“Nous ratons le train de l’e-commerce”

Les salaires élevés et les problèmes de mobilité ne font pas du bien à la réputation du secteur logistique belge. Résultat : notre pays n’arrive que rarement à attirer les grands centres de distribution européens.

Depuis des années, les acteurs belges de l’immobilier logistique comme Montea et WDP font la pluie et le beau temps aux Pays-Bas. Nouveau fait d’armes : Montea a acquis deux centres logistiques à Heerlen et Beuningen. Le centre de distribution de Heerlen (15.000 m2) est construit sur mesure pour DocMorris, une pharmacie allemande sur internet , qui desservira depuis ce site les marchés néerlandais, allemand, suisse et, à terme sans doute également, belge.

Les Belges de Montea achètent l’immobilier, mais ce sont des Néerlandais qui attirent l’activité logistique et les emplois y afférents. “Ce n’est pas un exemple isolé, déclare Peter Demuynck, chief commercial officer chez Montea. On pourrait remplir toute une page de votre magazine avec les transactions de nos clients qui ont envisagé de s’implanter en Belgique pour, au final, opter malgré tout pour les Pays-Bas.”

Avec ses ports et sa situation intéressante, notre pays est une plateforme logistique importante en Europe. Mais cette réputation et ces atouts ne nous endorment-ils pas ? Le fait est que nous n’arrivons plus que rarement à ce que les grands centres de distribution européens (CDE) s’installent en Belgique. Alors qu’ils sortent de terre aux Pays-Bas, mais aussi en France, en Allemagne et de plus en plus en Pologne.

“En effet, quelques grands dossiers ont atterri juste de l’autre côté de la frontière, confirme Kim Cornille, country manager pour la Belgique de Goodman, un spécialiste de l’immobilier logistique. Pour le seul critère de la localisation, la Belgique occupe la première place des hotspots logistiques. Mais l’Allemagne et les Pays-Bas sont évidemment bien situés eux aussi. Pour les grands centres de distribution européens, d’autres critères vont également peser sur la décision : flexibilité, coût salarial, soutien des pouvoirs publics, etc.”

“Heureusement, nous pouvons nous appuyer sur une activité logistique déjà ancrée ici”, précise Jo De Wolf, CEO de Montea. Il évoque les récents plans d’extension du fabricant de chaussures américain Skechers à Liège. L’entreprise va étendre ses infrastructures logistiques existantes de 25.000 m2, ce qui créera un CDE d’environ 70.000 m2. “C’est évidemment une bonne nouvelle et c’est un emplacement intéressant, poursuit Jo De Wolf. Mais nous devons nous poser la question suivante : si l’entreprise devait démarrer de rien, choisirait-elle la Belgique ? Je crains que bien souvent la réponse ne soit négative. Le fait est que nous perdons un grand nombre d’offres en Belgique.”

Coût salarial et mobilité

Il s’avère que notre localisation intéressante ne fait que peu impression sur les décideurs logistiques. Pareil pour la qualité de notre main-d’oeuvre logistique et pour l’efficience. “Aux Pays-Bas, ils sont également efficaces dans leur travail, indique Peter Demuynck. Cela ne fait pas une grosse différence.”

Que les espaces logistiques se louent nettement moins cher que dans les pays limitrophes n’aide pas. Pourtant, l’immobilier est un important poste de coûts dans la chaîne logistique. Mais il passe toujours après les coûts salariaux. “Cela nous met la corde au cou, affirme Peter Demuynck sans ambiguïté. En Belgique, le coût salarial est trop élevé pour un secteur comme la logistique, qui doit travailler avec des marges bénéficiaires minimales.”

Aussi apprécie-t-on que la réduction des coûts salariaux soit bien placée dans la liste des priorités des négociateurs du prochain gouvernement. “C’est prometteur, confie Peter Demuynck, pour qui malgré tout, il ne faut pas avoir de trop fortes attentes. “A Heerlen, DocMorris fera également appel à du personnel allemand, parce qu’il est moins cher. Sur ce point, les Néerlandais sont sous pression, eux aussi. La question dépasse d’ailleurs le seul coût salarial. Contrairement aux Pays-Bas, nous n’avons pas de culture du travail flexible. Le climat social plaide contre la Belgique. Un état de fait que les Néerlandais exploitent très intelligemment. Dès que la nouvelle d’une grève est annoncée en Belgique, vous pouvez être sûr que dans l’heure, le secteur logistique néerlandais tout entier est au courant. Naturellement, ce n’est pas favorable au climat d’investissement.”

Peter Demuynck aimerait d’ailleurs que les négociateurs gouvernementaux ajoutent la mobilité à leurs priorités. “Imaginez que nous parvenions à convaincre un grand e-tailer, genre Amazon, de s’installer sur l’axe Anvers-Bruxelles pour ses livraisons en Belgique, dans le nord de la France, aux Pays-Bas et dans une partie de l’Allemagne. Quatre jours ouvrables sur cinq, ses camions seraient dans les embouteillages en 10 minutes. Les Néerlandais ne comprennent pas que nos politiciens ne fassent rien sur ce point. Au début, on peut encore répondre qu’une solution n’est pas évidente mais à la longue, il faut bien avouer que la question n’est pas à l’ordre du jour. Un contraste pour illustrer ceci : à Rotterdam, une partie de l’autoroute est réservée aux camions. Ici, c’est impensable.”

