Lhoist prépare la première usine de chaux décarbonée

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Christophe De Caevel
Christophe De Caevel Journaliste Trends-Tendances

Elle sera située à Réty, près de Dunkerque, et permettra de récupérer jusqu’à 600.000 tonnes de CO2 par an. Un défi technique pour le secteur de la chaux, à la fois crucial pour l’économie du futur et très gros émetteur de gaz à effet de serre.

La transition écologique de l’économie ne se concrétisera pas sans la chaux. Elle est en effet indispensable pour extraire le cuivre, le lithium ou le nickel nécessaires aux batteries, pour façonner du verre suffisamment pur pour le double ou triple vitrage, pour épurer l’eau et les fumées et, bien entendu, pour produire l’acier que l’on retrouvera dans les équipements industriels ou les éoliennes. “Pour une voiture thermique, il vous faut 80 kg de chaux contre… 156 kg pour une voiture électrique de taille moyenne”, affirme Xavier Pettiau, responsable de la recherche CO2 chez Lhoist.

· Lhoist est un groupe familial belge actif dans 25 pays, avec quelque 165 sites et terminaux, dont quatre en Belgique. Le groupe est très présent aux Etats-Unis, en Amérique latine, en Malaisie et bien entendu en Europe. Son chiffre d’affaires s’élevait à 3,4 milliard d’euros en 2022.
· Lhoist emploie 6.600 personnes à travers le monde (plus de 10% des effectifs en Belgique), avec des employés de 60 nationalités différentes.
· Le groupe Lhoist appartient à la famille Berghmans, l’une des branches de la famille Lhoist.

Le problème, c’est que la production d’une tonne de chaux émet en moyenne 1,2 tonne de CO2. En d’autres termes, il n’y aura pas de décarbonation de l’économie sans décarbonation de la chaufournerie. Celle-ci a heureusement conscience de l’enjeu, poussée dans le dos, il est vrai, par la demande de ses clients et par la disparition des quotas gratuits d’émission d’ici 2034. Divers projets sont en cours et l’un des plus avancés est celui du groupe belge Lhoist qui ambitionne de mettre en service en 2028 à Réty (près de Dunkerque) le premier site au monde à produire de la chaux bas carbone. “Ce sera même peut-être le premier projet industriel décarboné en France”, glisse Yves Borcaccino, directeur du site de Lhoist à Réty.

Le deuxième plus grand site de Lhoist

Quand on y arrive par une matinée bien pluvieuse de ce mois de novembre, on n’a pourtant pas l’impression d’entrer dans une usine du futur. Les installations ont été mises en service en 1963 et produisent quelque 700.000 tonnes de chaux par an, ce qui en fait le plus grand site de production de France et le deuxième de Lhoist en Europe derrière celui de Flandersbach (entre Essen et Düsseldorf). Une localisation parfaite pour le groupe belge qui y trouve à la fois les ressources (le bassin carrier de Marquise est le plus grand de France) et les débouchés avec la construction à la même époque de ce qui est aujourd’hui ArcelorMittal-Dunkerque. Une voie ferrée dédiée relie d’ailleurs les deux sites. ArcelorMittal achète 50% de la chaux produite à Réty, tandis que 30% est expédiée vers la Scandinavie (sidérurgie et pâte à papier, une autre application de la chaux) via les ports de Dunkerque et Boulogne.

Salle de contrôle Yves Borcaccino et Xavier Pettiau: “La décarbonation de l’industrie de la chaux est aussi un vrai challenge technique qui exige une fiabilité exceptionnelle”.
Yves Borcaccino et Xavier Pettiau: “La décarbonation de l’industrie de la chaux est aussi un vrai challenge technique qui exige une fiabilité exceptionnelle” © PG

L’usine fonctionne avec neuf gigantesques fours cylindriques qui chauffent la pierre calcaire (CaCO3 ) à 1.000 degrés pendant 24 heures pour extraire la chaux (CaO), dégageant ainsi du CO2. La majeure partie des émissions (69%) proviennent de ce processus chimique et semblent donc inéluctables. La seule manière de les éviter est de capturer le CO2 à la sortie de la cheminée pour le réutiliser ou le stocker. C’est l’option choisie par Lhoist avec un grand projet d’investissement à Réty en partenariat avec Air Liquide et qui bénéficiera d’un large soutien de l’Union européenne (125 millions d’euros sur un investissement total de plus de 160). L’usine a déjà agi sur l’autre grande source d’émission (le combustible) en alimentant de plus en plus ses fours avec de la biomasse. Globalement, le groupe Lhoist veut réduire de moitié ses émissions liées à la combustion pour 2030 (par rapport à 2018).

