L’IA contre le gaspillage alimentaire dans les hôtels

En moyenne, un hôtel jette 80 kg de nourriture par jour.

Le secteur hôtelier belge s’organise pour lutter contre le gaspillage de nourriture, à l’aide de solutions boostées à l’intelligence artificielle. C’est le cas de The Hotel, à Bruxelles et des domaines de vacances Center Parcs. Ces outils technologiques de pointe se montrent incontournables pour atteindre les objectifs de réduction des déchets alimentaires imposés par l’UE.

Dans l’arrière-cuisine de The Hotel, le chef executive Peter Deltenre nous montre comment l’établissement bruxellois surplombant la prestigieuse avenue Louise (groupe Pandox) lutte contre le gaspillage alimentaire grâce à la solution technologique anglaise Winnow boostée à l’IA. La poubelle, posée sur une grande balance connectée, est surplombée d’un moniteur intelligent qui prend en photo tous les déchets qui y sont jetés. “Le système va identifier, grâce à sa grande banque d’images (ndlr: actuellement plus de 600), s’il s’agit d’épluchures de légumes ou de res­tes de petit-déjeuner. Les déchets sont pesés et on peut estimer les pertes en euros et en émissions de CO2“, nous explique celui qui s’est pris au jeu de l’analyse quotidienne de ces data depuis son entrée en fonction en novembre dernier.

Peter Deltenre, executive chef de The Hotel et Raphaella Yver (Pandox) devant le moniteur Winnow

24.000 euros épargnés

L’outil permet de revaloriser certains types de déchets. “Nous utilisons le reste des agrumes pour produire de l’eau aromatisée. Les fruits prédécoupés partent en smoothies. Le pain en bread pudding ou en croûtons dans la soupe”, commente le chef de l’hôtel quatre étoiles. “Notre objectif est de ne pas dépasser 65 gram­mes de déchets par nuitée par client.” Un exercice d’équilibriste au jour le jour. Sur les quatre premiers mois de l’année, les résultats sont probants. “Plus de 7.000 euros ont déjà pu être économisés, soit 24.000 euros estimés sur base annuelle. En quatre mois, le logiciel nous a permis d’épargner 200 kilos de nourriture, ou 483 repas, ce qui correspond à 800 kilos de CO2“, détaille Peter Deltenre.

Le chef de The Hotel nous confie que, dans la pratique, Winnow – loué quelques centaines d’euros par mois, mais “bien rentabilisé” selon ses dires – n’est pas “aussi simple que décrit”. “Quelques manipulations sont nécessaires pour encoder les différents aliments. Ce qu’on gagne en temps d’un côté, on le perd en argent d’un autre. Tout le monde doit aussi jouer le jeu. Conscientiser tout le staff n’est pas toujours évident“, concède-t-il.

Pour composer ses menus, le chef consulte en parallèle le logiciel KIimato qui lui donne les équivalents en CO2 de cha­que ingrédient. Pour réduire l’impact écologique, le lait de soja peut, par exem­ple, remplacer le lait de vache. “On a intégré un score éco­logique à la carte de notre restaurant. Le client peut ainsi choisir en fonction d’un code allant du rouge si du bœuf est au menu au vert s’il s’agit d’un plat végétarien.”

“Cook to order”

Raphaella Yver est directrice du développement durable pour le groupe suédois Pandox dont tous les hôtels – dont six en Belgique – sont dotés de cette technologie anti-gaspi depuis fin 2022. Sur la base de l’analyse détaillée des données fournies par le logiciel, des changements clés sont mis en œuvre. “Une surproduction d’œufs au buffet du petit-déjeuner a été identifiée. On a mis en place la méthode cook to order (nldr: cuisson à la commande) à la fin du service pour éviter que trop d’œufs cuits ne restent en rade.”

Les séminaires sont aussi une importante source de gaspillage, explique la manager. “On a remarqué que des kilos et des kilos de riz y étaient jetés.” Pour mieux gérer les quantités, une approche de reverse thinking est appliquée. “On propose dorénavant des poke bowls. Chaque participant reçoit la même quantité de riz et agrémente cette base de différents aliments protéinés choisis au buffet”, explique Raphaella Yver. L’objectif de réduction des déchets de 30 % a déjà été atteint fin 2023 pour tous les hôtels du groupe, vante-t-elle. “On dépasse déjà les targets européens pour 2030.”

Un impact majeur sur la rentabilité

Les buffets sont la principale source de gaspillage dans le secteur hôtelier. © Getty Images

La chaîne hôtelière internationale Accor a récemment doté son réseau d’un logiciel similaire plug and play fourni, lui, par la start-up néerlandaise Orbisk. “Le gaspillage alimentaire, outre son important impact environnemental en termes d’émission de CO2 et de consommation d’eau, a aussi une incidence majeure sur la renta­bilité des établissements du secteur hôtelier, avec les prix élevés actuels des denrées alimentaires”, souligne Marion Vasselle, responsable des ventes pour une partie de l’Europe chez Orbisk.

