La finesse de la bulle

©  Anthony Maule / Trunk Archive

L’histoire de la région de Champagne donne à la coupe de bulles une allure prestigieuse, quasi aristocratique. Au sommet, Laurent-Perrier: une maison familiale interdite au grand public et fournisseuse de la couronne britannique. «Nous sommes obsédés par la fraîcheur.»

Chaque année, les quelque 5 000 maisons de Champagne produisent en moyenne 300 millions de bouteilles. Dans le classement des grandes marques, Laurent-Perrier occupe la troisième place, avec une production annuelle de 8 millions de bouteilles. Nous nous plaisons à penser que quelques-unes de ces caisses sont destinées aux caves du roi Charles, et sans aucun doute aux frigos belges, car les plus braves de tous les peuples de la Gaule sont de grands buveurs de champagne. Mais ne pensez pas que le prestige et les chiffres d’affaires dodus de Laurent-Perrier sont le fruit du hasard. L’histoire de la maison est mouvementée, marquée par des tragédies et des actes de bravoure dont on pourrait remplir un livre.

ALEXANDRA DE NONANCOURT, CO-CEO DE LAURENT-PERRIER «La récolte de 2022 est digne des livres d’histoire. Une perspective réjouissante

Tours-sur-Marne

Cela faisait un moment que Laurent-Perrier figurait sur notre liste d’envies. C’était le premier été de la pandémie, dans le village pittoresque de Tours-sur-Marne. Nous nous sommes retrouvés à lorgner la bâtisse à travers les barreaux de l’imposant portail en fer forgé. À l’époque, nous n’avions pas pu entrer, mais aujourd’hui, nous revoilà, avec une invitation en poche. «Nous ne sommes pas ouverts au public», nous confiera plus tard Thierry Durand, l’aimable directeur d’hospitalité. «Ce n’est pas le Disneyland du champagne ici, hein (il sourit).» Une interprétation de Manneken-Pis, flanquée de l’inscription ludique Ne buvez jamais d’eau, est érigée dans la cour intérieure du siège, un premier clin d’œil à la relation étroite qui lie la Belgique et Laurent-Perrier. «À l’époque du roi Baudouin, nous étions fournisseurs de la cour de Belgique», explique Thierry Durand. «De plus, la famille de Nonancourt, qui a repris Laurent-Perrier en 1939, a des origines belges.»

Nous nous prélassons dans la chaleur d’un soleil d’automne, une coupe de millésime 2008 à la main, et sommes suspendus aux lèvres de Thierry Durand, un conteur né. «Aujourd’hui, nous sommes l’une des plus grandes maisons de Champagne de la région, mais contrairement à la plupart des autres marques qui sont désormais installées à Épernay ou à Reims, nous sommes restés fidèles à nos racines, ici, dans la petite cité de Tours-sur-Marne. La raison est historique. La famille Pierlot, qui a fondé cette entreprise, avait à l’origine une fabrique de fûts en bois destinés aux maisons de Champagne qui étaient, à l’époque, toutes installées le long de la Marne. C’était la voie de livraison la plus rapide vers Paris.»

Cuverie Laurent-Perrier vieillit beaucoup plus longtemps que les autres champagnes permettant une saveur complexe
Cuverie Laurent-Perrier vieillit beaucoup plus longtemps que les autres champagnes permettant une saveur complexe © Anthony Maule / Trunk Archive

Un drame en cinq actes

«Si Pierlot avait trouvé un successeur», poursuit Thierry Durand, «nous fabriquerions peut-être toujours des fûts.» Mais son fils est devenu notaire et en 1861, il eut l’idée de produire du champagne. Le notaire ne connaissait toutefois rien du métier et a donc recruté un chef de cave compétent. Le premier s’appelait Eugène Laurent. Full disclosure: Eugène était le fils illégitime de Pierlot. Il lui a tout laissé. Eugène a épousé Mathilde Perrier, une fille du village. Ils ont vécu ensemble jusqu’à la mort d’Eugène d’un stupide accident dans l’entrepôt.» Le premier drame avait frappé et quatre autres allaient éclater. «C’était le dix-neuvième siècle», poursuit Thierry Durand, «et Mathilde a dû se débrouiller seule dans un monde impitoyable dominé par les hommes. Mais elle a pris son courage à deux mains et a poursuivi le travail. Jusqu’à ce que le phylloxéra détruise quasi toute l’industrie viticole française. La Champagne aussi en a payé le prix. Les agriculteurs se sont révoltés, car les producteurs de champagne achetaient leur raisin ailleurs ; à tel point que plusieurs maisons de champagne ont été incendiées.»

