“Il faut changer de narratif sur la transition écologique”
L’explorateur suisse Bertrand Piccard, fondateur de la Solar Impulse Foundation et conseiller spécial auprès de la Commission européenne, évoque le nouveau narratif qu’il convient de développer au sujet de la transition. Un message qu’il portera à la Cop28 qui débute le 30 novembre.
Bertrand Piccard reste positif face aux multiples remous de l’époque, tant économiques que géopolitiques. “Réaliste”, corrige-t-il quand on lui fait remarquer.
TRENDS-TENDANCES. On entend cette petite musique: la transition coûte beaucoup d’argent, certains acteurs commencent à se poser des questions, des Etats freinent, le tout dans un contexte de hausse des taux et de chaos géopolitique. Est-ce une préoccupation pour vous?
BERTRAND PICCARD. Non parce qu’en fait, c’est exactement le contraire: les énergies renouvelables sont devenues moins chères que les énergies fossiles. L’efficience énergétique permet de faire mieux en consommant moins. Cela permet d’éviter le gaspillage et cela permet des diminutions de facture. A une époque où il y a des inégalités croissantes entre les classes sociales, une augmentation des taux d’intérêt et une inflation importante, raison de plus pour arriver à une économie qualitative et non pas quantitative.
Dans une économie quantitative, Òil faut vendre toujours plus avec des salaires très bas pour battre la concurrence, et beaucoup de pollution et de déchets. Une économie qualitative, c’est une économie où l’on crée de l’emploi en remplaçant ce qui pollue par ce qui protège l’environnement, où l’on redonne du pouvoir d’achat au citoyen parce qu’il va payer moins cher son énergie et moins gaspiller de nourriture, d’eau ou de ressources naturelles. Voilà le choix à faire!
Lire aussi| La transition énergétique coûte cher
Mais cela demande des liquidités importantes. On voit, par exemple, que des acteurs dans l’éolien explosent les coûts ou jettent l’éponge… Comment faire face?
Les coûts n’ont pas explosé davantage dans ce domaine que dans le reste: l’inflation est importante dans l’alimentation, l’énergie fossile ou les matières premières. Tout coûte plus cher mais, proportionnellement, les énergies renouvelables coûtent moins cher que le gaz, le pétrole ou le charbon. C’est cela qu’il faut voir. Quant aux liquidités, il y en a partout: il y a des trillions de dollars qui sont prêts à être investis, il faut simplement que les projets soient suffisamment réalistes et concrets pour pouvoir drainer cet argent.
Je discutais récemment avec un producteur d’électricité. Il pensait que ses investissements dans l’éolien allaient mettre 20 ans pour être amortis – et c’est ce qui était planifié – mais cela a été fait en deux ans! Il faut vraiment parler d’investissements rentables, et non de coûts démesurés.
Le premier rapport du Haut comité belge pour une transition juste épingle l’inégalité croissante entre les ménages face à la transition. Que faut-il faire pour que ce soit davantage égalitaire?
Il faut déjà changer le vocabulaire: ce n’est pas un coût, c’est un investissement. On investit dans la rénovation du bâtiment, par exemple pour faire baisser les factures énergétiques, ou dans une pompe à chaleur pour diviser sa facture par quatre ou cinq. Au bout de quelques années, cet investissement est amorti: cela devient un gain pur.
Si une famille peut investir par elle-même, elle le fera. Si elle a la confiance d’une banque pour prendre une hypothèque ou un emprunt, ce sera possible également. Celles qui ne peuvent faire ni l’un ni l’autre doivent être aidées par un prêt gouvernemental à taux zéro ou par un contrat de performance énergétique, avec une entreprise énergétique qui fait l’investissement et se rembourse sur les économies faites par l’habitant de la maison. Une telle formule de tiers payant permet beaucoup de réductions d’inégalités.
