Baisse des taux: comment les banques vont-elles refiler la facture?

Le problème de l’économie européenne n’est pas l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche, mais son manque de résilience économique. Avec des gains de productivité atteignant à peine 0,5 % par an, tout choc est un choc de trop pour l’économie européenne. © Getty Images
Sebastien Buron
Sebastien Buron Journaliste Trends-Tendances

Le changement rapide de l’environnement de taux bouleverse la donne pour le secteur bancaire qui voit ses marges se comprimer. Qui va payer l’addition : les clients, les employés ou les actionnaires ?

Au secours, les taux baissent ! Face à une inflation en grande partie vaincue dans la zone euro, la Banque centrale européenne (BCE) a en effet décidé d’accélérer la diminution de ses taux directeurs entamée au début de l’été, avec trois baisses depuis le mois de juin. La nouvelle a de quoi réjouir beaucoup de monde (ménages, entrepreneurs, États), sauf les banques.

Avec des taux qui pourraient tomber à 2%, le nouvel environnement économique pourrait, d’après certaines estimations, coûter jusqu’à 600 millions d’euros au secteur bancaire européen sur l’année 2025. Le cabinet de conseil McKinsey estime pour sa part que les banques vont devoir accélérer la réduction de leurs coûts si elles veulent maintenir leurs marges. Et cela, à un rythme deux fois plus rapide que celui de leur baisse de revenus, dit-il dans son rapport annuel sur le secteur, publié dernièrement.

Effet d’aubaine

C’est vrai que pour casser la fièvre inflationniste de ces deux dernières années, la BCE n’a pas hésité à augmenter très fortement les taux d’intérêt, et singulièrement le taux de la facilité de dépôt, là où les banques peuvent déposer leur excédent de liquidités. Alors qu’il était encore nul à l’été 2022, ce taux a bondi pour atteindre 4% entre l’automne 2023 et mai 2024. Cette remontée brutale et très rapide des taux a fait en sorte qu’entre 2023 et 2024, les banques ont vu leurs marges gonfler. Surtout, elles ont pu bénéficier, sans rien faire, des intérêts versés sur les liquidités déposées auprès de la BCE.

C’est d’ailleurs durant cette période de forte remontée des taux d’intérêt que la plupart des institutions bancaires européennes, et belges en particulier, ont réalisé des profits, non seulement records, mais même historiques. L’an passé, les quatre premières banques du pays ont tutoyé les sommets en engrangeant ensemble des bénéfices qui se sont élevés à 8,5 milliards d’euros : 3,1 milliards d’euros pour BNP Paribas Fortis, 3,4 milliards pour le groupe KBC/CBC, 1,1 milliard pour Belfius et près de 900 millions pour ING Belgique. Mais à mesure que la BCE desserre son étau et que l’inflation reflue, le taux de la facilité de dépôt descend. Il se monte encore à 3,50%. Mais il va continuer à se réduire. Le cadeau de la BCE va donc petit à petit s’estomper.

Économiste et ancien CEO de la banque Degroof Petercam, Bruno Colmant confirme cette nouvelle donne qui va se sentir dans les bénéfices des banques. “De manière instantanée, une baisse des taux d’intérêt est normalement favorable aux banques, car elle réduit le coût des dépôts tout en augmentant la valeur de marché des actifs à plus long terme. Une banque transforme des échéances en empruntant à plus court terme qu’elle ne prête. Mais, en même temps, cela comprime les marges d’intermédiation et met fin surtout à un extraordinaire effet d’aubaine qui a permis aux banques, pendant plusieurs années, de placer des liquidités excédentaires à un taux très élevé auprès de la BCE, bien plus élevé que celui qui était répercuté aux clients”, souligne-t-il.

Nouvelle tarification

Les banques, bien sûr, ne sont pas en danger. Bien capitalisées et bien gérées, elles restent rentables. Simplement, il va falloir compenser d’une manière ou d’une autre le manque à gagner (baisse des revenus d’environ 10% chez ING et BNP Paribas Fortis au cours du troisième trimestre).

