Dans les coulisses du plan Biden pour siphonner l’industrie européenne
“Ce coup de Joe Biden, nous ne l’avons pas vu venir…” Lorsque, fin juillet, les Etats-Unis adoptent l’Inflation Reduction Act avec à la clé des aides massives pour les entreprises produisant sur le sol américain, rares sont les dirigeants européens qui mesurent immédiatement la portée du tsunami à venir.
Au cours du mois d’août, pourtant, l’inquiétude monte dans plusieurs capitales européennes. Le plan américain est puissant. Et il s’ajoute au fait que l’énergie coûte trois à cinq fois moins cher outre-Atlantique. Comment résister? “Nous avons vite réalisé qu’avec l’IRA, les Etats-Unis avaient mis en place une formidable pompe aspirante pour les investissements étrangers”, témoigne un haut dirigeant. Sidérés, les Européens découvrent aussi que l’administration Biden ne se contente pas d’ouvrir un “guichet”. Elle démarche directement les plus grandes entreprises européennes au niveau des PDG et des comités exécutifs. “Certains industriels ont été contactés en direct par des conseillers de la Maison-Blanche, nous en avons eu la preuve”, s’étrangle-t-on côté européen.
Non seulement le plan américain attire la fine fleur de l’industrie européenne, mais il agit comme un poison qui divise les Européens.
Mis devant le fait accompli, les Européens sont vexés et humiliés par les méthodes de l’allié américain alors que les économies du Vieux Continent souffrent le plus durement de la guerre en Ukraine. “C’est du Joe Biden typique, on ne prévient pas les alliés et on fait mine de s’excuser après. Le retrait de l’Afghanistan, l’Aukus, l’IRA… à chaque fois c’est la même chose”, tempête-t-on à Paris. “Et après il nous la joue ‘oh sorry, my mistake’…” A l’Elysée, Emmanuel Macron est convaincu que le plan américain appelle une réponse très forte des Européens. Mais encore faut-il qu’ils soient d’accord. Il faudra des mois pour aligner les positions…
L’épisode Joe Manchin
Les Européens sont d’autant plus irrités qu’ils auraient dû anticiper les intentions du président américain. A peine arrivé à la Maison- Blanche, le démocrate avait affiché haut sa volonté d’investir dans la planète et les technologies propres alors que l’administration Trump avait allègrement piétiné la cause de l’environnement.
En 2021, Biden présente deux projets législatifs: l’un sur les infrastructures, comprenant 80 milliards de dollars consacrés à la transition énergétique, et l’autre pour “mieux reconstruire” (Build Back Better Act), un paquet à 2.200 milliards dont 555 milliards pour le climat. Le premier texte a été voté dès la fin de l’année par les parlementaires des deux bords.
Mais le second s’est heurté à un front républicain uni. Trop cher, trop vert. La Chambre des représentants avait pourtant revu à la baisse les ambitions de Build Back Better: la version soutenue par le sénateur de gauche Bernie Sanders coûtait 6.000 milliards! La majorité parlementaire au Sénat ne tenant qu’à une voix, pour faire adopter cette législation, l’administration Biden devait impérativement convaincre les sénateurs démocrates frondeurs – Joe Manchin et Kyrsten Sinema.
Las, Joe Manchin, élu d’un Etat du charbon, qui doit composer avec un électorat instable, s’est montré rétif au vote d’un texte beaucoup trop dispendieux et politiquement risqué pour lui. Le 19 décembre, il le sacrifie en direct sur Fox News: “Si je ne peux pas rentrer à la maison et expliquer [ce projet de loi] à mes concitoyens de Virginie- Occidentale, je ne peux pas le voter. J’ai essayé tout ce qui était humainement possible, mais je ne peux pas”. La dette, le variant Omicron, les incertitudes géopolitiques: selon le sénateur, le moment est mal choisi pour dépenser des milliards.
Bill Gates à la rescousse
Et pourtant, six mois plus tard, Joe Manchin retourne sa veste. Le 27 juillet 2022, avec le leader de la majorité au Sénat Chuck Schumer, ils annoncent leur accord sur l’Inflation Reduction Act de 2022 dans un communiqué de presse commun qui prend tout le monde par surprise. “Après des mois de négociations, nous avons finalisé un texte de loi pour investir approximativement 300 milliards de dollars dans la réduction du déficit budgétaire et 369,75 milliards dans la sécurité énergétique et les programmes d’adaptation au changement climatique sur 10 ans.”
