironise Etienne de Callataÿ. Faire 1,7 milliard d’économies au fédéral sans que cela n’affecte le citoyen, il faut le faire! Pourquoi ne pas faire 12 milliards, dans ce cas? Ceci dit, le fédéral est nettement plus sérieux que les Régions, y compris la Flandre.” Après la communication positive des gouvernements, il est apparu rapidement que tout ne serait pas aussi indolore que cela: la taxe sur les banques risque d’être payée en retour par les clients, le trou dans le budget des soins de santé serait sept fois supérieur à ce qui est annoncé et des taxes cachées sont apparues, sur les cigarettes électroniques notamment. Quant à l’apurement des déficits, il se fait à un rythme moins soutenu que ce que la situation imposerait.
“Plus on s’endette, plus ce sera difficile à l’avenir, insiste Henri Bogaert. Les périodes de calme relatif doivent permettre de remettre de l’ordre dans le budget. C’est ce que font les pays du Nord. En Flandre également, la situation budgétaire est plus satisfaisante. Nous, on ne fait rien!”
Des nuages dans le ciel
Pourtant, l’accalmie pourrait être de courte durée. Les troubles géopolitiques (de l’Ukraine à Israël), les menaces climatiques et les effets du retournement de conjoncture sont là pour le rappeler.
La confiance des entreprises de l’industrie chimique est tombée en septembre au niveau le plus bas jamais mesuré.” Pieter Timmermans (FEB)
“Nous avons reçu récemment plusieurs signaux d’alerte économiques importants, souligne Pieter Timmermans, administrateur délégué de la Fédération des entreprises de Belgique (FEB). Dans l’industrie chimique, le taux d’utilisation des capacités de production n’est actuellement que de 70%, contre 78 à 80% en temps normal. Par ailleurs, l’enquête conjoncturelle mensuelle de la BNB montre que la confiance des entreprises de l’industrie chimique est tombée en septembre au niveau le plus bas jamais mesuré (c’est-à-dire depuis 1980).”
D’autres secteurs sont frappés par une forte détérioration conjoncturelle, poursuit-il: “Selon une enquête récente de la fédération de la construction Embuild, 62% des entreprises de construction et d’installation signalent une diminution des demandes de projets de la part des clients. En outre, le nombre de faillites a fortement augmenté au cours des derniers mois et, tout comme en juin, plus de 1.000 faillites ont encore été enregistrées en septembre. Et récemment, certaines grandes entreprises ont annoncé des fermetures ou des restructurations”.
Son constat? “Tout cela n’a pas suffi à faire de la consolidation de notre tissu économique une priorité. Cette situation est regrettable.”
L’Union des classes moyennes n’est pas en reste. Le budget fédéral est “une éclaircie, pas la canicule”, a-t-elle souligné dans un premier temps. Avant de se référer au baromètre de la confiance des entreprises, qui fait grise mine. “Après trois trimestres de croissance, la confiance des indépendants et chefs de PME francophones se replie légèrement, souligne l’UCM. En ligne de mire: la pression fiscale et le coût du travail en tête des facteurs qui entravent le développement de l’activité.”
Le manque de réformes et l’absence de remise en ordre des finances publiques pourraient se payer cash en cas de crise plus profonde.
Des aides plus ciblées
Les pouvoirs publics ont-il fait preuve de suffisamment de discernement dans les nombreux soutiens accordés pendant les crises du covid et de l’inflation? Ceux-là ne devraient-ils pas être revus à la baisse, si cela se reproduit? Cela doit faire partie de la réflexion à mener, selon nos experts.
“Dans tous les discours politiques au sens large, on ne parle plus que du pouvoir d’achat, constate Henri Bogaert. On ne cesse de subsidier les citoyens, mais aussi les entreprises par l’intermédiaire de chèques, d’aides ou de l’indexation des salaires. C’est évidemment important pour ceux qui se trouvent en bas de l’échelle mais cela représente un effet d’aubaine pour certains. J’irais même plus loin: à mes yeux, un plan de relance n’était pas nécessaire. Le résultat, c’est une inflation gigantesque et qui dure, avec pour conséquence des taux d’intérêt repartis à la hausse.”
Ce n’était pas nécessaire de faire un plan de relance. Le résultat, c’est une inflation gigantesque et qui dure.” Henri Bogaert (UNamur)
“En cas de crise, il conviendrait d’opérer un tri entre les différentes formes d’aides, prolonge Etienne de Callataÿ. Durant la crise du covid, j’ai eu l’occasion de dire que l’on aurait dû cibler davantage les interventions parce que certains en ont profité alors qu’ils n’en avaient pas forcément besoin. Quand il est question d’investir pour financer la transition, cela semble judicieux: de grands investissements, avec un impact fort, permettront d’éviter des coûts ultérieurs si on ne fait rien. Mais le taux de TVA à 6% pour les démolitions-reconstructions décidé dans le cadre du budget fédéral, c’est davantage un cadeau aux intermédiaires qui profitent de l’avantage fiscal.”
“La question est de savoir à partir de quel moment les pouvoirs publics doivent absolument intervenir lors d’une crise, ajoute encore Henri Bogaert. Dans le cas du covid ou de la crise énergétique, on a considéré qu’il était important de le faire. S’il y a de nouveaux chocs comme ceux-là, les gouvernements seront sollicités et devraient intervenir. On peut lever temporairement les contraintes du pacte de stabilité européen. Le problème, c’est de mener les bonnes politiques. Plus la dette augmente, plus l’impact sera important, plus il sera difficile d’intervenir à l’avenir. Les taux d’intérêt augmentent, les primes de risque augmentent… A un moment, on est forcément contraints de prendre des mesures d’assainissement importantes.”
