L’indexation automatique : une bonne question ?

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En Belgique, la polémique gonfle autour de l’indexation automatique des salaires. Ne se trompe-t-on pas de débat ? Certains experts dénoncent davantage la hauteur des coûts salariaux ou le manque d’investissement des entreprises.

L’indexation automatique des salaires n’existe qu’en Belgique.” Maintes fois rabâchée, cette petite phrase est utilisée tant par les syndicats pour vanter les mérites d’un système unique de préservation du pouvoir d’achat des travailleurs que par les patrons pour en dénoncer les limites en matière de compétitivité. La polémique est incessante.

La dernière a surgi avec l’idée de réaliser une étude pour déterminer pourquoi le coût de la vie est chez nous si sensible aux prix de l’énergie et dans quelle mesure l’indexation automatique des salaires est susceptible de déboucher sur une spirale inflationniste (quand une hausse des matières premières provoque un relèvement des prix, qui lui-même pousse les salaires à la hausse, ce qui alourdit les coûts de production et oblige les entreprises à revoir à leur tour les prix, etc.).

FEB, UCM et Unizo réclament une telle étude. La Banque nationale la souhaite. La BCE fait pression. A l’échelon européen, l’Allemagne plaide aujourd’hui pour une convergence des politiques économiques qui, entre autres, bannirait cette indexation. En face, les syndicats redoutent que cela soit un prélude au détricotage d’un acquis social. La FGTB et le Parti socialiste trouvent l’idée inacceptable et désignent les prix de l’énergie comme vrais responsables.

L’indexation automatique, une exception relative

Mais au fond, la liaison des salaires au coût de la vie est-elle si exceptionnelle ? Selon un rapport de 2010 d’Eurofound (une fondation créée par le Conseil de l’Europe pour étudier les conditions de travail), quatre pays utilisent ce mécanisme : la Belgique, Chypre, le Luxembourg et Malte. Les modalités varient.

Chez nous, l’indexation intervient pour les revenus des fonctionnaires et des allocataires sociaux (via la loi), ainsi que pour ceux des salariés du privé (via la concertation sociale). En ce qui concerne ces derniers, les hausses se font de manière automatique mais aussi généralisée, quelle que soit la force ou la faiblesse du secteur économique.

L’Espagne est un autre cas, plus particulier. Aucune législation n’existe mais nombre de branches d’activité ont pris l’habitude de l’incorporer dans leurs conventions collectives. C’est une prévision d’inflation qui est utilisée. Une clause permet de réviser la situation dans le cas où l’inflation réelle excède la prévision. L’évolution de la productivité est également intégrée.

En France, l’indexation automatique continue d’exister pour le Smic, le salaire minimum de croissance. Cela concerne 2,3 millions de personnes, soit un salarié sur 10. Le Smic est lui-même pris en compte dans les négociations sociales pour déterminer les rémunérations des autres catégories de salariés. Toutefois, cette influence s’estompe au fil du temps, la demande sur le marché de l’emploi et l’évolution de la productivité prenant le pas.

Une indexation automatique était autrefois utilisée en France (de façon généralisée, cette fois), au Danemark, en Italie ou aux Pays-Bas. Tous ces pays l’ont abandonnée. Certains dans les années 1980 après le second choc pétrolier, afin de réduire les risques d’une spirale inflationniste. D’autres dans les années 1990, afin d’endiguer la montée du chômage (si les salaires sont maîtrisés, les entreprises sont plus enclines à embaucher) et afin d’améliorer leur compétitivité-coût dans le contexte d’une économie de plus en plus mondialisée.

Indexation : pas de système automatique aux Pays-Bas et en Allemagne

Dans ces deux pays, il n’existe pas de système automatique de compensation du pouvoir d’achat. Les hausses de salaires font l’objet de négociations entre partenaires sociaux. L’inflation est tout de même utilisée comme paramètre. Un alignement peut intervenir mais de manière partielle et/ou a posteriori.

Outre-Moerdijk, l’indexation automatique a été abandonnée en 1982 lors des accords de Wassenaar. Signés entre gouvernement, patrons et syndicats, ceux-ci furent à la base d’une politique économique qui se voulait cohérente, le fameux “modèle hollandais”. Une modération des rémunérations en faisait partie. Elle a contribué à créer de l’emploi, même si nombre des jobs furent des temps partiels. Cela dit, beaucoup de personnes participent au marché de l’emploi aux Pays-Bas.

