Arizona: le casse-tête de la taxe sur les plus-values

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Baptiste Lambert

L’accord de gouvernement entretient un flou artistique autour de la taxe sur les plus-values. Parce qu’elle a longtemps cristallisé le point de blocage des négociations, jusque dans les derniers instants. Sa mise en application pourrait devenir un cauchemar administratif. Sa promesse de viser “les épaules les plus larges” est loin d’être garantie.

Au moment d’écrire ces lignes, le texte définitif de la taxe sur les plus-values n’a toujours pas été écrit noir sur blanc dans l’accord de gouvernement. Plusieurs versions nous sont parvenues et elles différaient parfois selon la langue employée. Certains mots, certaines lignes ont même disparu après un passage par un logiciel de traduction. Plusieurs points sont d’ailleurs encore négociés, ce qui promet déjà de faire de nouvelles étincelles.

Mais commençons par ce qui est le plus clair. Pour les petits actionnaires, un taux de 10% sera appliqué. Ils pourront toutefois bénéficier d’une exonération sur les 10.000 premiers euros gagnés. Un montant qui sera indexé sur base annuelle. Ensuite, les plus-values dites “historiques”, c’est-à-dire avant l’entrée en vigueur de la taxe, ne seront pas prises en compte. Enfin, les moins-values pourront être déduites, mais avec deux restrictions : elles ne seront pas reportables d’une année à l’autre et il devra s’agir d’une même catégorie de revenus. Pas question, donc, de déduire une moins-value issue d’un portefeuille de cryptomonnaies avec une plus-value d’un titre non coté.

Pour les grands actionnaires, c’est un taux progressif qui s’appliquera. Outre le fait que le premier million sera exonéré, les plus-values comprises entre 1 et 2,5 millions d’euros ne seront taxées qu’à hauteur de 1,25%. Les actionnaires qui réalisent une plus-value entre 2,5 et 5 millions verront le taux passer à 2,5%, et pour ceux qui font entre 5 et 10 millions, le taux grimpera à 5%. Ce n’est que lorsque la plus-value dépassera 10 millions d’euros que le taux plein sera appliqué.

C’est là que ça se complique. Une petite phrase est déjà sujette à différentes interprétations entre le MR, Vooruit et le cd&v. À partir de quand peut-on bénéficier de cette taxation progressive ? Dans la version néerlandophone, ces taux favorables s’appliquent à ceux qui détiennent une participation d’au moins 20%. Le MR, lui, affirme que cette condition de 20% ne vaut que pour l’exonération du premier million d’euros. Les taux progressifs s’appliqueraient à toutes les plus-values sur les actifs non cotés. Une nuance très importante.

Les titres non cotés

La “contribution de solidarité” – son nom officiel – est une taxation sur les plus-values des actifs financiers. Sur papier, tous les actifs seront visés : actions, obligations, ETF, cryptomonnaies, les fonds de placement et sicav, voire les produits d’assurance-vie. Dans les faits, ce sera sans doute plus compliqué.

Sur papier, tous les actifs seront visés. Dans les faits, ce sera sans doute plus compliqué.

Prenons l’exemple d’un titre non coté. “Comment fait-on pour déterminer la valeur de départ ? s’interroge l’économiste Bruno Colmant. Prenons l’exemple d’un boucher qui vend sa boucherie. Si la taxe sur les plus-values est introduite au 1er janvier 2026, ce que je pense, et qu’il vend le 1er juin 2026, la valeur de vente sera son goodwill (l’écart correspondant à l’excédent du coût d’acquisition, ndlr). Mais quelle était la valeur de son entreprise au 1er janvier ? Impossible à savoir. C’est un cauchemar administratif qui s’annonce.”

Il existe différentes manières d’évaluer des titres de sociétés non cotées. “En matière patrimoniale, par exemple, on emploie la méthode intrinsèque qui tient compte des plus et moins-values latentes et le cas échéant des latences fiscales ”, explique Constantin Dechamps, ingénieur patrimonial à la banque Edmond de Rothschild. La difficulté, c’est effectivement de déterminer la valeur de départ.”

Si c’est à la date de l’entrée en application de la taxe, il n’est pas impossible que chaque entreprise ait à déterminer sa valeur, selon une méthode qui devra être précisée par les autorités. “Selon la méthode, la valeur d’une entreprise peut varier de façon importante”, met en garde Constantin Dechamps. Quoi qu’il en soit, les comptables et les experts fiscaux risquent d’avoir pas mal de pain sur la planche.

Les titres cotés

Pour les titres cotés, les choses semblent plus évidentes et plus objectives. La valeur de marché d’un titre n’est pas sujette à interprétation. Même si la mise en application de la taxe devra trancher de nombreuses questions. Un exemple ? Le renforcement d’une position d’un titre en Bourse. Dans ce cas de figure, quelle valeur de départ faudra-t-il prendre en compte ? La première ou la dernière valeur d’achat ?

Rien d’insurmontable, juge Patricia Di Croce, directrice de l’ingénierie patrimoniale à la banque Edmond de Rothschild. “La Belgique n’est pas le premier pays à taxer les plus-values. Des réflexions ont déjà été menées et il y a des règles de conduite claires. On peut s’en inspirer ou pas, il suffit de jeter un œil ailleurs. Pas plus loin que la France, par exemple.”