Grâce à la technologie progressive de reconnaissance d’images par l’IA, “Orbi”, de son petit nom, scanne, en moins d’une seconde et sans aucune manipulation par le personnel, les aliments jetés. “Le moniteur va permettre d’identifier précisément les déchets, leur quantité, le moment de la journée, leur forme et le contenant dans lequel ils se trouvent”, détaille Marion Vasselle. Orbi repère aussi la source du gaspillage: retours de salle, de buffets, ou production.

Réduction de 30%

“On pourrait penser que la majeure partie du gaspillage vient du client, mais ce n’est pas le cas, commente la commerciale. Il va surtout venir de la cuisine, des buffets, des aliments qui n’ont pas été préparés ou qui sont arrivés à la date de péremption, avant même que le chef n’y ait touché.”

Marion Vasselle (Orbisk)

Un coach d’Orbisk accompagne dans les premiers mois la mise en place de la solution. Il analyse cha­que semaine les données du tableau de bord interactif avec le chef et ses équipes afin de définir des objectifs de réduction des déchets, des coûts et d’équivalents CO2. Avec une promesse: une diminution de 30 à 40 % du volume des déchets dès la première année d’utilisation. “On a remarqué que des kilos de viennoiseries et d’œufs brouillés étaient jetés chaque matin, mais aussi que les pamplemousses coupés revenaient régulièrement en cuisine. C’est tout bête, mais le pamplemousse a une saveur bien particulière par rapport à l’orange. On a donc réduit ce type de fruits sur les buffets”, explique Marion Vasselle.

“Le gaspillage alimentaire, outre son important impact environnemental, a aussi une incidence majeure sur la rentabilité du secteur hôtelier”

Marion Vasselle (Orbisk)

Sur les six premiers mois d’utilisation d’Orbisk, les 10 hôtels pilotes du groupe Accor en Europe ont réduit le gaspillage alimentaire de 22 %. “En moyenne la première année, on note une baisse de 30 % du gaspillage, et de plus de 60 % la deuxième année”, assure la représentante d’Orbisk. L’objectif du groupe: une baisse de 60 % dans tous ses hôtels d’ici 2030, soit 10 % de plus que les Objectifs de développement durable des Nations unies.

De subtils subterfuges

Des établissements haut de gamme se retrouvent alors face à un dilemme. Comment réduire discrètement leur offre quand le client est habitué à l’opulence qui les caractérise ? “Souvent, dans ces hôtels, on veut donner à profusion, c’est une grosse source de pression“, expose Marion Vasselle. De subtils subterfuges sont élaborés. “On va jouer avec la mise en scène, disposer le pain dans de plus petits paniers, remplir l’espace avec des fleurs et plus de décoration, illustre-t-elle. Remplacer les portions de fruits décou­pés par des fruits entiers a déjà permis de réduire ces déchets de 30 à 50 % en quelques semaines.”

On pourrait penser que la majeure partie du gaspillage vient du client, mais ce n’est pas le cas.

Marion Vasselle (Orbisk)

Du côté du groupe Pandox, Raphaella Yver avoue parfois remettre en question les standards de la marque qui imposent cinq variétés de fruits au petit-déjeuner, même quand ils ne sont pas de saison. “Sans pour autant affecter le confort et les habitudes du client”, précise-t-elle. Ce dernier est par ailleurs conscientisé à ne pas gaspiller de nourriture par des petits messages au ton léger.

En moyenne, un hôtel jette 80 kg de nourriture par jour. Un kilo de déchets alimentaires coûte en moyenne 7 euros, tous aliments confondus. 1 kilo de nourriture jetée équivaut à 4,5 kilos de C02 et 7.000 litres d’eau (12 douches). 

Le tableau de bord interactif d’Orbisk.

2.000 kilos de CO2 évités

La société Albron, responsable de la restauration pour les villages de vacances Center Parcs, utilise Orbi dans les domaines limbourgeois De Vossemeren et Erperheide depuis octobre 2023. L’objectif du groupe est de réduire le gaspillage alimentaire dans son processus de production de 30 % d’ici la fin 2025. Les résultats hebdomadaires fournis par le moniteur sont utilisés comme lignes directrices par les sous-chefs et le manager Food & Quality pour les informer, vérifier et contrôler les stocks. “Les réservations pour le restaurant-­buffet Evergreenz sont vérifiées à différents moments du service, ce qui permet d’ajuster la quantité de nourriture chauffée ainsi que celle de produits froids réapprovisionnés. Il y a moins de gaspillage à la fin de la journée”, explique Kathy Bolte, manager Food & Quality chez Albron. Elle nous livre un petit bilan depuis l’instauration du système. Au sein du Center Parcs Eperheide, sur un peu plus de 7.600 kilos de déchets alimentaires, près de 70 kilos ont pu être épargnés (soit 153 repas), pour près de 4.000 euros d’économie et environ 2.000 kilos de CO2 évités. Le top 3 des aliments les plus jetés dans ce village de vacan­ces sont la soupe et la sauce, les composants de repas et les légumes.

