La Turquie serait-elle la grande gagnante de la guerre de la Russie contre l’Ukraine?

Alors que des pourparlers entre Russes et Américains se déroulent ce jeudi à Istanbul, la Turquie a été directement impactée par l’afflux massif de Russes sur son territoire depuis le début de la guerre en Ukraine, entraînant divers changements.
Un siècle après la fuite de nombreux Russes lors de la révolution de 1917, une nouvelle vague de réfugiés a trouvé asile à Istanbul. En 2022, au déclenchement de la guerre, des milliers de Russes ont ainsi migré vers la Turquie. À cette époque, plus de 150 000 permis de séjour ont été délivrés. Attirés par un coût de la vie relativement bas, des conditions économiques et politiques favorables, la présence d’écoles russes et un climat agréable, ils ont formé une nouvelle communauté dans le pays.
Une explosion des achats immobiliers étrangers en 2022
L’arrivée massive des Russes a bouleversé le marché immobilier turc, entraînant une forte augmentation des achats étrangers. En 2022, 67 490 biens immobiliers ont été acquis par des non-Turcs, représentant 4,5 % de l’ensemble des transactions. Par rapport à 2021, ces achats ont augmenté de 15,2 %. Privilégiant principalement Antalya et Istanbul, les Russes ont réalisé 25 % de ces transactions, selon l’institut statistique turc (TÜİK).
Cette dynamique ne s’est pas arrêtée en 2022. Selon les données du groupe immobilier international TEKCE, 1,5 million de logements ont été vendus en Turquie en 2023, soit une augmentation de 21 % par rapport à l’année précédente. Toutefois, cette hausse ne découle pas des achats étrangers, qui ont chuté de 32,1 %. Malgré cette baisse, l’intérêt des investisseurs internationaux représentait toujours 1,6 % du total des ventes immobilières. Istanbul reste la ville la plus prisée avec 8 416 logements vendus à des étrangers, suivie d’Antalya (8 223). En 2024, les Russes constituent encore le plus grand groupe d’acheteurs étrangers, avec 4 867 acquisitions, selon TEKCE.

L’attractivité de la Turquie pour les Russes s’explique notamment par les sanctions qui limitent leurs possibilités d’investissement en Europe. De plus, l’achat d’un bien immobilier d’une valeur minimale de 400 000 dollars (environ 381 378 euros) permet aux étrangers d’obtenir la nationalité turque, à condition de conserver le bien pendant trois ans. Ce statut ouvre l’accès à un visa turc, facilitant les déplacements vers 110 pays et l’obtention d’un visa d’affaires pour les États-Unis.
L’achat immobilier peut être réalisé entièrement en ligne, à partir de comptes bancaires russes, permettant ainsi de payer en roubles sans nécessité de visa préalable. Dans certains cas, il est même possible d’obtenir un prêt hypothécaire.
Aucune sanction turque contre la Russie
Outre les investissements privés, les Russes participent activement au commerce turc. La Turquie n’appliquant pas de sanctions à la Russie, les échanges commerciaux se poursuivent normalement, y compris en ce qui concerne la livraison de gaz. La Russie demeure un partenaire économique clé pour la Turquie. En 2021, les échanges bilatéraux s’élevaient à 37,7 milliards de dollars. Pour 2024, les prévisions tablaient sur un volume d’échanges de 100 milliards de dollars, un objectif ambitieux selon les experts.
L’essor du tourisme russe en Turquie
Les revenus issus du tourisme et des transports figurent parmi les principaux contributeurs au PIB turc. Le secteur touristique connaît une croissance soutenue, avec une augmentation de 9,8 % du nombre de visiteurs en 2024. L’année dernière, la Turquie a accueilli 62 269 890 touristes, générant 61,1 milliards de dollars de recettes, soit une hausse de 8,3 % par rapport à 2023.
Les Russes constituent la première nationalité de visiteurs. Selon le consul de la Fédération de Russie à Istanbul, Andrei Bouravov, 6,7 millions de citoyens russes ont visité la Turquie en 2024, dépassant les chiffres de l’année précédente. Rien qu’à Istanbul, plus d’un million de touristes russes ont été recensés. En conséquence, depuis 2021, la langue russe est devenue obligatoire dans les écoles de tourisme turques, aux côtés de l’anglais et d’une troisième langue.
Une porte d’entrée vers l’Europe
Pour 2025, la Turquie espère accueillir 7,5 millions de touristes russes, soit une augmentation de 11 % par rapport à 2024. Selon l’ambassadeur de Turquie en Russie, cet objectif sera atteint grâce à la promotion de régions moins connues et à la diversification de l’offre touristique au-delà des stations balnéaires.

L’importante présence russe en Turquie s’explique également par les nombreuses liaisons aériennes opérées par Turkish Airlines et Aeroflot depuis la Russie.
En outre, la Turquie constitue un point de passage stratégique pour les Russes souhaitant rejoindre l’Europe. En raison des restrictions de vol, emprunter la Turquie est souvent le moyen le plus simple pour retourner en Russie. À l’inverse, passer par l’Estonie implique de longues heures d’attente aux frontières.
Un rouble bienvenu dans l’économie turque
Depuis la crise économique de 2021, la Turquie a un besoin crucial de devises étrangères. La livre turque ayant perdu 45 % de sa valeur par rapport au dollar en moins de trois mois, l’arrivée massive de capitaux russes a été bénéfique. En mars 2022, la banque centrale turque a encaissé environ 3 milliards de dollars en seulement deux jours grâce aux transactions russes. L’intégration économique des Russes a contribué à stabiliser la livre turque. Dans certaines régions, notamment touristiques, il est d’ailleurs désormais possible de payer directement en roubles.
Inflation : le revers de la médaille
Si la guerre russo-ukrainienne a apporté des avantages économiques à la Turquie, elle a également généré des effets négatifs. Les autorités turques ont annoncé un taux d’inflation de 67 % pour 2024, mais selon des économistes indépendants, l’augmentation réelle des prix pourrait être deux fois plus élevée. Cette situation s’explique en partie par la dévaluation de la livre turque et par la flambée des loyers (+77,1 %), selon une étude de l’université de Bahçeşehir à Istanbul.
Par ailleurs, les difficultés d’importation de certains produits russes, comme le maïs et le blé, ont contribué à l’augmentation des prix alimentaires. De plus, la réorganisation des routes commerciales entre l’Europe et l’Asie a entraîné une hausse des coûts de transport. Toutefois, cette situation a également offert de nouvelles opportunités : une part importante des exportations russes transite désormais par la Turquie avant d’être acheminée vers d’autres marchés, obligeant le pays à innover dans le commerce international.
Ekaterina Dagova
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