Or, selon le professeur, il existe déjà des systèmes d’aide structurels dont les effets sont importants. “L’indexation des salaires et des allocations sociales, c’est l’aide la plus conséquente qui soit. Aucun autre pays n’a cela. En France, les retraités n’ont plus eu d’augmentation depuis cinq ans. Cela a un coût gigantesque. Quand j’étais au Bureau du Plan, j’ai proposé à plusieurs reprises d’amender le système, mais cela ne passait jamais…”
Le grand écart Nord-Sud
En cas de nouveau coup dur, le risque est grand, en outre, de voir les aides généreuses en Flandre et réduites du côté francophone. Lors de la crise du covid, ce fut déjà le cas: dans l’horeca, notamment, les restaurateurs ont reçu un soutien largement plus important au nord qu’en Wallonie ou à Bruxelles, au grand dam de ces derniers. Cela risquerait de se reproduire si de nouvelles secousses fragilisaient notre économie.
“Pour trouver des marges, le problème le plus aigu se situe du côté francophone, confirme Henri Bogaert. Les dettes augmentent trop fortement et la situation est intenable à terme. On ne peut pas maintenir des soldes nets à financer déficitaires aussi importants pendant aussi longtemps.”
“La distorsion budgétaire entre la Flandre et la Wallonie est très importante, appuie Etienne de Callataÿ. Le dernier exercice budgétaire du gouvernement Jambon n’est pas très sérieux, mais il peut se le permettre. La dette wallonne est proportionnellement cinq fois plus grande que celle de la Flandre! Au nord du pays, la dette représente 58% des recettes, contre 257% en Wallonie. Il y a en outre la perception en Flandre que les francophones n’agissent pas assez pour remédier à la situation.”
Et l’économiste d’ajouter: “Il faut oser dire aux Wallons qu’il y a des dépenses que l’on ne peut plus faire, estime Etienne de Callataÿ. On ne peut promettre des infrastructures sportives de haut niveau ou subsidier certains événements culturels, même si cela est évidemment important. Pour chaque dépense, on doit se demander si elle est superflue ou non. Les signaux d’alerte sont là. Le fait que Belfius et ING ont annoncé qu’ils ne financeraient plus la Région, ce sont des évolutions majeures. Quant à la Région bruxelloise, c’est de la folie furieuse. Sven Gatz (Open Vld), ministre du Budget, s’est réveillé mais un peu tard.” C’est dans la capitale que le rapport entre dette et recettes est le plus important.
“Je m’attends à des négociations difficiles en vue de la prochaine législature”, déduit, fataliste, Henri Bogaert. “Le deal tournera sans doute autour d’un échange entre un refinancement et des compétences nouvelles, prolonge Etienne de Callataÿ. Il pourrait y avoir une phase transitoire de 10 ans, par exemple, mais ce refinancement sera aussi conditionné à des réformes ou à une remise en ordre des budgets.”
Assainir et… renégocier
Ce ne sont évidemment pas des discours qui font plaisir à entendre ou des messages faciles à faire passer à huit mois des élections. Lors d’un colloque organisé à l’UNamur sur la nécessité de réformer la Belgique, début octobre, plusieurs voix se sont élevées en ce sens. La remise en ordre budgétaire sera la principale priorité des prochaines majorités.
Il fut aussi question des déséquilibres budgétaires nord-sud et de l’impossible coopération budgétaire entre les différents niveaux de pouvoir du pays. “De ce colloque, je retiens deux choses fondamentales, souligne Henri Bogaert. Tout d’abord, la régionalisation de notre pays s’est opérée sur une base budgétaire et de façon centrifuge sans que personne ne se pose de questions sur notre capacité à mener des politiques cohérentes. D’autre part, on ne s’est pas du tout préoccupé de créer un fédéralisme de coopération, il n’y avait aucune volonté politique en la matière. En raison des velléités d’indépendance de la Flandre, toute avancée a été bloquée. La réforme de la gouvernance européenne est une opportunité pour repenser des mécanismes en ce sens.”
L’Union européenne a mis sur la table une révision du pacte de stabilité afin d’imposer à chaque pays une trajectoire budgétaire sur quatre ans tout en intégrant la nécessité d’investir pour le futur. Ce serait, aux yeux du professeur, l’occasion de revoir la donne chez nous.
Dans son clip budgétaire, la secrétaire d’Etat Alexia Bertrand rassure encore: “Nous avons déterminé un trajet et si je voulais le résumer en une phrase: keep calm and carry on. On a défini un trajet que l’on a remis à l’Europe: en 2026, nous serons sous la barre fatidique des 3% de déficit. Les citoyens peuvent être apaisés dans un monde qui l’est un peu moins”.
“Le prochain gouvernement aura la lourde tâche d’enrayer les tendances à la baisse et d’éviter que notre industrie ne s’achemine tout droit vers une crise économique profonde, estime Pieter Timmermans. Les solutions sont bien connues: intervention dans l’indexation, modération des salaires par le respect strict de la loi sur la norme salariale, cadre incitatif pour la R&D et l’innovation, sécurité d’approvisionnement énergétique, marché du travail plus flexible…” Une liste à la Prévert à laquelle on peut ajouter des réformes en profondeur dans le camp francophone. Voilà la feuille de route. En attendant la prochaine crise d’envergure, s’il n’est pas trop tard.
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