Hydrogène: la Belgique et l’Europe courent-elles au fiasco?

La Belgique veut être une porte d’entrée de l’hydrogène vert sur toute l’Europe. © Getty Images
Baptiste Lambert

Dans sa quête d’autosuffisance énergétique, l’Europe place de grands espoirs dans l’hydrogène. Et la Belgique veut y jouer les premiers rôles, en servant de “hub” pour redistribuer de l’hydrogène vert dans toute l’Union européenne. Dans les faits, cette technologie n’est pas encore concurrentielle. Plusieurs acteurs jettent l’éponge ou reportent leurs projets, faute de lisibilité.

Première chose à savoir : l’hydrogène (H2) n’est pas une source d’énergie à proprement parler. Il s’agit d’une molécule, la plus minuscule de toute la chimie même. Certains voient en elle une véritable révolution, qui décarbonera l’aviation, le transport maritime et le transport routier, pour les plus optimistes. D’autres voient l’hydrogène comme le parfait moyen de stocker l’énergie renouvelable intermittente. Beaucoup la rêvent verte (produite à partir d’énergie renouvelable), voire bleue (à partir de gaz avec captage de CO2) ou encore rose (à partir du nucléaire). Mais dans la réalité, l’hydrogène alimente surtout l’industrie chimique, dans la production d’engrais, d’ammoniac et de méthanol, ou dans le raffinage de pétrole. Et il est le plus souvent gris (à partir de gaz), comme c’est le cas en Belgique.

L’enthousiasme

Porté par un narratif positif, largement répandu dans la presse, l’hydrogène vert, en particulier, est parvenu aux oreilles du monde politique, entraînant d’énormes investissements des pouvoirs publics. L’objectif européen est présomptueux : produire 10 millions de tonnes d’hydrogène sur son territoire et en importer 10 autres millions d’ici 2030, issues de régions plus propices aux énergies renouvelables.

La Belgique, ne bénéficiant pas de grands espaces ni d’une météo clémente, veut jouer un rôle prépondérant dans les importations. Notre pays veut être une porte d’entrée de l’hydrogène vert sur toute l’Europe. Avec le port d’Anvers-Bruges, il y a une carte à jouer, se dit-on. Surtout que notre pays dispose déjà d’une infrastructure existante, avec un réseau d’hydrogène qui alimente une partie de l’industrie lourde et un réseau gazier qui peut servir de substitut. Sa situation géographique – véritable carrefour européen entre les Pays-Bas, l’Allemagne et la France – ferait le reste.

C’est en tout cas ce que s’est dit la ministre de l’Énergie, Tinne Van der Straeten (Groen), qui a poussé le gouvernement De Croo à lancer, en 2021, une stratégie très ambitieuse autour de l’hydrogène. La Belgique ne doit absolument pas rater ce tournant, surtout depuis la crise énergétique. Et la Wallonie dans tout ça ? Elle saute à pieds joints. En mai dernier, l’ancien ministre wallon de l’Énergie, Philippe Henry (Ecolo), déclarait vouloir faire de la Wallonie “la vallée de l’hydrogène”. Rien que ça.

Des espoirs douchés

Mais en juillet, la Cour des comptes européenne apportait une tout autre lecture au dossier. “Quatre ans après la publication de la stratégie pour l’hydrogène, nous demandons à la Commission de faire face à la réalité”, déclarait Stef Bloc, membre de la Cour des comptes. Dans un rapport, l’institution financière fustigeait les objectifs “irréalistes” de la Commission européenne, “dictés par une volonté politique” excessive en termes de production et d’importation, “sans reposer sur une analyse rigoureuse”.

En outre, la Cour des comptes critiquait l’absence de données sur les financements publics nationaux, tout en ajoutant que les 18,8 milliards d’euros que devait débourser Bruxelles étaient “éparpillés sur plusieurs programmes soumis à des règles de financement différentes”, ce qui ne facilitait pas la vie des porteurs des projets. La seule chose pour laquelle la Commission européenne recevait une gommette verte, c’était pour son travail réglementaire. L’hydrogène vert disposait d’un bon cadre juridique, mais pas encore d’une technologie rentable. Symptomatique.

