“L’Europe reste vulnérable à une crise bancaire”

Pierre-Olivier Gourinchas, économiste en chef du Fonds monétaire international. © BelgaImage
Pierre-Henri Thomas
Pierre-Henri Thomas Journaliste

Si un choc devait frapper nos banques, nous n’aurions pas la même marge de manœuvre qu’aux Etats-Unis parce que nous ne disposons pas d’un fonds commun européen de garantie des dépôts, avertit Pierre-Olivier Gourinchas, l’économiste en chef du Fonds monétaire international.

Voici quelques semaines, le Fonds monétaire international (FMI) a publié ses prévisions de printemps. Un oracle mi-figue, mi-raisin. L’impact des crises successives et des politiques monétaires restrictives destinées à refroidir l’inflation va peser sur les prochains mois, nous explique Pierre-Olivier Gourinchas. Nous l’avons rencontré voici quelques jours en compagnie de journalistes de l’Ajef, l’association française des journalistes économistes et financiers).

Pénible convalescence

Alors, quelles sont les nouvelles de l’économie mondiale? “Nos projections du mois d’avril lors des réunions de printemps et le schéma que nous avons proposé pour comprendre ce qui se passe restent d’actualité, répond l’économiste en chef. Nous avons une économie mondiale qui se remet lentement et plutôt péniblement des chocs des trois dernières années d’une pandémie, plus la guerre. Ces chocs se sont traduits par des bouleversements très importants. D’abord sur le marché du travail et sur la demande de biens dans une première phase qui s’est emballée. Puis nous avons observé une rotation vers les services et sur les marchés de l’énergie suite à l’invasion de l’Ukraine par la Russie.”

Avec un taux de croissance mondiale de 3,4% l’an dernier, de 2,8% cette année et de 3% l’an prochain, le FMI table sur une remontée modeste de l’activité. Mais, précise Pierre-Olivier Gourinchas, le ralentissement de cette année est plutôt concentré sur les économies des pays avancés. “Les pays émergents connaissent déjà une croissance plus élevée en 2023 qu’en 2022”, ajoute-t-il.

“Les prix des biens alimentaires ne baissent pas encore suffisamment.”

Un des points d’attention, c’est évidemment l’inflation. “Les bouleversements des prix reflètent les distorsions que nous avons subies sur les différents marchés, poursuit-il. Nous avons eu un emballement sur le prix des biens, puis des services et de l’énergie. L’inflation ne retourne que très lentement vers sa cible.”

La baisse de l’inflation, qui passerait de 8,7% en 2022 à 7% cette année, reflète l’accalmie sur les prix de l’énergie. “Les prix des biens alimentaires ne baissent pas encore suffisamment. Et l’inflation sous-jacente (hors prix de l’énergie et de l’alimentation) reste élevée et ne baisse que très lentement (le FMI prévoit qu’elle passe à 6,2% cette année, soit 0,2 point de moins qu’en 2022, Ndlr).”

Du côté du marché du travail, le ciel est plus dégagé. “Il reste en très, très grande forme, constate Pierre-Olivier Gourinchas. Lorsque l’on regarde les différentes variables, qu’il s’agisse du taux de chômage, du taux de participation ou des mesures de tension comme le ratio entre les offres d’emploi rapportées au nombre de demandeurs d’emploi, nous avons des indicateurs très élevés, qui traduisent des tensions assez importantes. C’est une bonne chose d’avoir un chômage faible, cela contribue aussi à une économie qui se porte plutôt bien, mais ces tensions vont contribuer à ralentir la décroissance de l’inflation.”

Ce qui peut aider l’inflation à baisser, c’est la situation des entreprises. Car Pierre-Olivier Gourinchas ne craint pas d’emballement prix-salaires. Les marges des entreprises, qui avaient augmenté lors de la crise sanitaire, restent en effet relativement élevées, spécialement en Europe. “Les salaires peuvent augmenter parce que comme les marges ont augmenté, elles peuvent revenir à des niveaux historiques. Les entreprises peuvent absorber ces augmentations salariales.”

La page n’est pas tournée

Dernier point sur l’économie globale, l’instabilité sur les marchés financiers: il y a eu en mars la faillite de deux banques régionales américaines, puis Credit Suisse, puis à nouveau la faillite de banques régionales aux Etats-Unis ces dernières semaines.

“La remontée des taux d’intérêt a contribué à faire baisser la valeur d’un certain nombre de titres à maturité longue dont un certain nombre se trouvent sur le bilan des banques. Certaines banques sont peut-être plus vulnérables: celles avec des dépôts qui ne sont pas assurés ou des banques proches du secteur immobilier commercial. Elles sont obligées de vendre pour faire face à la sortie des dépôts. Et lorsqu’elles vendent, elles réalisent leurs pertes et il s’enclenche une dynamique un peu perverse.”

“On pensait que les banques, après la crise de 2008, seraient mieux protégées.”

La surprise n’est pas tellement l’apparition de cette instabilité. “On se doute bien qu’une remontée des taux aussi rapide et aussi forte se traduit par certaines tensions sur les marchés financiers. Mais on pensait qu’elles allaient avoir lieu dans le secteur non bancaire. On pensait que les banques, suite aux réformes mises en place depuis la crise de 2008, seraient mieux protégées”, observe Pierre-Olivier Gourinchas.