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“La Belgique n’est pas le premier pays à taxer les plus-values. Il y a des règles de conduite claires. On peut s’en inspirer.” – Patricia Di Croce (banque Edmond de Rothschild)

Par contre, la question de savoir qui va devoir réaliser tout le boulot inquiète davantage les institutions bancaires. “On sait ce qu’on ne veut pas, sourit Patricia Di Croce : avoir toute la charge sur nos épaules. Les clients devront faire leur travail. En tout cas, c’est comme ça que ça se passe à l’étranger. La banque fournira toutes les informations et les relevés du ou des comptes-titres, mais ce sera au contribuable d’épingler les plus-values et les moins-values dans sa déclaration.”

En tout cas, s’il est assez compétent pour le faire. La tâche pourrait rapidement devenir ardue en cas de plusieurs comptes-titres, de comptes-titres à l’étranger, de types d’actifs différents, en cas de déclaration commune ou de contrat de mariage, de comptes-titres chez l’un ou chez l’autre, de donations… les scénarios ne manquent pas. Une certitude, là encore : les experts fiscaux ne manqueront pas de boulot.

Les épaules les plus larges ?

Plus fondamentalement, l’Arizona disait vouloir faire contribuer les épaules les plus larges. Quand on observe cette esquisse de la “contribution de solidarité”, ça ne saute pas vraiment aux yeux.

On comprend bien sûr que le taux progressif vise à protéger les propriétaires de PME qui voudraient vendre leur activité. Mais c’est une chance dont ne bénéficieront pas les petits investisseurs. Contrairement aux idées reçues, il s’agit rarement de millionnaires. De plus en plus de jeunes se lancent et c’est d’ailleurs une excellente nouvelle. L’exonération de 10.000 euros ? Pas besoin de détenir des centaines de milliers d’euros pour parvenir à ce montant en cas de bonne année boursière. Selon toute probabilité, la plus-value sera la somme d’un montant globalisé. Il n’est pas question d’additionner 10.000 euros par titre ou même par compte-titres.

L’économiste Bruno Colmant, qui est pourtant l’un des pères de la taxe sur les comptes-titres, n’a jamais caché son désaccord par rapport à la taxe sur les plus-values. Pour lui, il est évident que cette taxe manquera sa cible et touchera les petits et les moyens actionnaires. “Les grandes fortunes, elles, ne vendent jamais leurs titres. Si vous êtes actionnaire de contrôle d’AB InBev ou de KBC, par exemple, vous ne vendez pas, vous transmettez vos titres à vos enfants.” Idem pour les rentiers, ajoute l’ancien banquier, “ils ne vendront pas et vivront de leurs dividendes”.

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“Les grandes fortunes ne vendent jamais leurs titres. Elles les transmettent à leurs enfants.” – Bruno Colmant, économiste, estime que la taxe manquera sa cible

Des doutes sur la cible

Patricia Di Croce et Constantin Dechamps expriment également leurs doutes sur la cible de la taxe. “Les plus gros portefeuilles, très souvent, se structurent dans des sociétés. Ce que ne peuvent pas se permettre les plus petits portefeuilles, qui sont détenus en personne physique. Dans la pratique de notre métier, on observe effectivement que les grands patrimoines se structurent dans des véhicules qui visent à pérenniser leur portefeuille et à le transmettre. Le plus petit investisseur, lui, doit pouvoir en vivre”, explique la directrice de l’ingénierie patrimoniale.

Elle ajoute une mise en garde par rapport à ce qu’elle observe dans d’autres pays européens. “Il ne faut pas sous-estimer les conséquences pour les contribuables belges de ce genre d’annonces, dit-elle. Cela provoque des réflexions et des réactions.”

Si on y ajoute l’abandon de la hausse de la taxe sur les comptes-titres de plus d’1 million d’euros, il ne reste plus grand-chose des “épaules les plus larges”. Le dindon de la farce pourrait rapidement devenir “celui qui doit vendre”. Par exemple pour l’achat d’une première maison.

Êtes-vous un “bon père de famille ?”

La taxe sur les plus-values ouvre une boîte de Pandore, alerte Bruno Colmant. Car le fisc pourrait avoir une bien meilleure vue sur la manière dont vous gérez votre portefeuille d’actifs. Le danger ? Ne plus être considéré comme “un bon père de famille” dans la gestion de votre patrimoine. En conséquence, ce n’est pas le taux de 10%, mais bien celui de 33% qui s’appliquerait.
“Dans la pratique, il n’y a quasiment personne qui est taxé à 33%, précise l’économiste. Mais à partir du moment où les banques révéleront le nombre de plus-values et de moins-values, et donc le nombre de transactions, que va faire le fisc ? Va-t-il déterminer que vous ne gérez plus votre portefeuille en bon père de famille à partir de 20 transactions, de 30 ou 50 ? Cela donnerait lieu à tous les procès de la Terre.” In fine, pense Bruno Colmant, la taxe sur les plus-values obligera le fisc à se positionner sur cette notion de gestion de patrimoine “en bon père de famille”. Ce qui n’a jamais été fait depuis 1962.
“Je ne sais pas si ça fait partie des objectifs non déclarés du gouvernement, mais c’est clairement un risque, abonde Patricia Di Croce. Aujourd’hui, l’administration fiscale n’a pas encore toutes les informations nécessaires pour déterminer la spéculation. Tout reste à préciser, mais cette taxe sur les plus-values va donner une arme supplémentaire à l’administration fiscale pour requalifier certaines gestions.

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