Entretien avec Nabil Jijakli et Raphaël Cecchi (Credendo): 2024, une année cruciale pour la vitalité des démocraties

Conflit Israël-Hamas: "On ne pourra pas s’en sortir sans une inter­vention externe très volontariste. A nouveau, les élections américaines seront cruciales sur ce plan…" © AFP via Getty Images
Christophe De Caevel
Christophe De Caevel Journaliste Trends-Tendances

La montée des populismes fragilise les démocraties occidentales, alors que des régimes autoritaires comme la Chine ou la Russie peuvent plus facilement viser des objectifs à long terme. Survol des enjeux géopolitiques de l’année qui s’ouvre.

Le premier scrutin important de l’année 2024 ne s’est pas tenu en Europe ou aux Etats-Unis mais à Taiwan, où l’élection présidentielle a eu lieu ce 13 janvier. Trends-­Tendances a rencontré deux experts de l’assureur-crédit Credendo dans ce contexte électoral.

TRENDS-TENDANCES. Dans le dernier “Atlas des risques mondiaux” publié par Trends-­Tendances, le professeur Tanguy Struye (UCLouvain) estimait que “les Etats utilisent désormais l’économie pour défendre leurs intérêts géo­politiques et non plus l’inverse”. Partagez-­vous ce point de vue ?

NABIL JIJAKLI. L’idée est intéressante mais je ne la partagerais pas pour l’ensemble des économies. Cela concerne surtout les pays avec une gestion très dirigiste. Je vois plutôt l’émergence de blocs régionaux, pour lesquels l’économie est l’une des armes principales de défense de leurs intérêts. Je prends l’exemple de la Chine et de la Route de la soie. Elle peut se retrouver sur certains sujets avec les pays situés sur cette route.

RAPHAËL CECCHI. On peut supposer que certaines décisions sont poussées par des aspirations de sécurité nationale. Mais le but final est très souvent autant économique. Quand vous avez des difficultés d’accès à certaines matières, vous êtes de toute façon contraints à aller voir à l’intérieur de votre propre “bloc” pour vous approvisionner. Economie et géopolitique sont intimement liées, tous les grands ensem­bles jouent cette carte, avec pragmatisme, dans ce nouvel ordre économi­que qui est en train de se recomposer.

Raphaël Cecchi
Le pouvoir chinois est convaincu que le temps joue pour lui.” – Raphaël Cecchi

L’année 2024 sera électorale en Belgique, en Europe, aux Etats-Unis. Les sondages annoncent une progression des partis populistes. Cela risque-t-il d’impacter le commerce international ?

N.J. Nous vivons dans un contexte où non seulement la succession de crises s’accélère mais où ces crises se muent en polycrises. Les tensions géopolitiques, les enjeux climatiques, les réserves de matières premières et même les dettes publiques, tout finit par s’entremêler. Les répon­ses simplistes des partis populistes sont très légères dans un contexte aussi complexe.


D’un point de vue général, le populisme s’appuie sur le nationalisme et une volonté de réduire l’immigration. Cela induit un repli sur soi qui a forcément des conséquences sur le commerce international. Cette logique, nous l’avons vue en partie avec le Brexit ou avec les mesures contre la Chine prises par l’administration Trump.

L’un des grands rendez-vous de 2024 sera l’élection américaine. Aussi différents soient-ils, les deux principaux candidats pressentis n’illustrent-ils pas la faiblesse des démocraties occidentales, de moins en moins à même de propulser des personnalités consensuelles ?

N.J. L’élection présidentielle américaine est l’un des game changers de 2024. A ce stade, nous n’avons aucune certitude sur les candidats que présenteront tant les démocrates que les républicains. La capacité de Donald Trump à se représenter dépend d’une série de jugements et en attendant, les démocrates estiment que Joe Biden est leur meilleure arme pour éviter un retour de Trump à la Maison Blanche.

Est-ce le signe d’une faiblesse de nos démocraties ? Ce qui est clair, c’est que le parti républicain n’a plus grand-chose à voir avec le Grand Old Party d’il y a 20 ans, toutes les personnes qui critiquent Donald Trump sont impitoyablement écartées. Ce qui m’inquiète, c’est que quels que soient les résultats, que Trump se présente ou pas, les dégâts créés par son discours “le système est contre moi” seront bien présents dans la tête des électeurs.

