“La prochaine révolution de palais sera fatale à Poutine”

Jozef Vangelder Journaliste chez Trends Magazine

Selon le FMI, l’économie russe connaîtra une croissance de 2,2 % cette année, une belle performance. Mais les apparences peuvent être trompeuses, explique Koen Schoors, spécialiste de la Russie. Sur le plus long terme, des temps difficiles attendent la Russie. “La guerre pèse de plus sur l’économie et la société. Au bout du compte, c’est la population qui paie la note. Et, à un moment donné, elle ne suivra plus”.

Faire la guerre, subir des sanctions et continuer à croître. L’économie russe semble pouvoir faire tout cela à la fois. Le FMI prévoit une croissance russe de 2,2 % cette année, un chiffre dont les Belges ne peuvent que rêver. Koen Schoors, spécialiste de la Russie et professeur d’économie à l’université de Gand, n’est pas surpris. “La Russie continue d’exporter du pétrole et du gaz, non plus vers l’Occident, mais vers d’autres pays, à des prix raisonnablement élevés”, explique-t-il. Deuxièmement, le gouvernement russe a renoncé à toute prudence budgétaire. Cela aussi stimule la croissance. La Russie est devenue une pure économie de guerre, produisant autant de munitions, de chars et d’autres armes que possible, avec la logistique qui suit.

L’Occident a déjà approuvé plusieurs sanctions à l’encontre de la Russie. Sont-elles donc inefficaces ?

KOEN SCHOORS : “Les sanctions sont contournées de toutes sortes de façons. Une grande partie du commerce entre l’Occident et la Russie, par exemple, passe désormais par des pays tiers, comme la Serbie ou l’Inde. Les exportations de pétrole de l’Inde vers l’Allemagne se sont multipliées. Il y a donc toujours beaucoup d’argent qui entre en Russie. La Russie avait l’habitude d’épargner une partie de cet argent dans une sorte de fonds de réserve en cas de périodes difficiles. Mais même ces économies servent à l’économie de guerre. Le prix à payer est l’inflation, alimentée par la faiblesse du rouble et des importations plus chères”.

En bref, la croissance russe a été freinée.

“En effet. En outre, il s’agit d’une croissance à court terme. À long terme, la croissance s’affaiblira en raison du manque d’investissements dans l’économie civile. À cela s’ajoutent le vieillissement de la population et l’émigration. Beaucoup de jeunes Russes talentueux s’en vont. Cela aura un impact sur la main-d’œuvre, alors que celle-ci est baisse depuis 1992. Et ça aussi ce n’est pas non plus une bonne nouvelle pour l’économie.

Combien de temps la Russie pourra-t-elle continuer à financer la guerre ? L’année prochaine, près d’un tiers des dépenses publiques seront consacrées à la défense. Les écoles, les hôpitaux et les autres dépenses sociales devront être réduits.

“Les Russes sont coriaces. Ils ont plus l’habitude que nous de faire face à des chocs importants. De plus, ils sont assez fatalistes. Ils laissent venir les événements et se laissent aussi entraîner relativement loin dans la propagande. Cela ne s’applique pas à tous les Russes, mais à beaucoup d’entre eux. Personne ne parle des conséquences de la suppression totale de la liberté d’expression. En Russie, il n’est plus possible de s’exprimer librement de quelque manière que ce soit, ce qui est extrêmement néfaste pour les nouvelles idées et l’innovation. Il est également beaucoup plus difficile pour les entrepreneurs russes de coopérer avec les entreprises occidentales, qui disposent souvent d’une technologie supérieure. La Russie a choisi de faire partie du monde autocratique. Ce qui renvoie le pays plusieurs décennies en arrière.”.

Mesuré en parité de pouvoir d’achat, le revenu par habitant est environ deux fois moins élevé en Russie qu’en Belgique, 33 000 dollars contre 63 000 dollars. Ce devrait être l’inverse, si l’on tient compte de la richesse en ressources de la Russie.