En Belgique, la Creg en rajoutait une couche. Le régulateur fédéral de l’énergie qualifiait les ambitions de la Commission européenne de “très élevées, voire trop élevées”. Il critiquait également la stratégie belge qui veut importer 20 TWh d’hydrogène d’ici 2030 (6% des objectifs européens) et remplacer sa consommation actuelle d’hydrogène – 15 TWh – par de l’hydrogène renouvelable, principalement à destination de l’industrie lourde.

Premier problème : la Creg ne voit pas la demande augmenter d’ici la fin de la décennie, l’électrification gagnant du terrain sur l’hydrogène. Second problème : le risque de délocalisation des industries visées. Pourquoi ne pas s’installer directement là où est fabriqué l’hydrogène vert, où il sera plus compétitif. En Namibie, par exemple, où un site a récemment été inauguré par le roi Philippe. Le transport de l’hydrogène, qui nécessite une liquéfaction, génère en effet beaucoup de pertes.

En mai dernier, le roi Philippe inaugurait, en présence du président namibien, un site de production d’hydrogène vert à Walvis Bay.
BELGA PHOTO BENOIT DOPPAGNE © BELGA

Des projets abandonnés

“Le problème vient effectivement en partie de la demande. La Commission européenne voyait de l’hydrogène dans tout. Pour les bateaux, les voitures et même le chauffage. Tout ça n’aura pas lieu”, tranche Damien Ernst, professeur en électromécanique à l’ULiège. “Le marché de l’hydrogène en Europe se situe dans les processus industriels, et il ne va pas nécessairement augmenter. Il ne faut pas avoir peur des mots : l’Union européenne se plante complètement dans sa politique de l’hydrogène.”

Il ne faut pas avoir peur des mots : l’Union européenne se plante complètement dans sa politique de l’hydrogène.
Damien Ernst

Damien Ernst

Professeur à ULiège

Un peu partout, les porteurs de projet préfèrent arrêter les frais. C’est le cas de la société énergétique danoise Ørsted. Il y a deux semaines, elle renonçait à son installation de production d’hydrogène vert de 1,3 GW près de Copenhague. Quelques jours plus tard, la construction du pipeline qui devait relier le Danemark à l’Allemagne était repoussée de plusieurs années.

Ces dernières semaines, les géants européens Equinor, Shell et Uniper annonçaient stopper ou reporter plusieurs projets d’ampleur. Le groupe norvégien abandonnait son projet d’exportation d’hydrogène bleu vers l’Allemagne en raison des contraintes financières et d’un manque de demande. Frantzen Eidsvold, porte-parole d’Equinor, déclarait que le pipeline qui devait relier les deux pays était irréalisable dans les conditions actuelles du marché.

En Belgique, en mai dernier, le port d’Anvers-Bruges inaugurait son premier remorqueur fonctionnant au méthanol, fruit de la combinaison d’hydrogène, produit par électrolyse, et de CO2. Mais le projet du consortium Power to Methanol qui visait à produire 8.000 tonnes de méthanol vert a, lui, été abandonné. Dans les conditions des prix du marché, il a été jugé irréaliste.

Un avenir

Pourtant, c’est dans la synthétisation de ce genre de molécules riches en énergie que le futur de l’hydrogène pourrait se dessiner. “C’est un très gros marché potentiel, appuie Damien Ernst. Par exemple, dans la création de NH3 (ammoniac, ndlr) qui ne sera plus produit à partir d’hydrocarbures, mais via l’électrolyse de l’eau. On voit apparaître de plus en plus d’unités de production.” Et en principe, le méthanol produit à partir d’hydrogène et de CO2 offre le même potentiel. En alimentant l’électrolyseur par de l’énergie renouvelable, on obtient donc de l’ammoniac et du méthanol verts.