Le CO2 capté et liquéfié

Le projet permettra de capter et de stocker plus de 87% du CO2 émis lors de la production de chaux à Réty. La pierre angulaire est l’unité technologique Cryocap, développée par le groupe français Air Liquide et déjà testée sur un site pétrochimique près de Rouen. Elle sera installée sur une surface de quatre hectares qui jouxte l’usine de Réty. Les fumées captées y seront acheminées par une grande conduite aérienne depuis la cheminée de l’usine. Elles n’ont alors qu’une concentration de 20% en CO2 et contiennent une série d’impuretés. Elles seront refroidies, lavées et comprimées avant une première concentration de CO2 par adsorption sur une surface qui laissera les autres gaz (azote, oxygène) s’échapper. Le CO2 sera à nouveau comprimé, concentré puis refroidi à -50 °C. A cette température, il se liquéfie, ce qui permet son transport et son stockage.

“Les réseaux de collecte du CO2 préfigurent les futurs bassins industriels.” Xavier Pettiau

Des canalisations achemineront ensuite le CO2 depuis Réty (mais aussi depuis le site cimentier voisin d’Eqiom où des investissements similaires sont réalisés pour capter 800.000 tonnes CO2/an) vers un tout nouveau terminal de liquéfaction et de stockage de CO2 au port de Dunkerque. Celui-ci aura une capacité de 4 millions de tonnes par an et pourra donc accueillir à l’avenir d’autres fournisseurs. On songe évidemment à l’usine toute proche d’ArcelorMittal. De Dunkerque, des navires transporteront le CO2 vers des zones de séquestration géologique sous les fonds marins de la mer du Nord, vraisemblablement au large de la Scandinavie. Il y sera enfoui dans des formations salines à plus de 1.000 mètres de profondeur, sous des couches de roches protectrices. Au contact de ces roches, le CO2 va, à terme, se minéraliser et retrouver une forme solide. Il sera ainsi définitivement séquestré.

Mise en service en 2028

N’allons toutefois pas plus vite que la musique: pour l’heure, c’est encore un projet qui achève les procédures légales de concertation avec le public. La demande de permis devrait être introduite en mars prochain en vue d’une décision formelle d’investissement avant la fin 2024. Le chantier pourra alors débuter et, pour respecter le calendrier européen, il devrait être achevé en 2027 pour une mise en service en 2028. Le terminal CO2, les canalisations et les unités Cryocap sur les sites de Lhoist et Eqiom représentent un investissement total de quelque 530 millions d’euros. Sans intervention publique, aucune entreprise n’aurait pu rentabiliser des infrastructures aussi coûteuses.

“Ces projets vont plus que doubler l’intensité capitalistique de la production de la chaux ainsi que les coûts de production”, insiste Xavier Pettiau. Ils imposent aussi de doter l’usine de Réty d’une station de traitement des eaux. Les fumées captées contiennent en effet de l’eau (vapeur). Cette eau sera utilisée dans le processus de refroidissement de l’unité Cryocap mais à la sortie, elle sera chargée en divers polluants qui devront être extraits avant que l’eau ne soit rejetée. De plus, cette unité de capture va exiger un renforcement significatif de l’approvisionnement en électricité verte.

Actuellement, la productiond’une tonne de chaux émet en moyenne 1,2 tonne de CO2.
Actuellement, la productiond’une tonne de chaux émet en moyenne 1,2 tonne de CO2. © PG

“C’est une grande fierté pour nos équipes de pouvoir montrer la voie de la décarbonation de l’industrie de la chaux et même de l’industrie en général, concède Yves Boraccino. N’oublions pas que derrière, c’est aussi un vrai challenge technique qui exige une fiabilité exceptionnelle. Ce challenge intéresse certains profils. Pour nous, à Réty, c’est devenu un argument de recrutement.” L’usine emploie 73 personnes. La société Air Liquide devrait engager une dizaine de travailleurs pour l’unité Cryocap. Mais évidemment, l’intérêt économique principal n’est pas ici la création d’activité mais bien la pérennisation d’une industrie locale qui, sans cela, n’aurait sans doute pas pu résister à l’augmentation du coût du carbone en Europe. “Non seulement on fixe les industries actuelles, mais ces réseaux de collecte du CO2 préfigurent les futurs bassins industriels, estime Xavier Pettiau. Historiquement, les chaufourniers se sont installés près des gisements de calcaire, mais demain, ils préféreront peut-être les sites où ils disposeront d’un approvisionnement électrique suffisant et d’où ils pourront évacuer le CO2 capturé. Transporter la pierre, ce n’est pas un problème.” “On le voit déjà dans la sidérurgie, abonde Yves Boraccino. Les grandes usines se construisent près des ports et c’est le minerai de fer qui se déplace.”

