L’art peut-il être artificiel ?
Les applis d’I.A. transforment toute image en photo, peinture ou dessin sur simple demande. Est-ce qu’on peut encore appeler cela de l’art? Suite à un projet artistique de Glenfiddich Trends Style s’est entretenu avec l’expert en art numérique Thomas De Ben et l’illustrateur Aykan. «Même Rubens aurait utilisé l’IA si elle avait existé à l’époque.»
Aujourd’hui, en utilisant les applis adaptées et en formulant bien vos recherches (ce que l’on appelle le prompt engineering), votre text to image apparaît en un clin d’œil. En témoignent les fausses photos du pape en doudoune, les couvertures de livres et les affiches de théâtre créées sans l’intervention d’un illustrateur. Cela provoque évidemment la consternation du milieu artistique, on craint des pertes d’emplois et on pense que cela peut nuire à l’art. Mais pour chaque opposant, vous trouverez des partisans: L’expert en art numérique Thomas De Ben et l’illustrateur Aykan ont une belle confiance en l’avenir.
Thomas De Ben, expert du numérique à la PLUS ONE Gallery «Photoshop aussi a provoqué un choc lors de son arrivée sur le marché
Quel est l’impact de l’intelligence artificielle sur votre vie professionnelle quotidienne?
AYKAN. «En tant que directeur artistique et illustrateur, je travaille principalement sur tout ce qui touche à la vidéo: de la typographie à l’animation, en passant par le cinéma. Pendant ma formation, je faisais de l’animation à base de vrais dessins sur l’ordi. Avec ce background traditionnel, l’émergence des logiciels d’intelligence artificielle m’a immédiatement fasciné. Je ne vais plus jamais pouvoir dormir, me suis-je dit lorsque j’ai découvert l’IA text to image. Elle me permettait de reproduire tous mes fantasmes bien plus rapidement. Je me suis dit que c’était particulièrement intéressant pour mon travail commercial. Mais plus j’expérimentais, plus il devenait important de trouver ma propre voie: aujourd’hui, je l’utilise pour mon travail personnel, les clients savent que je refuse d’avoir recours à l’IA pour leur pondre un truc vite fait.»
THOMAS DE BEN. «Je m’occupe de tout ce qui touche à l’art numérique et à la technologie pour la galerie d’art moderne PLUS-ONE. En outre, je fais partie de l’Artist Proof Studio, où mon travail consiste principalement à mettre en relation des artistes et des clients en fonction de leurs projets. Le paysage artistique, avec ses galeries, ses musées et ses institutions, n’a pas beaucoup bougé ces dernières années et est peu novateur. Les sujets émergents comme la technologie blockchain, les NFT et maintenant l’IA remettent aujourd’hui l’innovation numérique sur l’avant de la scène.»
«Il n’y a pas que les artistes numériques qui utilisent l’IA: le logiciel devient omniprésent, car il est en mesure d’optimiser le processus de création. Pour la préparation d’un tableau, au lieu de lancer une recherche d’images sur Google, on peut utiliser l’IA pour modéliser soi-même des images en 3D, à la recherche de la bonne perspective ou composition, évitant ainsi le risque de me baser sur la même image que quelqu’un d’autre. Se charger de tous ces préparatifs soi-même demande beaucoup d’efforts et de temps. Les jeunes artistes ne sont souvent pas en mesure d’intégrer le coût de tout ce travail dans le prix de leurs œuvres.»
«Chez Artist Proof Studio, nous pensons que la traditionnelle white cube gallery n’est pas toujours le contexte idéal pour mettre en valeur les artistes. Grâce à leur vaste champ d’action, les marques peuvent jouer un rôle important d’ambassadeur ou de mécène. J’ai d’ailleurs récemment organisé un narratif artistique avec l’Atelier, en collaboration avec la maison de whisky Glenfiddich, qui était l’occasion d’exposer de jeunes artistes. L’une des zones d’ombre de l’IA est que les clients dont les budgets sont plus restreints pourraient être tentés d’avoir recours à celle-ci pour créer leur contenu, privant ainsi les artistes d’une plateforme importante.»
Avez-vous déjà vu des projets où l’IA prend le pas sur les artistes?
DE BEN. «Je vois de temps en temps des artistes qui utilisent l’IA et le machine learning. Le Néerlandais Daan Couzijn, qui a analysé des peintures traditionnelles et a ensuite reproduit ces images sur la toile, ou l’artiste suédois Jonas Lundt, dont les images générées par l’IA remettent en question la place de la technologie sur le marché de l’art, en sont de beaux exemples.»