En Belgique, c’est le contraire : l’économie s’appuie sur une base étroite de travailleurs et leur demande d’être extrêmement productifs. Le consensus néerlandais a parfaitement fonctionné… jusqu’à être victime de son succès ! En effet, le plein emploi a été atteint et, depuis quelques années, les entreprises néerlandaises sont obligées d’offrir de meilleurs salaires pour attirer les candidats. Bref, après une période de modération (qui a donné certains résultats en termes de compétitivité et d’emploi), s’est ouvert ce qui ressemble à une phase de compensation. De fait, selon le Conseil central de l’économie (CCE), les Pays-Bas ont connu une dérive salariale ces dernières années.

L’Allemagne pourrait bien suivre le même chemin. Elle a pratiqué une politique de modération très stricte depuis le début des années 2000. Cela s’est accompagné de réformes profondes du marché de l’emploi et du système social : l’Agenda 2010 des gouvernements Schröder. Bien adaptées à une économie basée davantage sur les exportations que sur la demande intérieure, ces mesures, au début socialement douloureuses, ont débouché l’an passé sur un spectaculaire redressement du pays. Or, les derniers accords salariaux conclus outre-Rhin semblent plus généreux que les précédents.

Les deux gros dangers de l’indexation automatique

Par ailleurs, l’indexation automatique et généralisée des salaires comporte deux grands risques, selon Marc De Vos, professeur à l’université de Gand et directeur du think tank Itinera Institute. D’abord que les évolutions des salaires ne soient plus en phase avec l’activité économique (puisque ce sont les prix qui déterminent le timing de la revalorisation). Ensuite que la fameuse spirale prix-salaires soit effectivement enclenchée en cas d’inflation élevée.

A ce propos, ce n’est sans doute pas un hasard si les remises en cause des mécanismes chez nos voisins sont toutes intervenues lors de chocs pétroliers. Ni que les pressions de la BCE ou de Berlin soient aussi fortes aujourd’hui envers la Belgique, alors que le prix du baril a renoué avec les 100 dollars. Les chiffres du CCE semblent accréditer cette thèse. Entre 1996 et 2005, les salaires belges ont tenu la comparaison par rapport à la moyenne des Pays-Bas, de l’Allemagne et de la France. C’est depuis 2005, date du début de la remontée des prix pétroliers, que le dérapage a commencé. Actuellement, la différence cumulée est de 3,9 % en défaveur de la Belgique. Face à la seule Allemagne, la dérive est à la fois plus ancienne et plus grave (13,9 %).

D’autres experts ne sont pas aussi affirmatifs. Les salaires ne seraient pas seuls en cause, car chez nous l’indexation s’applique aussi à une foule de prix. Economiste à l’Institut du développement durable, Philippe Defeyt en a rappelé la liste : les loyers, les tickets d’autobus, les voyages aériens, des contrats dans la construction, une partie des prix de l’électricité et du gaz, etc.

Le dossier apparaît donc tout sauf simple. Mais pour ou contre l’indexation automatique, est-ce là le vrai débat ? Pas pour Marc De Vos. “On confond le symptôme et la maladie, affirme-t-il. Le véritable noeud du problème, c’est la hauteur des coûts salariaux globaux. Notamment à cause des cotisations sociales. La majeure partie du financement de la sécurité sociale continue de reposer sur le facteur travail. A terme, on arrivera dans une impasse.”

Par ailleurs, l’évolution des salaires n’est qu’un paramètre de la compétitivité. “Il y en a d’autres, comme l’innovation ou la productivité, note Marc De Vos. Pour le moment, par exemple, la productivité n’évolue pas bien par rapport à l’Allemagne. En cause, une insuffisance d’innovation, un manque d’investissement des entreprises, l’absence d’une politique fiscale adaptée… En fait, on se trouve dans un carcan qui n’est pas le bon. Donc, il faudrait dépasser ce débat sur la seule modération salariale. L’idéal serait de pouvoir forger un pacte de compétitivité comme les Pays-Bas ou l’Allemagne l’ont fait. Mais c’est un mal typiquement belge : on ne réussit jamais à aller au fond des problèmes, à développer une vision globale.”

Jean-Christophe de Wasseige

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