“La Russie possède toutes sortes de matières premières : pétrole, gaz, uranium, nickel, or, etc. En outre, elle dispose, en principe, de la technologie nécessaire. L’économie devrait donc croître beaucoup plus rapidement qu’aujourd’hui. Les 2,2 % prévus pour cette année ne signifie pas grand-chose. La croissance russe devrait au contraire faire un mouvement de ratrapage, comme la croissance chinoise le fait depuis des années. Sauf que, depuis des années, la Russie croît beaucoup trop lentement “.

Comment cela se fait-il ?

“Encore une fois, cela tient à un choix. Le président Vladimir Poutine veut restaurer l’ancien empire soviétique en développant son pouvoir à l’étranger. Il le fait dans les pays voisins, mais aussi en Syrie et en Afrique, où il intervient militairement si nécessaire. Son objectif est de faire de la Russie un véritable concurrent des États-Unis. Poutine investit des sommes très importantes à cette expansion. Mais ce projet se heurte à ses limites. L’Ukraine est le premier pays à dire : “Laissez-moi tranquille, je ne participe plus à votre jeu stratégique. Je choisis une autre politique, économique et sociale”. N’oubliez pas que de nombreux Russes considèrent encore leur pays comme un acteur dominant dans le monde. Mais l’Ukraine n’accepte plus ce leadership. C’est aussi une façon de voir l’épisode actuel : comme la véritable fin de l’Union soviétique”.

Avec les matières premières, il est facile de gagner de l’argent. Il suffit de les extraire du sol et de les vendre. C’est une malédiction pour la Russie, car l’argent facile n’encourage pas la construction d’une industrie productive.

“La Russie a essayé d’échapper à cette malédiction. Elle a investi une grande partie des recettes tirées des matières premières dans des secteurs de pointe. La politique macroéconomique était donc tout à fait sensée, avec un budget équilibré et une tirelire pour les périodes difficiles. Mais les politiques microéconomiques se sont révélées moins porteuses. L’environnement des affaires s’est systématiquement détérioré, avec de grandes concentrations de pouvoir dans l’industrie pétrolière, un rôle dominant du gouvernement dans l’économie, couplé à un appareil répressif. Qui pourrait créer une entreprise dans de telles conditions ?

Ce mauvais climat des affaires n’est-il pas également dû au réseau autour de Poutine et des oligarques qui occupent tous les postes clés du gouvernement et de l’économie ? Une modernisation de l’économie saperait le statu quo sur lequel ce réseau prospère.

“C’est certainement un problème que l’on rencontre également dans d’autres pays pétroliers : une clique qui tient les cordons de la bourse et où le népotisme est endémique. Si cette clique n’est pas remplacée naturellement, la pyramide du pouvoir se fige. En effet, au sommet de la pyramide, le pouvoir est bloqué, de sorte que personne au bas de l’échelle ne peut l’atteindre. Si ce sont toujours les mêmes qui sont au pouvoir, aucune idée nouvelle n’émergera et la richesse commencera à se concentrer de toutes sortes de façons plus ou moins cachées. Sur Internet, vous pouvez voir des vidéos sur les bases de données secrètes de Poutine, les sociétés écrans étrangères et les personnes qui l’entourent. Ils accumulent d’énormes richesses. C’est comme au Congo, mais à la russe : la clique au pouvoir aspire les richesses du pays. Bien sûr, la Russie n’est pas le Congo. La Russie a sa propre industrie. La Russie a construit une industrie nucléaire autour de ses centrales. Elle possède également une industrie de l’armement. Il ne faut donc pas sous-estimer l’industrie russe. On constate cependant que la Russie peine à utiliser cette industrie pour exporter des produits que les consommateurs occidentaux veulent acheter. Les exportations proviennent encore largement du secteur pétrolier et gazier, des usines d’armement et de l’industrie nucléaire.

La Russie se remettra-t-elle un jour sur les rails ?

“La Russie se tire une balle dans le pied depuis une dizaine d’années. Elle est en train de détruire son système. La force de la Russie, c’est son peuple. Mais le régime asservit ou chasse ce peuple. C’est la énième fois dans l’histoire de la Russie qu’une telle chose se produit. C’est presque incompréhensible et triste à regarder. Pour le régime, il s’agit bien sûr de restaurer la puissance russe dans le monde. Mais le régime ne sera jamais en mesure de réaliser ce vœu pieux. La Russie, bien que vaste, compte relativement peu d’habitants, environ 143 millions. Les États-Unis en comptent 333 millions, l’Inde et la Chine quelque 1,4 milliard chacune. La Russie n’est pas en mesure de faire face à cette concurrence. Le pays n’est pas une puissance mondiale, c’est une puissance régionale. Mais les Russes ne veulent pas se rendre compte de cela”.