Si les négociations ont repris, c’est en partie grâce à un deus ex machina improbable, Bill Gates, comme l’a raconté le Bloomberg Businssweek. Le milliardaire philanthrope a créé Breakthrough Energy en 2015: une fondation pour favoriser la transition climatique en finançant des start-up. Mais sans taxe carbone, sans subventions, ces entreprises ne sont pas viables. Pour Bill Gates, les Etats-Unis sont en retard à cause d’un sous-investissement public.
Avec l’arrivée au pouvoir de Joe Biden, le milliardaire espère que les étoiles vont enfin s’aligner. Il connaît Joe Manchin depuis 2019, pour avoir organisé un dîner avec plusieurs sénateurs sur le thème du “rôle de l’innovation dans le climat”. Les bonnes relations ont été entretenues. Pour convaincre le sénateur dissident de revenir sur le “non” de décembre, il l’invite à déjeuner en janvier 2022. L’une des entreprises qu’il finance, TerraPower, pourrait installer des mini-réacteurs nucléaires en Virginie-Occidentale et recruter les ex-gueules noires, avance-t-il. Bingo. Les négociations reprennent avec Chuck Schumer. Las, Joe Manchin a la tête dure. En février, il déclare que Build Back Better est “mort”. L’administration Biden et les activistes du climat multiplient les messages pour le convaincre de repartir sur un projet entièrement nouveau. On lui envoie des économistes qui montrent que les mesures vont réduire l’inflation. Mais le 14 juillet, après un nouveau pic d’inflation, il annonce qu’il arrête les frais. Cette fois, c’est fini, pense Chuck Schumer: le temps va manquer, car la dernière session parlementaire est courte avant les élections législatives de novembre, où l’on prédit un raz-de-marée républicain. Joe Biden s’apprête à déclarer l’état d’urgence climatique afin de pouvoir soutenir les industries propres par décret.
Bill Gates décroche alors son téléphone. Au négociateur estimant avoir déjà fait preuve d’une “patience infinie”, il dit qu’il faut “montrer une patience plus qu’infinie”, raconte Bloomberg Businessweek. Il n’est pas seul: auprès de l’élu virginien défilent des syndicats, des associations environnementales, un club de sénateurs qui se surnomment le “caucus qui-ne-s’avoue-jamais-vaincu” (“never-say-die caucus”)…
Joe Manchin veut limiter les effets d’aubaine. Il exige que les industriels soient contraints de produire américain, jusqu’aux composants dans les batteries de leurs voitures électriques. Le coût du projet a été ramené à 738 milliards, et les investissements dans les industries propres seront “entièrement financés par la suppression des niches fiscales sur les individus fortunés et les entreprises”, précise-t-il dans son communiqué. De plus, Medicare (l’assurance-santé des seniors) va faire des économies en étant autorisé à négocier le prix des médicaments pour la première fois. Mais ce qui a emporté la décision, c’est la promesse de Biden de réformer les permis avant la fin de l’année, afin de faciliter les projets de forage ou d’exploitation minière – y compris dans le charbon virginien. A ce jour, la réforme n’a toujours pas été adoptée.
Breton à l’offensive
Mais l’essentiel est gagné: la manne de l’IRA va pouvoir irriguer les industriels. Et elle ne laisse pas longtemps indifférents les patrons des grands groupes européens. Le président d’une grande banque européenne raconte: “les industriels allemands ont tout de suite vu leur intérêt et ont commencé à revoir leur stratégie d’investissement, voyez Volkswagen…” Le premier constructeur automobile européen vient de mettre sur “pause” son projet d’usine de batteries en Europe de l’Est et envisage de l’installer outre-Atlantique, où il pourrait bénéficier de 10 milliards de dollars de subventions au titre de la loi IRA. Non seulement le plan américain attire la fine fleur de l’industrie européenne, mais il agit comme un poison qui divise les Européens. “Les Allemands nous disent en substance: ‘vous les Français, vous avez raison sur le fond, c’est de la distorsion de concurrence, mais on prend’”, ajoute le même banquier.