R.C. C’est dû au désenchantement graduel de la population face aux problèmes très complexes sur lesquels butent la plupart des gouvernements. Après un certain temps, il y a une usure, une volonté d’aller voir ailleurs. On teste alors des opinions peut-être plus extrêmes, ces opinions peuvent alors s’installer et imprégner les autres partis.

N.J. Nos démocraties traditionnelles sont bousculées à la fois par ces discours populistes et par la fragmentation du paysage politique. Les gouvernements sont rarement reconduits en Europe, ils sont alors pilotés par les sondages et les enjeux à très court terme. Dans ces conditions, il est très difficile de prendre les décisions qui engagent l’avenir.

On revient au malaise des démocraties : un régime autoritaire comme la Chine peut, lui, miser sur le long terme sans se préoccuper d’échéances électorales. La situation actuelle est-elle une aubaine pour lui ?

R.C. Le pouvoir chinois ne manque jamais une occasion de se réjouir des faiblesses de nos démocraties et d’insister sur sa capacité à organiser la continuité des politiques. A quelques exceptions près, comme l’Inde ou le Brésil, les grands pays émergents sont souvent autoritai­res. La Chine a toujours une vision à très long terme, elle sait que le temps travaille pour elle, tant que sa population est satisfaite de son niveau de vie. Le pouvoir chinois est convaincu que le temps joue pour lui, comme la Russie estime aussi avoir le temps avec l’Ukraine.

N.J. Dans une économie dirigiste, quand des décisions sont prises, elles se traduisent dans les faits et dans la durée. La Chine reste le plus grand consommateur d’énergies fossiles, dont le charbon. Mais c’est aussi le pays où la croissance des énergies renouvelables est la plus importante.

La Route de la soie, c’est la quête de ressources que la Chine n’a pas. Cette quête est menée de manière très opportuniste, avec des investissements jusqu’en Afrique, plus pour mettre la main sur des matiè­res premières que dans une optique de développement. Elle est devenue l’un des principaux créanciers de ces pays et elle ne prend pas de gants en cas de problème de remboursement pour exercer ses gages sur des territoires ou des mines.

Nabil Jijakli
L’élection présidentielle américaine est l’un des ‘game changers’ de 2024.” – Nabil Jijakli

Le 13 janvier a lieu une élection présidentielle à Taiwan. La Chine va-t-elle se contenter d’observer sagement les résultats ?

R.C. Ces derniers temps, on a pu constater que la rhétorique chinoise menaçait un peu plus les électeurs taïwanais, les invitait à bien réfléchir avant de voter car, selon elle, l’île est vouée à rejoin­dre la Chine unifiée.


Les sondages indiquent une reconduction du parti au pouvoir. Si cela se confirme, ses premières paroles seront cruciales : quand elle a été élue il y a huit ans, la présidente sortante avait insisté sur l’indépendance de Taiwan, ce qui avait crispé la Chine. Son successeur va-t-il modérer un peu le ton par rapport au voisin chinois ? (NLDR: l’interview a eu lieu avant le scrutin. Lai Ching-te, le candidat du parti au pouvoir (Parti démocrate progressiste) a remporté la présidentielle).

Toujours dans la région, on a vu une détérioration en mer de Chine, avec davantage de clashs entre bateaux chinois et philippins, avec la présence de garde-côtes chinois dans des eaux qui, selon le droit international, appartiennent aux Philippines. On sent un raidissement de la volonté chinoise à affirmer sa domination sur la zone et, à mon avis, cela va continuer en 2024.

Nous avons aujourd’hui plusieurs conflits ouverts qui font intervenir, notamment les Etats-Unis. Or, ils ne peuvent pas multiplier les soutiens militaires. Si un conflit devait s’ouvrir à Taiwan, ce serait une très mauvaise nouvelle pour l’Ukraine et peut-être aussi pour Israël.

Le temps joue en faveur des régimes autoritaires, disiez-vous. Doit-on dès lors s’attendre à un enlisement de la guerre en Ukraine ?