“Pourquoi l’ancienne Union soviétique s’est-elle effondrée ? Parce qu’elle s’était engagée dans une course aux armements qu’elle ne pouvait pas gagner économiquement. La Russie d’aujourd’hui suit exactement la même voie. Le poids de la course aux armements sur son budget augmente rapidement. Cela conduit à moins d’investissements dans l’économie civile, comme les infrastructures, et dans les services sociaux, comme les pensions et les soins de santé. Soit autant de choses auxquelles les gens tiennent. En fin de compte, la population paie pour les vœux pieux du régime. Et, à un moment donné, elle ne suivra plus”.

Quand cela s’arrêtera-t-il ?

” Tout autre pays qui déclencherait une guerre contre un pays voisin et pleurerait plus de 100 000 soldats tués auraît arrêté depuis longtemps sous la pression de sa population. Les États-Unis ont ainsi mis fin à la guerre du Viêt Nam, qui a fait beaucoup moins de victimes car les Américains ont dit stop. Ils trouvaient le coût trop élévé”. En Russie, la limite se situe toujours plus loin que chez nous. Il n’empêche que même les Russes ont une limite, et cette limite approche. Le résultat final sera un pays affaibli, avec un système dictarial et un appareil répressif, ainsi qu’un énorme retard en matière d’infrastructures. L’armée et les services de sécurité en sortiront renforcés, non seulement sur le plan social, mais aussi sur le plan économique.”

Avec Poutine toujours sur le trône ?

“C’est le cœur du problème. Poutine est au pouvoir depuis 23 ans, presque un quart de siècle. Le grand avantage d’une démocratie est qu’elle permet de se débarrasser des mauvais dirigeants. Même si une démocratie avance parfois lentement, elle finit par corriger les mauvaises décisions. Les autocraties comme la Russie et la Chine ne procèdent à aucun ajustement. En Chine aussi, le président et chef du parti Xi Jinping a bloqué la transition normale du pouvoir et la pyramide du pouvoir s’est figée. Les conséquences sont les mêmes qu’en Russie : plus de répression, plus d’investissements dans l’appareil militaire et de sécurité, plus d’influence du gouvernement sur l’économie, de moins en moins de place pour dire la vérité. Là aussi, les jeunes Chinois quittent le pays et l’économie chinoise commence à stagner”.

Selon vous, combien de temps l’économie russe pourra-t-elle tenir ?

“Encore deux ans au maximum. À partir de là, la situation deviendra vraiment problématique.”

Cela signifie-t-il aussi des révolutions, des soulèvements ?

” Nous avons déjà eu un soulèvement, ou plutôt une obscure révolution de palais. En juin, Evgueni Prigojine et sa milice privée Wagner ont avancé sur Moscou. Qui sait ce qui se serait passé s’il était jusque là. Une telle chose pourrait-elle se reproduire ? Bien sûr. Les autocrates comme Poutine savent qu’ils ne sont pas légitimement élus et doivent donc toujours être sur leurs gardes. Il n’est donc pas étonnant que de nombreux proches de Poutine s’écrasent mystérieusement, tombent par la fenêtre ou soient retrouvés morts à l’étranger. Ce sont des fissures internes que les autocrates doivent colmater par la répression. Il est également intéressant de constater que Poutine a d’abord conclu un accord avec Prigozhin et ce n’est qu’après que son avion s’est écrasé. Tout le monde sait maintenant que si l’on veut prendre le pouvoir en Russie, cela ne sert à rien de négocier avec Poutine. Car on ne peut pas lui faire confiance lorsqu’il promet quelque chose. Poutine lui-même ne l’ignore pas. Lors d’une nouvelle révolution de palais, ils s’en prendront directement à lui. La prochaine fois lui sera fatale. Poutine n’a plus de marge de négociation, il est acculé au pied du mur. Sa première émotion aujourd’hui est la peur”.

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