L’administration américaine a proposé à une grande entreprise européenne de financer jusqu’à 70% de son investissement, de garantir 10 ans de débouchés et de lui assurer un contrat de fourniture d’énergie à long terme 4 à 5 fois moins cher qu’en Europe .” THIERRY BRETON, COMMISSAIRE EUROPÉEN
Un des premiers à avoir saisi combien l’IRA posait une menace existentielle pour l’industrie européenne est le commissaire au Marché intérieur Thierry Breton. Dès le mois d’août, il prend son bâton de pèlerin, fait le tour des industriels, sollicite les grandes organisations patronales comme la Confindustria italienne ou le BDI allemand, tire la sonnette d’alarme auprès de ministres de l’Industrie et de chefs de gouvernement.
Les cas concrets d’investissements aspirés par la loi IRA se multiplient. Thierry Breton raconte cette histoire édifiante: “Nous avons appris qu’une grande entreprise dans le domaine du retraitement avait été approchée par l’administration américaine qui lui proposait de financer jusqu’à 70% de son investissement, de garantir 10 ans de débouchés et de lui assurer un contrat de fourniture d’énergie à long terme 4 à 5 fois moins cher qu’en Europe!” Face à un tapis rouge si épais, comment ne pas se précipiter? Courtisé lui aussi, le fabricant de batteries suédois Northvolt hésite. Ses dirigeants ont calculé qu’ils pourraient bénéficier de 8 milliards de dollars d’aides – soit 70% du coût de l’investissement – s’ils choisissent de construire leur prochaine usine géante aux Etats-Unis plutôt qu’en Allemagne…
“La loi IRA, c’est clair, change la donne, d’autant que l’on a plutôt tendance à réduire notre exposition à la Chine”, témoigne un patron industriel du CAC 40. Et pourtant, dans le camp européen, les tensions sont vives. Des commissaires comme Thierry Breton ou Paolo Gentiloni, en charge des Affaires économiques et financières, s’élèvent contre les “distorsions de concurrence” que crée le dispositif américain. En novembre, le commissaire français menace même Washington de mesures de rétorsion.
Biden fait l’innocent
Alors que les Etats européens ont toujours du mal à formaliser leur réponse à l’IRA, Joe Biden jubile. Avec la signature de cette loi dans le Bureau ovale, le regard change sur son bilan. Le verre à moitié vide (l’inflation galopante, l’immigration hors de contrôle, la fuite d’Afghanistan…) devient comme par magie à moitié plein, au service d’un renouveau industriel made in America. Le message est précieux pour les législatives: le 8 novembre, les démocrates sauvent la mise en conservant le Sénat et en ne concédant qu’une courte majorité aux républicains à la Chambre des représentants.
Le 29 novembre au soir, le président Macron atterrit sur la base militaire d’Andrews, invité pour la deuxième fois à venir en visite d’Etat à Washington. Il faut jouer finement: apprécier son statut d’ami privilégié, dernière concession pour effacer l’humiliation de l’affaire des sous-marins australiens, mais s’inquiéter aussi de voir l’Amérique protéger son industrie automobile et inciter aux délocalisations européennes à coups de subventions massives. “Un affaiblissement de l’Europe n’est pas dans l’intérêt des Etats-Unis”, veut faire comprendre l’Elysée. Avec une feuille de route pour le président: mettre les enjeux sur la place publique, essayer d’infléchir Washington et presser l’Europe à réagir.
Ce 1er décembre, dans la East Room, Joe Biden fait le point devant la presse de ses discussions avec Emmanuel Macron dans le Bureau ovale. “Je ne
vais pas m’excuser”, répète le président américain dans l’une de ses maximes favorites: ni d’engager la transition énergétique de son pays, ni de vouloir réindustrialiser l’Amérique.
La veille, Emmanuel Macron a mis les pieds dans le plat au Congrès en qualifiant les subventions américaines de “super agressives” pour l’Europe – il n’avait pas détecté la présence de la journaliste locale de l’AFP. L’administration a aussi fait savoir qu’elle appréciait peu que l’Europe se plaigne des prix élevés du GNL américain, qui a bien dépanné l’Europe et dont les prix sont fixés par les énergéticiens – souvent Européens.
