“Nous n’en avons pas fini avec les taux négatifs”

WILLEM BUITER © Belga Image

Pour l’économiste en chef de Citigroup, les taux négatifs seront encore d’actualité en 2016. Lorsque la Fed devra intervenir la prochaine fois pour soutenir l’économie américaine, elle devrait à son tour recourir aussi à cette arme non conventionnelle. Cela ne fait pas les affaires des épargnants, et surtout des retraités qui ont besoin de rendements pour vivre. Mais il y a des solutions.

Economiste en chef de chef de Citigroup, Willem Buiter est une des voix les plus écoutées dans le monde de la finance. Nous avons rencontré à Londres ce grand voyageur, qui ne conçoit pas son job sans la nécessité de sortir au moins une fois par mois des Etats-Unis pour aller voir comment va le monde.

Dans l’entretien qu’il nous a accordé, il brosse sans concession l’état de l’économie mondiale. Pour lui, nous sommes entrés pour longtemps dans une période de faible croissance et de faible inflation. La politique ultra-accommodante des banques centrales ne va pas cesser de sitôt. On pourrait même assister à l’apparition de taux négatifs aux Etats-Unis, estime-t-il. Quant à l’Europe, elle n’est pas à l’abri d’une nouvelle crise de la dette : la croissance n’est pas suffisante pour commencer un vrai processus de désendettement et de nouveaux risques socio-économiques (réfugiés, terrorisme, nationalisme, etc.) pourraient changer la donne. Les attentats terroristes du 13 novembre à Paris et la crise des réfugiés ont marqué un tournant, souligne le chief economist. Et ces prochains mois, deux suffrages majeurs pourraient aussi changer la donne : les élections présidentielles américaines en novembre 2016 et le référendum britannique sur le maintien ou non du Royaume-Uni dans l’Union européenne à la fin 2017. Bienvenue dans un monde où les risques se multiplient.

TRENDS-TENDANCES. Faiblesse de la croissance en Europe, ralentissement ailleurs, baisse des prix des matières premières… Les pressions déflationnistes sont à l’oeuvre aujourd’hui dans le monde…

WILLEM BUITER. Au niveau mondial, on ne peut pas vraiment parler de déflation. Il y a certes de sérieux risques de déflation dans la zone euro ou au Japon, mais pas tellement aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni. Alors oui, le taux d’inflation dans les pays émergents, notamment en Chine, est en baisse (Citigroup s’attend à ce que l’inflation dans les pays émergents passe de 5 % en 2015 à 4,5 % en 2016, Ndlr) et l’inflation globale va se maintenir à un niveau assez bas (2,7 % en 2016, selon Citi, Ndlr). La croissance globale devrait s’approcher de 2,8 % l’an prochain. Elle atteindrait même 2,5 % si vous corrigez certains chiffres chinois un peu surévalués. Bien sûr, tout cela est inégalement réparti entre pays, mais on peut s’attendre encore à une longue période de faible croissance et d’inflation limitée, accompagnées, dans certains cas, de risques de déflation.

Une longue période de basse inflation, cela signifie-t-il des temps difficiles pour ceux qui sont endettés ?

Les taux d’intérêt sans risque sont à des plus bas historiques. Cependant, la charge de la dette est tellement élevée que si vous n’êtes pas particulièrement solvable ou si le marché ne vous perçoit plus comme tel, il existe en effet un risque de sudden stop, d’arrêt brutal de financement par le marché. Il y a trop de dette dans le monde et cette dette a été émise par des entités qui ont parfois des capacités douteuses à assurer leurs remboursements : certains opérateurs brésiliens, certains exploitants de gaz de schiste, certains émetteurs souverains de pays émergents, etc.

Certaines signatures souveraines européennes aussi ?

Le marché ne craint pas un risque soudain dans la zone euro pour le moment car il se repose sur les propos du président de la BCE qui a dit (en juillet 2012, Ndlr) que la BCE ferait tout ce qui est nécessaire pour la sauver. Mais Mario Draghi n’a pas assuré que tous les Etats membres y étaient solvables ! Et ce problème de solvabilité reviendra, à moins d’un miracle comme le surgissement pendant 20 ans dans la zone euro d’un taux de croissance identique à ce que l’Espagne ou l’Irlande ont vécu pendant une courte période. Et malgré cela, l’Eurozone a enregistré une croissance de 1,5 %. Ce n’est pas énorme, mais comparé aux pauvres performances passées, ce taux de croissance a été suffisant pour enrayer un peu la hausse massive du chômage. Ce n’est pas assez, cependant, pour résoudre ce problème qui est un véritable désastre pour l’Europe car il crée une génération perdue.

Pourquoi cette faible croissance en Europe ?

Une des raisons est démographique : la population vieillit, un problème qui pourrait être résolu par l’afflux d’immigrants. Une autre raison est que les investissements n’ont pas été suffisants dans la zone euro, dont les pays membres souffrent en outre d’une “surréglementation” qui perturbe profondément l’activité économique. A cela s’ajoute la mauvaise idéologie austéritaire prônée par la BCE et la Commission.

Dans ce contexte, faut-il s’attendre à un nouveau problème grec ?

La Grèce n’est pas un pays systémiquement important. En ce qui la concerne, demander encore davantage d’austérité est de la folie. On a demandé à ce pays de réaliser des efforts de finances publiques qui n’avaient jamais été réalisés par quiconque auparavant. La Grèce serait d’ailleurs bien avisée de ne pas réaliser ces efforts, qui s’apparentent à un harakiri économique. Le problème grec n’est pas encore circonvenu. Il reviendra. Il faudra sans doute échanger la dette grecque contre des obligations à coupon zéro, qui s’apparentent à une promesse de ne rien payer, pour toujours. Mais il faut surtout s’intéresser aux autres pays du Sud, et en premier lieu l’Italie qui, avec une croissance zéro est vulnérable. Le plan de Matteo Renzi est certainement très joli, mais il doit encore être accepté par le parlement. Il y a aussi le Portugal et l’Espagne, où se manifestent aussi des risques politiques : celui d’un gouvernement de gauche minoritaire au Portugal, celui des partis anti-austérité et des partis nationalistes en Espagne. Les idées nationalistes ou séparatistes sont d’ailleurs un problème qui sévit dans toute l’Europe. La Belgique n’est pas épargnée. Et l’Ecosse est restée de justesse dans le Royaume-Uni.

Et la France…

Oui. On peut être soulagé après les résultats du deuxième tour des élections régionales, mais la France est un pays européen qui, comme la Hongrie, la Grèce (avec Aube dorée), les Pays-Bas (avec le PVV de Geert Wilders) flirte avec le fascisme. Cela m’inquiète non seulement parce que c’est politiquement nauséabond, mais aussi parce que l’on ressent une poussée de nationalisme et de “nativisme” (courant politique qui s’oppose à toute immigration, Ndlr) qui fait peur et qui combat l’Union européenne ou l’union monétaire. Or, face à cet afflux de réfugiés, la solution ne peut être qu’européenne. Cela ne sert à rien de bâtir un mur. Regardez le mur entre les Etats-Unis et le Mexique, qui est franchi par-dessous, par-dessus, au travers… L’Europe ne peut pas rester comme une île abritant des personnes vieillissantes, à hauts revenus, entourée de peuples qui vivent des abominations dans des Etats en déliquescence et qui ont des revenus misérables.

Vous ne percevez pas un changement de politique en Europe ?

Pas vraiment. Toutefois, on voit apparaître aujourd’hui ces mesures de dépenses publiques additionnelles qui auraient dû être décidées depuis longtemps. Elles apparaissent avec la lutte contre l’Etat islamique, qui peut pousser les pays européens à atteindre l’objectif de dépenses militaires de 2 % du PIB (un objectif fixé par l’Otan, mais qui n’est rencontré que par très peu de pays : la Belgique n’alloue ainsi que 0,9 % de son PIB à la défense, Ndlr). Avant l’intensification de la lutte contre l’EI, on avait déjà estimé que les dépenses d’accueil des réfugiés pouvaient apporter 0,6 % au PIB de certains pays. Bien sûr, la Commission européenne n’est pas heureuse de ces dépenses, mais l’observation du président François Hollande, disant que “le pacte de sécurité surpasse le pacte de stabilité”, est juste. Et si, l’an prochain, la BCE élargit enfin son assouplissement quantitatif en faisant passer ses achats mensuels d’obligations de 60 à 70 milliards, nous aurons l’équivalent européen de l’helicopter money (expression de Milton Friedman qui proposait pour lutter contre la déflation de lâcher des tombereaux d’argent par hélicoptère, Ndlr).

Quand reviendra-t-on à des politiques monétaires normales ? Peut-on déjà l’anticiper ?

Non. La Fed américaine devrait relever ses taux encore deux ou trois fois l’an prochain, pour approcher 1 %, mais cela ne devrait pas aller beaucoup plus loin. Et si l’on voit les choses avec un peu de recul, la prochaine fois que la Fed devra intervenir, elle utilisera aussi des taux négatifs, comme le font déjà aujourd’hui la BCE, la Banque de Suède, la Banque du Danemark ou la Banque nationale suisse. La Fed n’aurait pas trop le choix car la solution alternative, la poursuite d’achats de plus en plus massifs de titres, serait dangereuse : vous voyez déjà aujourd’hui le poids des bilans des banques centrales. Aujourd’hui, les banques centrales sont déjà les plus gros hedge funds du monde. Et les banquiers centraux détestent voir leur bilan augmenter de la sorte parce que cela pourrait pousser les politiques à intervenir. Je crois même qu’à l’avenir, certains petits pays pourraient abolir totalement le cash (afin de généraliser les taux négatifs à l’ensemble des liquidités, Ndlr).

Pour l’investisseur, cela laisse-t-il présager des temps difficiles ?

Evidemment si vous êtes un épargnant ou quelqu’un qui a besoin d’un return positif sur ses placements, c’est un problème. Si le taux d’intérêt sans risque, qui était de 3 % dans le passé tombe à zéro aujourd’hui, vous devez prendre davantage de risques pour obtenir le même return. C’est ce qui a poussé les investisseurs à se ruer jusqu’en 2013 sur les pays émergents, dont ils ne connaissaient rien !

Les futurs pensionnés seront confrontés au choix suivant : travailler plus longtemps, se préparer à devoir épargner davantage, se contenter d’un train de vie moins élevé, ou demander à l’Etat d’augmenter ses subsides pour compenser le revenu moindre de l’épargne. Mais une telle pression sur les dépenses de sécurité sociale est peu vraisemblable. Nous voilà donc désormais dans un monde inconfortable où les gens vivent plus vieux et où les returns sont plus bas. Et ces rendements bas posent aussi un problème “cognitif”. Certains disent en effet : “ce placement ne peut pas être risqué, puisque son rendement est si bas”. Mais si, il peut être risqué !

Quelle est la solution alors ?

Je crois que les futurs retraités devraient considérer davantage d’autres types de placement, comme ceux qui, dans un premier temps, ne rapportent rien. Je pense aux financements d’infrastructures par exemple (via des joint-ventures ou des partenariats public privé, etc.) ou des placements illiquides… Il y a en outre des études qui montrent que les Etats développés possèdent aujourd’hui des actifs (terrains, immeubles, concessions d’aéroport, droits d’exploitation de mines ou de forêts, etc.) qui présentent une valeur dépassant leurs dettes. Mais la plupart de ces actifs sont mal gérés. Si l’on créait un fonds, non pour les vendre, mais pour en assurer la gestion, cela pourrait aussi dégager des moyens pour payer les pensions futures…

PROFIL

Willem Buiter, l’économiste en chef de Citigroup est un personnage. Ce Néerlandais d’origine, qui a adopté les nationalités britannique et américaine, a passé son adolescence à Bruxelles où il a assisté à la construction de l’Atomium. Il a obtenu son baccalauréat à l’Ecole européenne de notre capitale avant d’entamer un brillant parcours universitaire qui l’a mené à Amsterdam, à Cambridge, à Yale. Il a passé sa thèse de doctorat devant (entre autres) James Tobin avant d’exercer comme professeur (Princeton, London School of Economics) ou consultant (FMI, Berd). Il est également passé par Goldman Sachs avant de rejoindre en janvier 2010 le géant bancaire Citigroup en tant que chief economist.

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