N.J. Dans les faits, ce conflit s’est déjà enlisé. En deux ans, il a déjà déjoué bien des pronostics. Celui d’une victoire rapide de Poutine d’abord, puis d’un effondrement économique de la Russie ensuite, de la contre-offensive ukrainienne enfin. Aujourd’hui, nous sommes dans une guerre de positions. Dans ces conditions, soit l’enlisement persiste, soit, peut-être en raison d’une certaine lassitude au soutien à l’Ukraine, on s’en remet à la diplomatie et à la négociation.

R.C. Le temps joue en faveur de la Russie. Elle ne dépend que d’elle-même. Tant pour se fournir en équipements que pour écouler ses matières premières, elle peut compter sur le soutien de la Chine, de l’Iran et, de manière plus symbolique, de la Corée du Nord. L’Ukraine dépend, elle, de manière vitale de l’Europe et des Etats-Unis où, effectivement, une lassitude pourrait s’installer, surtout dans un contexte économique morose. Cette année, je pense que le soutien continuera mais en 2025, cela pourrait être différent. Après, il ne suffira pas de souhaiter une négociation. Il faut encore que l’Ukraine l’accepte, ainsi bien entendu que la Russie qui, on l’a dit, a le temps pour elle.

L’autre guerre ouverte, c’est celle entre Israël et le Hamas. Voyez-vous aussi un enlisement en 2024 ?

N.J. Le problème israélo-palestinien existe depuis 1948, il avait été un peu oublié ces dernières années avant de resurgir de manière dramatique le 7 octobre dernier. Les contours d’une solution sont esquissés depuis des décennies. Celle-ci doit être négociée et, ici aussi, il faut de part et d’autre des gens prêts à négocier. Cela ne me semble pas être le cas avec les dirigeants actuels des deux côtés. On ne pourra donc pas s’en sortir sans une intervention externe très volontariste, sans une pression des alliés des deux camps. Et à nouveau, les élections américaines seront cruciales sur ce plan… Alors, une solution dans l’année qui vient, évidemment je la souhaite mais cela ressemble fort à un vœu pieux.

R.C. Même si ce n’est pas forcément sa stratégie première, Benyamin Netanyahou a, tout comme Poutine, intérêt à ce que cela dure. Tout simplement parce qu’une administration Trump serait plus favorable à leurs desseins.

Toutefois, plus ce conflit durera, plus la volonté de vengeance du Hamas sera forte et soutenue par la population. Je pense donc aussi que sans une médiation forte, tant arabe qu’américaine, ça va rester très tendu. Dans un contexte avec autant d’”œil pour œil, dent pour dent”, c’est vraiment très compliqué de lancer un processus menant vers la paix.

Nous dressons un tableau assez sombre pour 2024. Voyez-vous toute­fois des éclaircies, des événements qui pourraient nous surprendre positivement cette année ?

R.C. 2024 n’est pas écrit, si nous avons des surprises, espérons qu’elles soient belles. Déjà si, pour les deux principaux conflits dont nous avons parlé, nous pouvions avoir des mouvements vers une tentative de paix et ensuite de négociation, ce serait des développements très positifs.

N.J. Des évolutions positives de 2023 peuvent se prolonger. Je songe à la reprise de dialogue entre la Chine et les Etats-Unis, les grosses tensions ont été apaisées. Elles peuvent certes repren­dre à tout moment avec les élections présidentielles à Taiwan et aux Etats-­Unis. Mais, à ce stade, on se reparle, un peu comme à l’époque du téléphone rouge entre Washington et Moscou.

Nabil Jijakli
· Né en 1964 à Damas (Syrie)
· Master en Sciences politiques et relations internationales (ULB)
· Rejoint la Banque nationale de Belgique en 1989. Il y sera notamment coordinateur du commissariat général à l’euro (1997-2002) et secrétaire général du comité de stabilité financière (2007-2010)
· Secrétaire général de Credendo (2010) et deputy CEO depuis 2014

Raphaël Cecchi
· Né en 1974 à Nivelles
· Master en économie (UCLouvain)
· Conseiller économique à l’ambassade britannique à Bruxelles
· Senior country risk analyst chez Credendo depuis 2004

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