Déficit d’image

Sur ce point, Peter Demuynck touche à l’essentiel. Dans les discours et les documents politiques, nous aimons dire que la Belgique est — et doit rester — un pays de tête pour la logistique, mais souvent les actes nécessaires pour concrétiser cette ambition ne suivent pas. “En Belgique, le secteur logistique souffre d’un déficit d’image, juge Philippe Van der Beken, managing director Continental Europe chez Goodman. La logistique est considérée comme une activité d’exécution, avec peu de valeur ajoutée. Cette image ne colle plus du tout à la réalité. Pour bon nombre d’entreprises, le flux logistique est crucial dans la promesse qu’elles font au consommateur. Elles s’efforcent de le faire d’une manière qui n’est pas copiable pour que cela leur fournisse un avantage concurrentiel.” Selon Peter Van der Beken, cela se traduit également dans une nouvelle demande de bâtiments logistiques. Goodman développe en Europe de grands centres de distribution pour Amazon comme pour Zalando. “Ce sont deux grands e-tailers réputés, dit-il, mais leurs stratégies immobilières diffèrent du tout au tout.”

Kim Cornille (Goodman) juge que, dans notre pays, la collaboration avec les autorités (locales) en vue d’attirer de grands investissements logistiques est parfois trop raide et pas assez transparente. Il y a pourtant moyen de faire autrement. Elle prend l’exemple de l’Allemagne. “Lorsqu’un grand dossier se présente, vous recevez le plein soutien des autorités, locales ou de plus haut niveau. Et je ne parle pas ici de subsides, mais de marketing, d’administration, d’accompagnement des entreprises dans le parcours. En France également, où nous avons développé à Lauwin-Planque, près de Lille, un centre logistique de 90.000 m2 pour Amazon, nous avons de bonnes expériences.”

Kim Cornille constate peu de différences d’approche entre les régions de notre pays, même si elle a le sentiment que dans le Sud, on tire davantage la même charrette lorsqu’il y a une forte demande du marché. Le fait que la Wallonie soit moins densément bâtie aide également à répondre rapidement aux demandes de grande ampleur.

En Flandre, Kim Cornille croit beaucoup dans le potentiel de croissance du Limbourg comme lieu d’implantation logistique. “Le canal Albert est un atout de taille en termes d’infrastructure. `

En tant que hotspot logistique, la région a encore un fort potentiel de croissance.”

L’e-com aux abonnés absents

Que notre pays ne soit que peu parvenu à “rentrer” des centres de distribution européens ces dernières années est d’autant plus pénible que l’immobilier logistique a fait un sérieux bond en avant, sous l’impulsion surtout d’e-tailers en expansion. “Je crains que pour la logistique, nous rations complètement le train de l’e-commerce”, affirme Peter Demuynck. Il vise les mégacentres, couvrant souvent plus de 100.000 m2, les fulfilment centers dans le jargon. C’est dans ces centres que sont préparés les envois individuels pour le client final. La logistique y est bien plus intensive en main-d’oeuvre que dans le retail classique avec livraison aux magasins. Cela explique également la taille de ces fulfilment centers : la rentabilité a besoin d’un effet d’échelle. Ce qui nous ramène à deux maux belges : la hauteur du coût salarial et, surtout en Flandre, le manque d’espace. “Dans le contexte actuel, il est dommage que les centres de distribution actuels attirent surtout des activités logistiques qui ne créent qu’un minimum d’emplois”, commente Jo De Wolf.

Sur le plan des infrastructures aussi, nous avons un handicap par rapport aux pays limitrophes, estime Philippe Van der Beken. “Dans le passé, pour nos ports et nos aéroports, l’immobilier était souvent très accessoire. Alors qu’aujourd’hui, l’immobilier est précisément un enabler, un catalyseur de l’activité logistique. Les Néerlandais ont plus rapidement saisi l’importance du composant immobilier et de sa gestion professionnelle.” Peter Demuynck confirme et ajoute : “La grande différence est que les principales portes d’accès néerlandaises, Rotterdam et Schiphol, sont véritablement axées sur la distribution européenne. Cela a un effet d’entraînement sur toute la logistique. A Zaventem, Brucargo dessert surtout le marché belge. Les CDE restent à l’écart parce qu’ils estiment qu’il y a trop peu de vols pour les desservir. A Rotterdam, il y a beaucoup de distributeurs logistiques, tous intégrés dans un réseau européen”.

Cela peut paraître paradoxal, mais notre position centrale nous joue des tours en matière de cybercommerce. De nombreux e-tailers ont d’ailleurs déjà choisi de grandes implantations en Allemagne, aux Pays-Bas et en France. Tous ces pays ont un marché domestique plus vaste. Pour les Pays-Bas et l’Allemagne s’ajoute le fait que l’e-commerce y est plus développé. “Le consommateur d’ici est très facilement desservi au départ de ces pays, explique Peter Demuynck. Notre proximité par rapport à ces marchés joue donc en notre défaveur. Mais, et c’est une bonne nouvelle, tout ne peut pas être livré de ces très grandes boîtes. Dans le cybercommerce aussi, il y a de la place pour de plus petits acteurs, qui s’installent souvent le plus près possible du client pour pouvoir livrer aussi vite que possible. A côté des très grands centres, il faut donc de plus petits points de distribution. Aux Pays-Bas surtout, nous voyons des acteurs qui installent des hubs de plus petite taille — 3.000 à 4.000 m2 – à proximité des grandes villes.”

LAURENZ VERLEDENS

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