L’ammoniac vert pourrait, par exemple, décarboner l’industrie liée aux engrais, alors que le méthanol vert peut servir de base pour créer de l’ e-kérosène dans le secteur de l’aviation. “Un autre marché qui émerge est celui des gros pétroliers qui s’équipent d’électrolyseurs, ajoute le professeur liégeois. Il y a d’importantes commandes de plusieurs gigawatts qui commencent à arriver. L’hydrogène a un avenir pour des industries de ce genre qui font de grosses marges et qui doivent redorer leur image.”

Le problème, c’est que la production de ce type de molécules risque d’être limitée sur le sol européen. “Tout simplement car elle sera peu compétitive par rapport à des régions du monde où l’énergie verte sera quasiment gratuite”, juge Damien Ernst, qui évoque le risque de délocalisation industrielle. “Et la demande sera faible en Europe, à l’exception de quelques raffineries. En tout cas, il n’y aura pas de demande pour le chauffage ou le transport, donc le réseau européen de transport de l’hydrogène, je ne n’y crois pas.”

Où va l’Europe ?

Pourtant, l’Europe et la Belgique persistent et signent. Tout récemment, Fluxys, opérateur du futur réseau de transport d’hydrogène en Belgique, a lancé un appel à projets avec le français GRTgaz, avec pour objectif de créer un pipeline d’hydrogène de 150 km qui relierait la Belgique et la France, entre Dunkerque et plusieurs centres industriels, à Gand et Anvers.

Mais jusque-là, malgré les intérêts de plusieurs sites industriels, aucune offre n’a pu être concrétisée. Tant du côté des développeurs d’infrastructures que des industriels, on est en quête de volumes précis. Impossible de proposer un modèle économique quand l’offre et la demande contiennent d’autant d’inconnues. “L’utilisateur industriel ne sait pas quel sera le coût du transport, explique Marc Tilmant, expert en énergie de Essenscia, la Fédération belge de la chimie et des sciences de la vie. Il sait juste que l’hydrogène vert est plus cher que l’hydrogène bleu, qui est lui-même plus cher que l’hydrogène gris. En résumé, les industriels se disent intéressés, mais ne savent pas à quel prix. D’où la difficulté d’établir un business case.”

L’utilisateur sait juste que l’hydrogène vert est plus cher que l’hydrogène bleu, qui est lui-même plus cher que l’hydrogène gris.
Marc Tilmant

Marc Tilmant

Essencia

En l’état actuel, de nombreux spécialistes remettent en cause la balance bénéfices-risques de l’hydrogène. Dans un récent article publié sur The Conversation, Aurore Richel, professeure en chimie des énergies renouvelables à l’ULiège, estime que l’utilisation d’hydrogène “comme carburant pour les bus, les trains, ou comme combustible pour les systèmes de chauffage, n’est pas appropriée. Dans de nombreux secteurs, une électrification directe ou un stockage dans des batteries stationnaires sont des options plus efficaces que l’hydrogène”. L’universitaire prône une démarche nuancée dans le développement de l’hydrogène, évitant d’en faire un produit miracle. Au risque de faire pire que mieux et d’augmenter notre consommation d’hydrocarbures.

Des propos appuyés par Pierre Pirson, ingénieur électricien de formation et président du CNK-NCK, la Confédération des cadres de Belgique : “Tant qu’on utilise de l’énergie fossile, ça n’a pas beaucoup de sens d’aller retirer de l’énergie renouvelable pour produire de l’hydrogène vert. Puisqu’on va remplacer cette énergie renouvelable par du fossile. Et les calculs en thermodynamique sont clairs : en faisant ça, on émet alors deux fois plus de CO2.”

L’hydrogène reste un enjeu important, conclut toutefois Marc Tilmant d’Essenscia. “Des acteurs n’auront d’autres choix que d’utiliser de l’hydrogène pour se décarboner”. Mais en visant 42% d’hydrogène vert en 2030 et 65% en 2035, la Commission européenne limite le champ des possibles. “Ce sont des objectifs démesurés et c’est un problème si l’on veut développer le marché”, ajoute l’expert, qui plaide pour prendre en compte toutes les technologies liées à l’hydrogène bas carbone, comme l’hydrogène bleu.

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