Il va falloir compenser, d’une manière ou d’une autre, le manque à gagner.

Mais comment ? On pourrait imaginer que les actionnaires soient mis à contribution et doivent s’habituer à ne pas recevoir des dividendes aussi généreux qu’avant. Bruno Colmant ne le pense pas : “De façon générale, les banques tentent de garder des flux de dividendes assez stables pour leurs actionnaires”. Certaines d’entre elles pourraient, il est vrai, avoir besoin d’eux prochainement, à l’occasion d’une éventuelle grande manœuvre. On parle beaucoup de fusions bancaires en ce moment (rachat de Commerzbank par UniCredit en Allemagne, de Banco Sabadell par BBVA en Espagne…). Or, un cours de Bourse élevé permet d’avoir une monnaie d’échange. Elles ne peuvent donc totalement oublier leurs actionnaires.

À l’heure où il faut aussi réaliser d’importants investissements dans le digital, notamment dans l’intelligence artificielle, le client risque par contre de ne pas être épargné. À travers lui, il va falloir trouver des solutions pour, soit réduire le coût des services, soit augmenter les rentrées autres que celles issues de la différence entre les intérêts perçus (sur les crédits des clients et les dépôts à la BCE) et les intérêts versés (sur les dépôts des clients). Que fera votre banque ? “Probablement les deux, estime Bruno Colmant. Les services bancaires physiques se raréfient, se digitalisent, et les agences ferment. C’est une tendance navrante, mais inéluctable, qui donne néanmoins un avantage aux banques de niche. Mais sachant que la qualité des services digitaux n’est pas gratuite, les frais bancaires vont augmenter.”

Si le prix de certains services pourrait augmenter, voire certaines options qui étaient gratuites devenir payantes, “il ne faut cependant pas s’attendre à une explosion des tarifs et des commissions”, tempère Yannick Grecourt, responsable du département services financiers chez EY. Selon le consultant, les banques vont plutôt continuer à “optimiser” le pricing de leurs produits, notamment en fonction du type de clients : “Pouvoir disposer de son argent partout dans le monde, pouvoir payer avec sa carte dans tous les commerces, tout cela a un coût, souvent sous-estimé par le grand public.” Dans le domaine plus ciblé des services aux clients fortunés, “on peut imaginer que les frais de gestion d’actifs baissent, mais que les banques déplacent légitimement la tarification vers des services patrimoniaux”, prolonge Bruno Colmant.

L’épargnant qui dort

Quoi qu’il en soit, il est au moins une quasi-certitude. Avec la baisse des taux, le rendement de l’épargne ne risque pas de s’améliorer, bien au contraire. Surtout si vous êtes un épargnant passif, c’est-à-dire si vous laissez votre argent dormir sur un compte d’épargne ordinaire. Inévitablement, vous passerez à la caisse. Pourquoi ? D’abord, parce que la phase de repli a déjà commencé. Mi-septembre, la banque CPH a réduit le rendement global (taux de base + prime de fidélité) de son compte d’épargne classique. Santander a fait de même début octobre, et MeDirect dans la foulée.

Ensuite, parce que les banques continuent de capitaliser sur l’immobilisme des épargnants, relève l’économiste Eric Dor, dans une nouvelle note sur le sujet : “Depuis le début de la hausse des taux directeurs de la BCE en 2022, les banques belges ont profité de la passivité d’une bonne partie des épargnants qui laissent leur argent sur les comptes d’épargne réglementés quelle qu’en soit la rémunération, en comprimant au maximum la hausse des taux qu’elles leur octroient”. Le directeur des études de l’IESEG de Lille ajoute qu’elles ont ainsi choisi de se limiter à se concurrencer pour attirer les épargnants dynamiques qui, eux, cherchent de meilleures opportunités et sont prêts à changer d’institution bancaire et de produits. “Les banques ont ainsi choisi la voie la moins coûteuse pour elles, en limitant l’octroi d’une forte hausse des taux à l’encours réduit des comptes à terme plutôt qu’au gros encours des dépôts d’épargne réglementée”, souligne Eric Dor.