AYKAN. «Mon travail est créé par l’IA C’est très clair en ce qui me concerne: tout ce qui sort d’un logiciel comme MidJourney constitue l’œuvre en soi. Je ne fais aucune retouche.»
«Cela fait à peu près un an que le logiciel MidJourney a été mis en ligne et il est encore en phase de test, son utilisation est très peu conviviale! On ne peut y avoir accès que sur Discord, une plateforme de communication principalement utilisée par les gamers. Les utilisateurs partagent leurs textes pour générer des images dans des fils publics. En payant un supplément, on peut ouvrir un serveur privé, car les textes que je crée, mes prompts, sont le début de toute œuvre d’art et, en ce sens, ils sont sacrés, alors bien sûr, je veux les garder pour moi. Je n’ai peut-être pas créé moi-même l’image générée, mais j’ai rédigé le texte sur lequel elle est basée, et c’est ce qui rend l’œuvre unique.»
Il s’agit donc bien plus que de saisir quelques mots au clavier.
AYKAN. «Il faut maîtriser ce que le logiciel comprend quand on lui soumet certaines commandes, savoir quelles images il affichera en réponse à une phrase ou à un mot. C’est ce qui prend du temps et c’est ce qui constitue la singularité. Quelqu’un d’autre n’aboutira jamais à la même image que moi, car je connais les combinaisons qui font dérailler le logiciel et je joue avec cela. Initialement, j’utilise donc peut-être une phrase tout à fait correcte, mais à laquelle j’ajouterai ensuite des mots, ce qui changera la combinaison et me permettra de faire mon mix. L’image créée sera même déterminée par votre connaissance du type de lumière, de la caméra ou du grain souhaité. On commence par ce qui est le plus important et on termine par les informations techniques. La cinquième version de Midjourney est plus réaliste et crée des mains plus précises, mais au détriment du côté surréaliste. Les lunettes et le ghetto blaster que j’ai mixés dans la version quatre sont différents dans la version cinq et il faut donc des ajustements.»
Qu’y a-t-il donc d’artistique à l’IA?
AYKAN. «L’écriture. (résolument)»
DE BEN. «L’artiste a toujours une image précise en tête. La qualité, même d’une image d’IA, dépend de la créativité de la personne. Jadis, bien avant l’avènement des logiciels comme Photoshop, il fallait plus d’une journée pour tout couper et coller et aboutir à une affiche parfaite. L’arrivée de l’informatique n’a pas donné de meilleures images, elle a uniquement permis d’accélérer le processus: il fallait toujours posséder certaines compétences, et il en va de même pour l’IA»
Il y a tout de même une certaine inquiétude dans le secteur de la création face aux possibilités de l’IA Notre couverture, par exemple, a été réalisée sans photographe. Certains emplois vont-ils disparaître?
AYKAN. «C’est ce que je pensais au début, mais aujourd’hui, je constate que des photographes et des caméramans l’utilisent pour créer des compositions qu’ils peuvent ensuite briefer à leur équipe.»
DE BEN. «On continuera à faire des images, même si certains emplois intermédiaires risquent de disparaître et même si les banques d’images vont devoir se réinventer. Cependant, il ne faut pas surestimer les effets: Les NFT étaient omniprésents il y a deux ans et cette tempête s’est calmée, on travaille aujourd’hui à la mise en place d’une technologie plus simple à utiliser. Il en sera de même pour l’IA et son rythme insoutenable: il arrivera un moment où les créateurs devront faire un peu d’introspection. Une question qui se pose déjà est celle de savoir comment seront gérés les droits d’auteur.»
Baudelaire aurait un jour affirmé que la photographie était l’ennemi le plus mortel de la peinture. C’est un sentiment qui semble revenir.
DE BEN. «Alors que la photographie a permis à la peinture de se réinventer. C’était une vraie bénédiction. La peinture, souvent utilisée pour reproduire la réalité et réaliser des portraits, a soudain fait place à d’autres styles.
Photoshop et les autres programmes Adobe si plébiscités aujourd’hui ont provoqué un choc lors de leur arrivée sur le marché. Il en va de même pour l’intelligence artificielle, qui n’est pour l’essentiel qu’une boîte à outils au service des esprits créatifs.»