Dans le même esprit, ce n’est sans doute pas un hasard si deux des quatre autres projets de capture du CO2 en France dans lesquels Lhoist est impliqué sont localisés dans des villes portuaires, en l’occurrence Marseille et Saint-Nazaire. “Nous sommes moins avancés en Belgique, souligne Xavier Pettiau. La stratégie s’appuie sur le projet de réseau Backbone de Fluxys (transport d’hydrogène et de CO2, Ndlr). Il faudra vraiment une couverture correcte au niveau national et pas uniquement en zone côtière.”

“C’est une grande fierté pour nos équipes de pouvoir montrer la voie de la décarbonation.” Yves Boraccino

Alternatives au stockage du CO2

Existe-t-il des alternatives au stockage géologique du CO2? Techniquement oui. Au bout du processus de Cryocap, la matière est suffisamment pure pour être considérée de qualité alimentaire (elle peut servir pour des boissons gazeuses, par exemple). A Hermalle (Huy), Lhoist participe à un projet circulaire très intéressant baptisé CO2ncrEAT. L’entreprise fournit de la chaux au sidérurgiste Aperam, dont les scories sont traités par la société Orbix. Celle-ci renverra les résidus de production vers le spécialiste du béton Prefer, qui les combinera avec le CO2 émis (et capté) à Hermalle pour former des blocs de construction.

“C’est très beau et très vertueux, se réjouit Xavier Pettiau, mais le marché local ne pourra absorber que 150.000 tonnes de blocs/an, soit 15.000 tonnes de CO2. Et si nous devons aller plus loin, les coûts de transport deviennent prohibitifs.” La reminéralisation est un des atouts de la chaux. Elle présente en effet cette étonnante propriété de recarbonation: la chaux va capter une partie du CO2 ambiant pour se recombiner en quelques années et récupérer ainsi jusqu’à 30% du CO2 émis. Cette propriété est notamment très appréciée dans la construction, pour viser la neutralité carbone. “Cette reminéralisation de la chaux, associée à l’utilisation de biomasse et à une chaîne de capture et de stockage géologique, va permettre d’aller au-delà de la neutralité carbone et devenir un puits de carbone”, poursuit le spécialiste CO2 de Lhoist.

Enfin, Lhoist explore une troisième piste d’utilisation du CO2 capté: sa combinaison avec de l’hydrogène pour donner notamment de l’e-kerosène. C’est l’objet du projet NKL mené notamment avec Fluxys, Resa, Laborelec et les universités de Liège et de Mons. “Nous sommes ici dans un horizon beaucoup plus lointain car ce projet implique de disposer de beaucoup d’hydrogène et a priori de l’hydrogène vert pour que cela ait du sens”, conclut Xavier Pettiau.

A quoi sert la chaux?

La chaux, vous ne la voyez pas mais elle est présente un peu partout. “La vie est majoritairement acide, il faut une base pour rectifier le pH et cette base, c’est la chaux”, résume Xavier Pettiau, responsable de la recherche CO2 chez Lhoist. Si vous ne vous souvenez plus trop de vos cours de chimie, cela veut dire que la chaux permet de rendre toute une série de matériaux plus purs.

On l’utilise beaucoup dans la sidérurgie (32% du chiffre d’affaires de Lhoist) pour retirer des impuretés comme le phosphore ou le soufre. Mais elle est également précieuse pour le traitement de métaux non ferreux comme le cuivre, le lithium, l’aluminium ou même l’or.

La chaux permet par ailleurs de désulfuriser les émissions des centrales thermiques ou des incinérateurs de déchets ménagers (on évite ainsi les pluies acides! ), de rendre l’eau propre à la consommation, de compenser l’acidification des sols agricoles, de produire du verre d’une pureté parfaites, etc.

Un produit essentiel donc, et que Lhoist résume volontiers de cette formule: “Le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui ne serait pas viable sans la chaux, et la transition écologique et énergétique n’est pas possible sans la chaux”.

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