Mais la situation s’est empirée: «La Grande Guerre a éclaté. Laurent-Perrier dépérissait, au bord de la faillite, avec à peine 12 000 bouteilles en cave. L’entreprise a totalement périclité après le krach boursier de 1929.» Pourtant, elle n’avait pas encore tout à fait touché le fond. «Juste avant le début de la Seconde Guerre mondiale, Marie-Louise de Nonancourt a repris la maison de champagne agonisante», nous conte Thierry Durand. «Elle était veuve d’un héros de la Grande Guerre et issue de la famille champenoise Lanson. Elle considérait l’acquisition de Laurent-Perrier comme un investissement dans l’avenir de ses deux fils, Maurice et Bernard. Mais ils ont tous deux été appelés au travail forcé en Allemagne, se sont cachés et ont rejoint la résistance.» Maurice est mort lors d’une déportation en Allemagne, mais Bernard s’est engagé dans une carrière militaire et a notamment participé à la libération de Paris. «En 1949, revenu en héros de guerre, Bernard, qui avait alors 28 ans, a pris la tête de Laurent-Perrier. S’il y avait à l’époque une centaine de maisons de Champagne, nous étions la centième, nous ne représentions rien. Au cours des septante années qui ont suivi, car Bernard est décédé en 2006 à l’âge de 98 ans, Laurent-Perrier est devenu la troisième plus grande marque de champagne.»

Fraîcheur

Thierry Durand résume le style de la maison en trois mots clés: fraîcheur, pureté et élégance. Chacun de ces trois mots recèle une décision novatrice de Bernard de Nonancourt. «Au début de la tâche monumentale qui l’attendait, raconte Thierry Durand, “Bernard se trouvait face à des maisons de Champagne séculaires ; des marques comme Moët, Ruinart et Roederer. Il a dit: «Les autres font du bon vin, mais je vais faire les choses autrement.» Avant tout, il voulait que Laurent-Perrier produise un champagne qu’il aimait boire.»

Au milieu du vingtième siècle, le champagne était surtout un vin de dessert, avec beaucoup de sucre ajouté. Contrairement aux cépages cultivés plus au sud, les raisins de champagne ont une acidité qui ne plaisait pas aux consommateurs. De plus, à cette époque, le champagne était vinifié dans de grands fûts en bois. Le bois donnait aux vins des arômes moins agréables et des tanins amers. Le vin était donc recouvert d’un voile de sucre. «Bernard n’aimait pas ça», explique Thierry Durand. «Ce qu’il recherchait avant tout était la fraîcheur. Nous en sommes toujours obsédés aujourd’hui. Alors que tout le monde produisait du champagne à partir de pinot noir, qui était à l’époque le roi des cépages, Bernard a décidé d’utiliser du chardonnay. Aujourd’hui, il est à la mode, mais à l’époque, il avait mauvaise réputation: un produit d’une grande acidité, difficile à cultiver. Mais c’est justement cette acidité qui a plu à Bernard.» Bernard a ensuite remplacé les fûts de vinification en bois par des cuves en acier inoxydable. L’inox est un matériau neutre qui n’enlève ni n’ajoute rien au vin et qui est facile à entretenir. «Purété», acquiesce Thierry Durand. «Bernard voulait transmettre ce qu’offre la nature dans la bouteille.»