Dans le cas d’un propriétaire d’immeuble qui n’y habite pas mais qui a des locataires, on doit avoir un tel contrat de performance énergétique remboursé par les économies faites par les locataires. Sinon, il n’y aura jamais de rénovation de ce type de bâtiment. Les gouvernements ont par ailleurs des subventions à accorder dans le cadre du plan européen.
Au niveau des entreprises, certaines ont tendance à reporter la concrétisation de leurs objectifs. Que leur dites-vous?
La plupart des entreprises ont compris que la tendance actuelle, c’est une transition énergétique et écologique. Elles l’intègrent dans leurs politiques. Beaucoup d’entre elles ont déjà introduit une taxation du carbone à l’interne. Tout ce qu’elles aimeraient, c’est que les gouvernements s’entendent pour introduire officiellement cette taxe carbone et ces mesures, de façon à ce qu’il n’y ait pas de distorsion de concurrence.
Les entreprises ont également compris que devenir efficient, c’est rentable. Elles mettent en œuvre des nouveaux processus industriels qui permettent d’éviter de gaspiller de l’eau, de l’énergie, des matières premières, des déchets ou même de la nourriture dans les cantines. Et puis, de nouveaux débouchés s’ouvrent grâce aux solutions technologiques qui doivent être introduites. Solvay, par exemple, fabrique des membranes pour les piles à combustible: c’est un nouveau marché!
Idéalement, ça devrait être fait localement…
Absolument! Nous devons réindustrialiser l’Europe, mais avec une industrie propre… C’est fondamental d’avoir une souveraineté dans ces domaines-là.
Avec votre fondation, vous soutenez des solutions innovantes et opérationnelles. Comment cela se passe-t-il?
Nous en sommes à 1.550 solutions. Le but, c’est l’exhaustivité: il s’agit de répertorier la totalité des solutions existantes qui peuvent être utilisées par le public, par les entreprises ou par les gouvernements. Je suis conseiller spécial pour la Commission européenne: nous allons voir des pays pour leur amener des solutions susceptibles de les rendre plus ambitieux dans leur plan énergie-climat. Je me suis déjà rendu en Pologne, en Hongrie, en Roumanie, en Espagne, en Italie, en France… On peut aller plus vite et c’est rentable.
Ce n’est pas une approche naïve, selon laquelle on penserait que toutes ces solutions peuvent être appliquées de la même manière partout. S’il y autant de solutions, c’est parce qu’elles s’adaptent au climat, au niveau socio-économique, au type d’habitations… Il y a des solutions pour tous! Moi, j’essaye d’être réaliste et d’obtenir des résultats par-delà les idéologies.
Certains s’opposent à toutes ces solutions sous le prétexte qu’il faut décroître, avec une méfiance vis-à-vis des technologies. C’est un grand malentendu parce que ce que je prône, ce sont des solutions existantes. Réabsorber la chaleur des data centers pour chauffer un quartier de ville, c’est du bon sens, ce n’est pas du techno-solutionnisme. Je suis, comme les écologistes, opposé aux techniques du futur qui sont un alibi pour ne rien faire aujourd’hui. Mais je partage aussi la préoccupation de l’industrie face à ceux qui refusent d’installer des énergies renouvelables sous prétexte que ce n’est pas joli pour le paysage. Nous devons agir en priorité pour la survie de l’humanité.
Lire aussi | Le double jeu du cabinet McKinsey sur le climat
Vous serez présent à la Cop: quel message allez-vous porter là-bas?
Je m’y rends sur base d’une collaboration avec les organisateurs de la Cop pour amener un nouveau narratif davantage porteur que l’actuel. Aujourd’hui, on parle d’une décarbonation nécessaire qui coûte très cher et qui nécessite beaucoup d’efforts et de sacrifices. Ce n’est pas un message qui porte. Le nouveau narratif que nous avons mis au point évoque une modernisation du monde qui permet une efficience porteuse de développement qualitatif, de réduction des inégalités, avec des solutions qui permettent des résultats.
Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici