LIBOR : Le scandale financier du siècle

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C’est peut-être le scandale financier du siècle. Il vient d’ailleurs d’emporter le président du conseil d’administration de Barclays, Marcus Agius. Les plus grandes banques du monde se seraient entendues pour manipuler le Libor, le principal taux d’intérêt de la planète finance. Il y en aurait pour des milliers de milliards de dollars.

LIBOR : l’acronyme ne vous dit peut-être pas grand-chose. Derrière ces cinq lettres se cache pourtant l’un des plus grands scandales financiers présumés de l’histoire. Plusieurs banques internationales sont soupçonnées d’avoir manipulé le London Interbank Offered Rate (Libor en abrégé) afin de camoufler leurs difficultés de financement lors de la crise financière.

Parmi elles, que des grands noms de la finance mondiale : Bank of America, Barclays ( dont le président du conseil d’administration, Marcus Agius, vient de quitter son poste ), Citibank, Crédit Suisse, Deutsche Bank, HSBC, JP Morgan, Royal Bank of Scotland, UBS… L’enjeu est colossal. Le Libor est étroitement lié au fonctionnement de l’un des plus grands marchés monétaires du monde : le marché interbancaire (celui où les banques se prêtent entre elles), dont la taille est estimée à 90.000 milliards de dollars.

L’oxygène du système financier mondial

Dans le collimateur de plusieurs autorités de contrôle (aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne, au Japon et en Suisse, notamment), ces établissements financiers appartiennent en fait au “club” des 16 banques qui participent à la fixation quotidienne du Libor, le taux interbancaire offert à Londres. Tous les matins, ces banques dites “de référence” doivent remettre leurs “prix de départ” pour la journée à la British Bankers’ Association (BBA). Né dans le courant des années 1970, le Libor se décline en effet sur les 10 plus grandes monnaies du monde (dollar américain, livre sterling, euro, yen japonais, franc suisse, dollar canadien, dollar australien, dollar néo-zélandais, couronnes danoise et couronne suédoise) et sur 15 durées (dites maturité dans le jargon bancaire) allant du jour au lendemain ( overnight) à 12 mois maximum. Soit au total 150 chiffres différents.

C’est ensuite sur la base de ces premiers cours que la BBA fixe toute une série de taux d’intérêt moyens, avant de les publier en fin de matinée. “Sans vérifier si ceux-ci sont corrects ou pas”, précise Alexandre de Groote, spécialiste des obligations chez Petercam. Normal, c’est le principe même de ce que les professionnels des marchés appellent le fixing. “Même si elle peut paraître archaïque à l’heure du trading à haute fréquence, la méthodologie utilisée pour fixer le niveau du Libor n’est pas absurde en soi, estime Olivier Lefebvre, ancien patron de la Bourse de Bruxelles. A condition que les cotations transmises par les banques reflètent la réalité économique.” Quelle est en effet la validité d’un taux lorsque celui qui l’affiche n’a en réalité pas l’intention de placer ou d’emprunter des fonds ? Et puis, “on ne sait pas très bien ce que se disent ces banques de référence avant de téléphoner à la BBA”, glisse cet habitué de la City pour qui la procédure et l’éventail de taux ouvrent la porte à tous les délits d’initiés possibles.

UBS lâche le morceau

Aux dires des initiés, ces petits arrangements entre amis ne sont pas nouveaux. “Il y a plus de 20 ans que cela dure, lâche cet autre vieux routier de la finance internationale. Le Libor est le type même de cartel financier souterrain !” Un cartel qui a été mis en lumière par le Wall Street Journal en mai 2008 avec la publication d’un article affirmant que diverses banques auraient maintenu artificiellement bas le Libor pour ne pas apparaître vulnérables ou pour engranger des bénéfices. Quelques jours plus tard, c’était au tour du Financial Times de s’emparer du sujet avant certains médias français et suisses comme Le Monde ou Le Temps.

Espérant bénéficier de la clémence des autorités en échange de sa coopération, la banque suisse UBS a été la première à lâcher le morceau. Fin décembre 2011, elle reconnaissait implicitement l’entente. La preuve se trouve en page 83 de son rapport annuel publié le 9 février dernier (voir notre document en p. 33). On peut y lire que “UBS a reçu une immunité conditionnelle de la part d’autorités de plusieurs juridictions [… ] concernant d’éventuelles violations des lois antitrust ou sur la concurrence”, en lien avec le Libor.

Pour le reste, no comment. Silence absolu à l’égard des journalistes. La justice traite le cas. “Nous collaborons avec les autorités de contrôle”, se borne à indiquer l’un des porte-paroles d’UBS en poste à Zurich, ne souhaitant pas donner davantage de détails sur la ou les enquêtes dont fait l’objet la banque suisse. Même son de cloche du côté de Deutsche Bank ou de Citibank, où on nous dit “ne rien avoir à ajouter par rapport à ce qu’on peut lire dans la presse.”

Sujet ultra-sensible

Quand le crime a-t-il été commis ? En 2007, dès les prémices de la crise ? En 2008, lorsque le système financier international était au bord de l’implosion ? Qui sont les vrais coupables ? Les enseignes incriminées ne sont pas les seules à se montrer avares en précisions. Du côté des régulateurs aussi, la plus grande prudence est de mise. Contacté par nos soins, la Financial Services Authority, le gendarme financier de Sa Majesté, nous a répondu de façon très laconique qu’elle “enquêtait sur le Libor”. A Bruxelles, “plusieurs enquêtes sont en cours sur d’éventuelles ententes ou pratiques restrictives de la concurrence dans le domaine des produits dérivés de taux d’intérêts liés au Libor”, indique pour sa part Stéphane Colombani, porte-parole du commissaire en charge de la Concurrence, Joaquin Almunia. Sans autre commentaire…

Mais pourquoi tant de brouillard ? Peut-être parce que personne n’a intérêt à faire sauter un énorme marché de gré à gré qui aurait permis d’éviter la catastrophe en pleine crise de liquidités, comme le suggère un récent article publié sur le blog FT Alphaville, justifiant la collusion supposée entre banques. Argument : en continuant à remettre des offres alors qu’elle n’avait plus accès au marché, certaines d’entre elles ont peut-être ainsi contribué à assurer le fonctionnement du système financier international. Que ce serait-il passé si le Libor n’avait pas été publié pendant plusieurs jours ?

Il faut dire aussi que l’influence du money market de Londres dépasse largement la sphère des grandes banques internationales. Le Libor n’est pas seulement un indicateur de l’offre et de la demande de fonds à court terme. Il sert aussi de base de calcul à une quantité incroyable de produits financiers dérivés comme les swaps. On le retrouve aussi derrière les cartes de crédit ou les prêts hypothécaires à taux variables. Il sert enfin d’étalon pour les grands crédits internationaux comme celui négocié par InBev auprès d’un consortium de 10 banques pour financer le rachat de l’américain Anheuser-Busch : une quarantaine de milliards de dollars assortis d’un taux flottant (Libor + x %), comprenant une marge allant généralement d’un demi pour cent à 5 % en fonction du risque-crédit. Au total, il y en aurait pour 350.000 milliards de dollars de produits financiers indexés sur le Libor à travers le monde !

Revoilà les traders

Dans ce contexte, “trafiquer” le niveau réel du Libor peut avoir des conséquences considérables sur les coûts de financement des entreprises et des particuliers. Crise ou pas, “la man£uvre est double, poursuit notre vieux briscard de la finance internationale. Il s’agit de tirer vers le bas les taux à court terme sur les dépôts tout en gonflant les taux à plus long terme pour les grands crédits syndiqués aux entreprises.” Sans oublier que tirer les taux à court terme vers le bas permet de se refinancer à bon compte tout en rassurant les marchés sur sa solidité financière. Intéressant quand on a de gros besoins de liquidités.

Autre piste, la manipulation des taux aurait permis à des traders de s’assurer de belles plus-values. Selon la lettre d’investissement suisse Inside Alpha, un établissement comme Citibank aurait empoché 936 millions de dollars supplémentaires chaque trimestre en 2009 pour chaque recul d’un quart de point du Libor. Info ou intox ? Pour notre compatriote Georges Ugeux, patron de la société de conseil Galileo Global Advisors et ancien numéro deux de la Bourse de New York, il y a des signes qui ne trompent pas. “Tout porte à croire qu’il y a eu fraude, dit-il. A commencer par le fait que plusieurs grandes institutions financières mises en cause se soient séparées de collaborateurs suspectés d’avoir franchi la ligne jaune entre les activités de trésorerie de la banque et celles pour compte de clients.” C’est là, selon lui, que se trouve le c£ur du scandale.

Londres fait de la résistance

La suite des événements ? “Sauf dans des cas extrêmes, estime Georges Ugeux, il sera difficile pour les 10 autorités de contrôle engagées dans cette enquête d’aboutir à des condamnations pénales.” A son sens, il faut plutôt s’attendre à des poursuites civiles et à des amendes. Seule certitude : “Une fois de plus, poursuit l’ancien patron de la Bourse de New York, les banques semblent avoir démontré combien il est difficile de s’autoréguler lorsque les intérêts financiers sont puissants et cartellisés.” Sur la sellette, la BBA a promis un renforcement de la gouvernance du Libor. Reste à voir si celle-ci verra le jour. Car l’opacité qui entoure toute cette affaire de manipulation de taux témoigne de l’âpreté du combat mené à Londres pour éviter toute régulation. Face aux récentes propositions de directives européennes visant à maîtriser la finance de l’ombre, les banquiers anglo-saxons resserrent les rangs.

SÉBASTIEN BURON

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