Orbi scanne en quelques secondes les aliments jetés.

Un milliard de repas jetés par jour

Selon un récent rapport de l’Onu, le monde gaspille plus d’un milliard de repas par jour. En 2022, 1,05 milliard de tonnes de déchets alimentaires ont été produits, soit 132 kilogrammes par habitant ou près d’un cinquième de tous les aliments disponibles pour les consommateurs. En 2022, 60 % des aliments ont été gaspillés au niveau des ménages, alors que les services de restauration ont été responsables de 28 % de ces pertes. Le gaspillage alimentaire représente un coût estimé à environ 1.000 milliards de dollars pour l’économie mondiale, dont 100 milliards imputables à l’industrie de la restauration et à l’hôtellerie. Il est responsable de 8 à 10 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre (GES), soit près de cinq fois celles du secteur de l’aviation selon ce rapport onusien.

En Europe, environ 10% de l’ensemble des denrées alimentaires fournies à la distribution, aux restaurants, aux services de restauration (cantines scolaires et d’entreprise, hôpitaux, etc.) finissent à la poubelle, selon les derniers chiffres d’Eurostat (2021). D’ici à 2030, la Commission européenne veut imposer aux Etats de réduire de 30 % les déchets alimentaires des commerces, restaurants et ménages par rapport au volume global enregistré en 2020. Dans ce contexte, il y a fort à parier que ces solutions technologiques au puissant potentiel de perfectionnement deviendront incontourna­bles pour atteindre ces objectifs.

Du compostage aux dons à des associations  

De nombreux hôtels en Belgique prennent des mesures de restriction des déchets et de lutte contre le gaspillage alimentaire. Après un petit coup de sonde auprès de quelques établissements – parmi eux Les Sorbiers, le Dolce La Hulpe, le Mix, l”Amigo les groupes Martin’s, Vandervalk et Pandox – il en ressort que la plupart veille à mettre en place des actions, relevant souvent du simple bon sens. Certains étant plus avancés dans leur réflexion et dans la mise en place d’actions concrêtes. “Lors du petit-déjeuner présenté sous la forme d’un buffet, nous congelons les produits lorsque c’est possible. Cela peut également arriver que le personnel reparte avec 1 ou 2 baguettes s’il en reste”, nous explique Anne Lurquin, cheffe de réception des Sorbiers, établissement namurois qui possède l’Ecolabel Européen. Les établissements sondés disent peser systématiquement leurs déchets en vue de les diminuer au fur et à mesure, proposer des plats d’une “quantité juste”, ainsi que réduire la taille des assiettes et des contenants pour les buffets, ou encore, ne pas utiliser de produits à usage unique.  L’hôtel 5 étoiles Amigo explique avoir engagé récemment un consultant afin de “faire bouger les choses pour arriver à un gaspillage alimentaire quasiment nul”, à travers de nouveaux processus d’analyse et de réorganisation.

Compostage

Le compostage tente aussi à se répandre, c’est le cas aux Sorbiers qui possède également des poules qui engloutissent les épluchures. Le groupe Vandervalk possède, pour sa part, un système de compostage spécifique “greenpoint solutions” grâce auquel tous les aliments non consommés sont récupérés et transformés en un liquide qui peut servir d’engrais pour l’agriculture. Au sein du groupe Martin’s, on tient à conscientiser le client via des affiches “anti-gaspi” disposées sur le buffet du petit-déjeuner. En aval, le Dolce La Hulpe collabore depuis quelques années avec l’app’ Too good too go pour valoriser les denrées qui restent sur le carreau tandis que The Hotel réalise des dons alimentaires à des associations, via notamment la société bruxelloise Alpaca qui redistribue le surplus de nourriture provenant des séminaires à des banques alimentaires. Peter Deltenre, le chef de The Hotel nous confie avoir tenté de donner la tonne de marc de café accumulée sur une année à une exploitation agricole pour qu’elle l’utilise comme engrais mais que cela n’a pas été possible au niveau logistique. Sans grande surprise, dans tous les hôtels sondés, les buffets, principalement du petit-déjeuner, représentent le gros point noir en ce qui concerne le gaspillage des aliments. Le catering des séminaires d’entreprises est aussi une grande source de gâchis alimentaire.