«L’art est quelque chose de très personnel, on peut donc difficilement mettre tous les créateurs dans le même sac. Pour toute technique, il y a des détracteurs et des adeptes, des croyants et des non-croyants. Mais si Rubens avait eu un projecteur, je pense qu’il l’aurait utilisé.»
Chacune des œuvres d’Aykan publiées en ligne s’accompagne de la phrase: cette œuvre n’est pas basée sur des images existantes. S’agit-il d’une sorte d’étiquette?
AYKAN. «Midjourney vous permet de télécharger une image et de demander au programme de produire une image dans le même style. Avec cette phrase, j’indique que je n’ai téléchargé aucune référence, mais que mon style découle en entier des prompts que j’ai rédigés.»
L’IA-Art aura-t-il encore besoin de cette étiquette à l’avenir?
DE BEN. «Pas selon moi. Dans l’art, l’étiquette exige déjà que les artistes communiquent le titre, le médium et les dimensions de chaque œuvre ; il en va de leur liberté artistique de mentionner ou non le recours à l’IA Il y aura toujours des artistes qui mettront en avant l’IA et d’autres qui l’utiliseront plutôt en arrière-plan. Si une étiquette s’avère un jour nécessaire, je pense qu’elle sera liée à des réglementations à un niveau sociétal plus élevé pour protéger les médias et le partage d’informations, par exemple. À la galerie, je ne m’en soucie pas: la vente d’une œuvre d’art s’accompagne d’un dialogue, l’acheteur sera donc toujours informé du mode de création.»
Les logiciels de création d’images par IA apprennent également en analysant les œuvres d’art existantes, ce que l’on appelle le scraping. Un jour, il sera tout à fait possible de créer un dessin «dans le style d’Aykan», comme c’est déjà le cas avec Van Gogh ou Pollock. Ne craignez-vous pas que les gens s’approprient votre style gratuitement?
AYKAN. «Pour moi, il s’agit des mots qu’il contient. Le logiciel pourrait être en mesure de créer une image avec beaucoup de rose, de bleu, de papillons et de trash à l’arrière-plan, mais il ne pourra jamais déterminer exactement l’ambiance que j’ai conçue. Je n’ai pas peur d’être copié.»
DE BEN. «En cela aussi, cette évolution diffère peu des autres formes d’art: le plagiat a toujours existé. Ce qui est particulièrement important, c’est que les collectionneurs conservent leur esprit critique: quelle est l’histoire de l’artiste et dans quelle intention l’œuvre a-t-elle été créée? Ne sous-estimez pas le pouvoir de l’opinion publique sur les réseaux sociaux: si Aykan a un nom et que l’on apprend que vous avez copié son travail, vous serez lynché en ligne (rires).»
«À la galerie Plus One, nous avons déjà ajouté une sorte de digital collectibles user agreement. Celui-ci stipule que les œuvres ne peuvent pas être incluses dans la base de données de l’IA Il n’est pas encore possible de le vérifier aujourd’hui, mais cette étape est incontournable.»
Boisson classique, touche artistique
Qu’est-ce que la maison de whisky single malt Glenfiddich, l’IA et l’art ont en commun? Bien plus que vous ne le pensez. En collaboration avec l’Artist Proof Studio, les Écossais ont déjà développé le projet artistique ‘L’Atelier by Glenfiddich’ avec des talents belges émergents l’année dernière et ont fait leurs premiers pas en IA, ce qui a donné la housse de bouteille ci-dessous. L’Atelier vise à stimuler la curiosité et le débat autour de l’art et de l’IA. En juin, la collaboration se poursuit avec des images développées par Aykan. To be continued.
www.glennfiddich.com
Qui est Aykan?
– Son vrai nom: Aykan Umut
– Il a étudié l’animation à la KASK de Gand
– Directeur artistique et illustrateur, en particulier pour la vidéo
– Il a fait ses débuts dans le monde de la musique en réalisant des vidéoclips. Après il travaillé pour Hugo Boss et Nike, entre autres.
– Il a présenté ses œuvres générées par I.A. lors du Moncler Geniusshow l’année dernière
Qui est Thomas De Ben?
– Il a étudié le graphisme à la KASK de Gand
– Il travaille en qualité d’expert du numérique à la PLUS ONE Gallery
– Il est le fondateur de l’Artist Proof Studio qui met en relation les marques et les artistes
– Il est le co-organisateur de Web32, un événement qui se penche sur les nouvelles évolutions de l’internet, comme les NFT et la blockchain
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