Pas vraiment les ménages

En revanche, cette stratégie ne devrait pas entraîner une diminution substantielle des conditions que les banques appliquent sur les prêts, notamment hypothécaires. Mauvaise nouvelle pour les jeunes qui veulent acheter leur première maison. Selon Bruno Colmant, les taux hypothécaires ne devraient que très peu baisser. “D’ailleurs, souligne l’ancien patron de Degroof Petercam, pour alléger les remboursements, les banques augmentent les périodes de remboursement jusqu’à 30, voire 40 ans, en tablant sur une augmentation légitime de la valeur de l’immobilier de qualité. Mais cela signifie qu’il faut attendre deux générations avant d’être réellement propriétaire.”

Il faut dire aussi que “les banques ont déjà pas mal baissé leurs taux récemment”, note Yannick Grecourt. La rentabilité des prêts hypothécaires a d’ailleurs fortement chuté sous l’effet d’une concurrence féroce et de taux fixes plus bas. Lors de la présentation des résultats pour le premier semestre de BNP Paribas Fortis, Michael Anseeuw, son CEO, révélait début septembre que les marges de la banque sur ces crédits avaient chuté de 70%. D’après les calculs d’Eric Dor, le taux d’intérêt moyen facturé par les banques belges sur leurs nouveaux prêts immobiliers s’élevait à 3,4% en août dernier, soit un taux déjà bien inférieur à ceux des banques de la plupart des autres pays de la zone euro : 3,8% aux Pays-Bas ou 3,9% au Luxembourg, par exemple. Pour l’économiste, les ménages qui empruntent (mais qui ne sont pas nécessairement ceux qui épargnent !) sont, malgré tout, les grands gagnants de cette maigre générosité des banques à l’égard des déposants. “La compression du coût de la partie de leur financement sous forme de dépôts d’épargne réglementés a permis aux banques belges de prêter à des taux plutôt réduits à leurs clients, surtout les ménages”, affirme-t-il.

Le personnel et les seniors

Et le personnel dans tout cela ? Il pourrait aussi faire office de variable d’ajustement et être mis au service de cette marge sous pression. Ceux qui connaissent bien le secteur bancaire vous diront que ce sont souvent d’abord les employés qui, à court et moyen terme, paient le prix fort d’une mauvaise anticipation des initiatives de réduction des coûts. Faut-il dès lors s’attendre à de nouvelles suppressions de distributeurs automatiques de billets et autres fermetures d’agences ?

“Le secteur bancaire est logé à la même enseigne que d’autres secteurs, comme le retail, relève Yannick Grecourt de chez EY. Les habitudes des consommateurs changent et on a moins de raisons d’aller en agence. La Belgique dispose encore d’un taux d’agence par habitant au-dessus de la moyenne européenne. Là aussi, on devrait inévitablement assister à des rationalisations du réseau de distribution, tant en nombre qu’en localisation. On constate d’ailleurs que des agences quittent les centres-villes pour aller en périphérie où elles deviennent plus accessibles.” De même qu’on observe l’arrivée de solutions alternatives, telles que des assistants personnels numériques dans les applications bancaires, de plus en plus sophistiquées. Une automatisation qui est la bienvenue, pour autant qu’elle fonctionne vraiment bien. Mais on n’y est pas encore. Pourquoi sinon, dans un contact center, doit-on toujours, en 2024, attendre souvent plus de 10 minutes au téléphone pour que quelqu’un nous réponde ?

En conclusion, “les agences sont indispensables, mais leur nombre diminue inexorablement, tout comme les distributeurs automatiques qui sont désormais mutualisés entre plusieurs banques, résume Bruno Colmant. C’est un constat compréhensible dès lors que l’utilisation d’espèces est très onéreuse pour les banques, alors que la monnaie devient digitale. Cela risque malheureusement de créer des déserts bancaires, qui pénalisent essentiellement les personnes âgées. L’IA est bien sûr un atout extraordinaire, et les banques belges sont à la pointe, mais tous les septuagénaires ou plus n’ont pas la dextérité pour en saisir les attraits.”

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