Passe d’armes à Davos
L’idée n’est toutefois pas de se fâcher. “Nous allons resynchroniser nos approches et nos agendas”, assure Emmanuel Macron pendant la conférence de presse. “Je n’ai jamais eu l’intention d’exclure les gens qui coopèrent avec nous”, tempère Joe Biden, qui promet des “ajustements”. Le service après-vente assuré par Bruno Le Maire d’un côté et la secrétaire américaine au Trésor Janet Yellen de l’autre est plus difficile. Les “exemptions” dont voudrait Paris pour profiter des crédits d’impôt sur les voitures électriques seront de toute façon limitées. Et sur le point le plus important – le risque de fuite des investissements –, les marges de manœuvre sont quasi inexistantes. “Vous les Européens, vous avez tout faux”, lance le sénateur Joe Manchin croisé dans les couloirs du forum de Davos, mi-janvier. Il insiste: “La loi IRA est bonne pour vous”. Argument: “Si vous voulez agir pour le climat, il faut aller beaucoup plus vite et plus fort. C’est exactement ce que nous faisons”.
Si vous voulez agir pour le climat, il faut aller beaucoup plus vite et plus fort. C’est exactement ce que nous faisons”. JOE MANCHIN, SÉNATEUR DÉMOCRATE
A Davos, le lendemain, Ursula von der Leyen annonce la réponse de l’Union européenne au plan Biden et créE la surprise avec une loi pour “une industrie à zéro émission” visant à accélérer les investissements dans les technologies propres, en miroir de ce qu’offre la loi américaine. Mais aussi, un renforcement des aides d’Etat et un fonds européen de souveraineté, pour “corriger” les effets pervers des aides d’Etat, tous les pays n’ayant pas les moyens de l’Allemagne pour aider leurs entreprises. Celui-ci, semant la zizanie entre les Etats membres – dès qu’il s’agit de remettre de l’argent sur la table… –, est repoussé à “plus tard”.
Voulue et obtenue par Thierry Breton, la nouvelle loi “verte” était loin de faire l’unanimité chez les commissaires européens. Notamment pour Margrethe Vestager, la grande prêtresse de la concurrence à Bruxelles, qui tient les cordons des toutes puissantes aides d’Etat et qui, conséquence de cette loi, a dû se tordre le bras pour en assouplir temporairement les procédures et surtout ouvrir largement les vannes. Au total, l’UE se dit prête à mettre 350 milliards sur la table en mobilisant notamment des fonds européens existants, non encore utilisés. A l’heure actuelle, il manquerait 100 milliards…
En attendant que le dispositif européen entre en vigueur, au mieux à l’été ou en septembre, la loi IRA continue d’exercer sa puissance d’attraction. Et l’inquiétude grandit à mesure que les “projets IRA” d’entreprises européennes prennent forme.
Bruxelles piégé
A Bruxelles, c’est le commissaire européen au Commerce, Vladis Dombrovkis, qui a hérité du pire job dans cette histoire: obtenir des concessions des Etats-Unis pour que l’UE ne soit pas – trop – pénalisée par l’IRA et éviter ainsi un conflit commercial avec Washington. Il a prévenu dès le départ qu’il ne fallait pas s’attendre à ce qu’il décroche la lune, la loi IRA étant déjà votée.
Le commissaire parvient tout de même à faire bouger, un peu, les lignes. Le 10 mars, Ursula von der Leyen annonce ainsi les grands principes d’une paix à l’amiable depuis le perron de la Maison-Blanche, à l’issue d’un entretien avec le président américain. Mais à quel prix? En faisant miroiter quelques exemptions symboliques de la loi IRA, Washington a embarqué la présidente de la Commission dans sa croisade anti-chinoise, obtenant que l’Union européenne renforce ses “contrôles sur les exportations et les investissements” – sous-entendu: provenant de Chine. Trouble à Bruxelles et dans plusieurs capitales européennes. “Von der Leyen n’avait aucun mandat pour cela”, s’énerve un diplomate. “Elle s’est comportée en ministre de Biden”, s’emporte un député Renew. Au sein même du collège de la Commission, la ligne adoptée par la présidente est loin de faire l’unanimité. Charles Michel, le président du Conseil, ne cache pas sa gêne par rapport à la ligne de von der Leyen.
Joe Biden peut sourire. Dans cette bataille transatlantique qui dure depuis neuf mois, les Européens, jusqu’au bout, auront eu du mal à opposer un front uni.
The Economist (article sous licence)
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