Trente et un milliards de mètres cubes. Vous avez bien lu. C’est la capacité de ce grand serpent d’acier baptisé Turkish Stream, qui ondule sous la mer Noire, des côtes russes de Poutine jusqu’à la Turquie d’Erdogan.
Puis, sans tambour ni trompette, il se glisse dans le ventre énergétique mou de l’Europe du Sud-Est. Un flot discret, presque pudique, mais au débit terriblement révélateur : le gaz russe est de retour. Pas en fanfare. En catimini. Et tout le monde fait semblant de ne rien voir. De Bruxelles à Moscou et d’Ankara à Berlin.
Pas moins de 1,56 milliard de mètres cubes ont transité par cette voie méridionale en janvier 2025. Une augmentation de 27% par rapport à l’année précédente. Un chiffre qui s’affiche froidement dans les bilans énergétiques, pendant qu’à Bruxelles, on continue de se gargariser de neutralité carbone et de rupture géopolitique avec le Kremlin. En façade, l’indépendance. En coulisses, le raccordement. Cynique. Officiellement, on a tourné la page du gaz russe. Mais comme toujours dans les grandes histoires d’amour toxiques, le break ne tient jamais bien longtemps. On a bloqué les Nord Stream, haussé le ton contre les gazoducs ukrainiens, réduit les importations par la Biélorussie, affrété du GNL américain aux prix délirants… Et pendant ce temps-là, une porte restait grande ouverte : la Turquie.
Ce qu’un pipeline russe vendait hier directement, Turkish Stream l’achemine aujourd’hui avec un sourire turc et un cachet européen.
Ankara, nouvelle sentinelle énergétique de Moscou. La manœuvre est habile. La Russie continue de vendre son gaz, proprement, légalement, via un partenaire stratégique. Et la Turquie, elle, encaisse : argent, influence, poids géopolitique. Elle devient l’intermédiaire obligé, le hub incontournable. Erdogan – ou celui qui reprendra la main – joue cette partition magistralement : tour à tour allié de l’Otan, partenaire et client de Poutine, et sauveur énergétique de l’Europe du Sud.
Le multijoueur parfait. Il s’arme à l’est et se renfloue à l’ouest. Dans cette comédie planétaire, l’Union européenne tient le rôle peu glorieux du client dépendant qui détourne les yeux ailleurs pendant la transaction. Les discours se veulent verts, souverains, résolument post-russes. Mais la réalité, elle, sent encore le méthane sibérien. Turkish Stream n’est pas une alternative : c’est un déguisement. Le gaz reste russe. La dépendance, intacte. On a juste maquillé le pipeline. Un peu fantôme comme la flotte russe.
Ce n’est pas seulement une affaire d’hypocrisie. C’est une fragilité stratégique. Car en pariant massivement sur cette route sud, l’Europe s’expose à de nouveaux risques. Une crise en mer Égée ? Une tension entre Ankara et Athènes ? Un coup de pression turc sur les flux ? Et tout vacille. L’Allemagne grelotte, l’Italie ralentit, la Bulgarie s’étrangle. Après la dépendance à Moscou, voilà l’addiction à Ankara. Quelle brillante avancée.
Alors, posons cette question sans fard : l’Europe veut-elle vraiment sortir de l’influence gazière russe ? Ou désire-t-elle juste brandir un récit d’émancipation tout en replongeant confortablement dans la dépendance, par tuyauterie interposée ? Si elle veut tourner la page, qu’elle le fasse pour de bon. En misant sérieusement sur les renouvelables, sur les interconnexions électriques, sur le stockage, sur l’hydrogène – et pas en se berçant d’illusions gazeuses. Sinon, chaque hiver à venir ravivera cette vérité brutale : ce qu’un pipeline russe vendait hier directement, Turkish Stream l’achemine aujourd’hui avec un sourire turc et un cachet européen. Mais au bout du tuyau, c’est toujours le Kremlin qui encaisse et qui gagne !