Changement du raisin Alors que les producteurs utilisaient encore majoritairement des cépages pinot noir, Laurent-Perrier optait pour le cépage chardonnay plus acide et plus frais.
Changement du raisin Alors que les producteurs utilisaient encore majoritairement des cépages pinot noir, Laurent-Perrier optait pour le cépage chardonnay plus acide et plus frais. © Anthony Maule / Trunk Archive

Les décisions qu’il avait prises jusque-là, qui ont coûté un bras à la firme, ont jeté les bases de l’image de marque de Laurent-Perrier. Mais il manquait un élément, la pièce la plus coûteuse du puzzle: des temps de maturation plus longs que ce qui était d’usage en Champagne. «L’acidité du chardonnay privilégie la fraîcheur et permet une plus longue maturation du vin. Ce niveau d’acidité est nécessaire pour un marathon ; les vins plus doux s’épuisent plus vite. Le brut sans année, la principale catégorie de champagne, doit normalement vieillir en bouteille pendant quinze mois. Nous laissons reposer notre brut pendant quatre ans, donc presque trois fois plus longtemps. Pour les magnums, c’est même cinq ans. Les millésimes doivent mûrir au moins 36 mois ; nous les laissons reposer pendant huit ans. Ce sont des maturations très longues pour un vin blanc, mais la qualité de la matière première, le vin acidulé, le permet. Il peut joliment évoluer, avec des arômes distincts et davantage de complexité. Cela ajoute, du point de vue de l’aspect, un avantage appréciable: l’exceptionnelle finesse de notre bulle. En résumé: fraîcheur, pureté et élégance. La sainte trinité de toutes nos cuvées.»

Château de Louvois

Après la visite guidée, nous reprenons la route. Nous glissons dans les rues tranquilles de Tours-Sur-Marne et en un rien de temps, nous nous retrouvons dans les vignobles idylliques de la région de Champagne. Au sommet de la Montagne de Reims, à côté d’un rond-point sans charme, nous nous arrêtons devant un portail. Il s’ouvre sur une longue allée pavée, entourée d’une végétation luxuriante. Au bout de l’allée, nous apercevons un magnifique château. Une dame élégamment vêtue, entourée de deux serveurs en tenue de soirée, nous attend sur les marches majestueuses. C’est Alexandra de Nonancourt, l’une des deux filles de Bernard, aujourd’hui à la tête de Laurent-Perrier. Elle sourit aimablement et nous accueille d’une main fraîche. On se croirait en visite d’état chez la famille royale. «Bienvenue au Château de Louvois», dit-elle. Le château qui s’y trouvait déjà au treizième siècle a été reconstruit à l’époque de Louis XIV. Il a été incendié pendant la Révolution française, mais a été reconstruit au dix-neuvième siècle. Il y a dix ans, il est passé aux mains de Laurent-Perrier, qui a restauré le prestige du château et des magnifiques jardins du domaine.

Alexandra de Nonancourt nous conduit dans le salon. Le château est tout en parquets qui grincent, hauts plafonds aux moulures détaillées, murs ornés de tableaux anciens et antiquités de la plus fine ébénisterie. L’atmosphère est sympathique, mais distante. Nous sommes reçus en audience par Alexandra de Nonancourt et pouvons lui poser quelques questions. Quel est son rôle au quotidien? «Je perpétue ce que notre père a commencé», répond-elle. «Parfois, je suis dirigeante, parfois actionnaire, mais ce que je préfère, c’est former la génération suivante et lui transmettre la passion du champagne.» Quand nous la sondons sur le rapport qu’elle avait avec son père, elle dévoile un petit bout de son âme. «Ma sœur et moi avons toujours vu Bernard travailler. Les vacances, nous ne connaissions pas ; Laurent-Perrier a toujours été la priorité. Au début, je n’avais donc aucune envie de travailler avec mon père. Nous nous sommes affrontés, c’est certain. Mais si on se défend bien, on gagne le respect. Tu dois gagner ton galon. À partir de là, tout s’est beaucoup mieux passé.» Alexandra de Nonancourt est optimiste quant à l’avenir de Laurent-Perrier. «Depuis la pandémie, les ventes ont explosé», dit-elle. «C’est une succession de records de vente. De plus, la récolte de 2022 est digne des livres d’histoire. Une perspective réjouissante.»

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