Il faut toutefois relativiser. “Nous n’avons pas eu de pression bancaire dans la zone euro et aucune grande banque n’a été mise en difficulté (Credit Suisse est un cas particulier, la banque traînant des difficultés depuis des années, Ndlr). Mais nous sommes un peu inquiets de cette instabilité bancaire parce que lorsque les investisseurs deviennent nerveux, il existe toujours la possibilité d’une amplification de certains mouvements de marché qui ne soit pas très bien contrôlée. Pour l’instant, les autorités financières, aux Etats-Unis ou en Suisse, ont réagi de manière très agressive. La contagion a été contenue avec succès. Mais nous ne sommes pas encore à la fin de l’histoire.” Pierre-Olivier Gourinchas observe que les événements récents “vont amener une réflexion sur les mécanismes de supervision et de résolution bancaires. Il y a des trous dans la raquette. Il va falloir réviser en particulier le système qui permet la résolution des institutions financières systémiques”, dit-il.

Fin du “quoi qu’il en coûte”

Face à une inflation historique que nous n’avions plus connue depuis les années 1970 et à la menace que cette idée de forte hausse des prix s’ancre dans les esprits et soit donc de plus en plus difficile à calmer, “il était absolument essentiel que les autorités monétaires durcissent les taux”, affirme Pierre-Olivier Gourinchas. “Mais, ajoute-t-il, ce durcissement des taux nominaux ne durcit pas nécessairement les taux réels (corrigés de l’inflation, Ndlr) lorsqu’il y a des augmentations d’inflation très élevées. Le durcissement en termes réels est quand même beaucoup plus modéré.”

Quels seront les effets de ce tour de vis monétaire? “Il faut presque sortir les livres d’histoire pour voir ce qui se passe après un tel durcissement. On observe que cela prend 18 à 24 mois avant de ralentir l’activité et de commencer à faire baisser l’inflation. Nous rentrons donc aujourd’hui dans la période où nous allons commencer à voir ce ralentissement et c’est ce qui en partie informe nos prévisions.”

“On ne peut pas avoir une politique budgétaire qui contre la politique monétaire.”

Sur le plan budgétaire, pendant les années covid, les gouvernements ont mis en place des mesures extrêmement larges et extrêmement protectrices vis-à-vis des ménages, des entreprises et des institutions financières, rappelle l’économiste: “C’était approprié étant donné la nature du choc. Mais il est évident qu’en sortant du covid, ces mesures doivent être retirées. Nous avons donc une sortie du ‘quoi qu’il en coûte’. Et cette sortie est nécessaire parce qu’il faut reconstruire un certain nombre de coussins budgétaires qui permettront de faire face aux chocs futurs. Sortir du ‘quoi qu’il en coûte’ ne signifie pas que l’on ne puisse rien faire par rapport à la crise de l’énergie. Mais il faut des politiques ciblées, qui ne viennent pas alimenter la demande agrégée et donc contrecarrer les efforts des banques centrales. On ne peut pas avoir une politique budgétaire qui contre la politique monétaire, sinon on n’avance pas”.

Résistance européenne

“Sur l’Europe, j’ai envie de dire qu’elle s’en sort mieux que prévu, poursuit-il. 2022 a été une année de bonnes surprises. Evidemment, la guerre n’en est pas une. Mais sachant que la Russie envahit l’Ukraine et que l’énergie devient une arme que la Russie utilise contre l’Europe, on s’attendait, lors de la réunion de printemps du FMI de l’année dernière, à ce que la situation soit extrêmement compliquée sur l’énergie, et donc sur l’activité économique d’un certain nombre de pays européens. Le choc a été violent, mais il y a eu une résistance tout à fait remarquable des économies européennes. Les chiffres de croissance pour 2022 sont assez loin des pronostics les plus pessimistes”. Pourquoi? “Parce qu’à côté des mesures de soutien, il y a eu beaucoup d’adaptations.”

L’Europe reste évidemment vulnérable, ajoute Pierre-Olivier Gourinchas. D’abord parce qu’“une escalade dans le conflit peut avoir des conséquences sur les prix d’énergie”. Ensuite parce que l’Union bancaire n’est pas terminée. “Dans une situation d’incertitudes, on est en droit de se poser des questions sur la capacité des pays à prendre en charge leurs propres établissements financiers si jamais il y avait un choc bancaire important. Concrètement, nous n’avons pas encore en Europe un mécanisme commun de garantie des dépôts. Cela signifie qu’en cas de choc, la France est responsable pour ses propres banques, l’Allemagne pour ses propres banques, etc.”

“Les autorités européennes n’ont pas la même capacité à réagir rapidement que les autorités américaines.”

On dit cependant que la situation des banques européennes est aujourd’hui plus solide que celle des banques américaines. Oui et non, répond Pierre-Olivier Gourinchas. “Oui, parce que l’Europe, de manière générale, a mieux mis en place les critères de Bâle III. Les banques européennes sont davantage protégées au départ. Elles ont des coussins de capitaux plus importants. Par contre, si quelque chose se produit, les autorités européennes n’ont pas la même capacité à réagir rapidement que les autorités américaines.” Voici quelques semaines, le fonds de garantie des dépôts américains a pu en effet très rapidement garantir les dépôts supérieurs à 250.000 dollars et la Réserve fédérale a pu rapidement intervenir en rachetant ou en acceptant en garantie des titres à leurs valeurs nominales (et non à la valeur de marché, qui avait baissé). “S’il fallait prendre ce type de mesures en Europe, ce serait plus compliqué”, conclut l’économiste en chef.

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