Pierre-Henri Thomas

Pourquoi la nomination de Fiona Scott Morton à la Commission pose vraiment problème

Pierre-Henri Thomas Journaliste

Depuis mardi, les observateurs de la politique européenne sont en ébullition. Le collège des commissaires européens a en effet validé la nomination d’une économiste de Yale, Fiona Scott Morton, comme cheffe économiste de la puissante DG Concurrence en remplacement du Belge Pierre Régibeau.

Cette nomination pose deux grandes questions. La première concerne la gouvernance de la Commission. Le descriptif de poste semble avoir été adapté en faveur de la nomination de l’Américaine puisque pour la première fois, il n’est plus fait mention de l’obligation d’avoir la nationalité d’un État membre européen pour accéder à ce poste. C’est d’autant plus troublant que le CV de Mme Morton qui a été distribué aux commissaires lors de la réunion ne portait pas mention de sa nationalité. Et c’est encore plus troublant lorsque l’on sait qu’après coup, certains commissaires qui avaient validé la nomination se sont mordu les doigts car ils n’avaient pas été briefés sur le profil de cette académique. Ils ont exprimé un lourd mécontentement à Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission, dont le cabinet un peu trop « atlantiste » semble être à l’origine de ce passage en force.

Il ne s’agit toutefois pas de faire de l’anti-américanisme primaire. Ce n’est pas la nationalité de Mme Morton qui est en jeu. C’est le fait que ces détails montrent que dans des décisions importantes, la Commission a encore trop de pouvoir discrétionnaire. Un contrôle du Parlement européen serait le bienvenu. Pas question non plus de remettre en cause les qualités évidentes de Fiona Scott Morton, une économiste hautement appréciée par ses pairs. « La Commission européenne et, plus largement, nous, Européens, avons beaucoup de chance d’avoir attiré quelqu’un de son calibre” », estimait ainsi le prix Nobel d’économie Jean Tirole à POLITICO, soulignant sa « forte motivation pour le secteur public ».

C’est toutefois sur ce point que nous sommes en droit de nous interroger. Cette économiste, qui a un cv long comme le bras, qui enseigne à Yale, a fait partie de l’administration antitrust lors de la présidence d’Obama, a aussi conseillé de nombreux grands groupes (Apple, Microsoft, Amazon, Pfizer, Sanofi) sur des problèmes justement liés à la concentration et à la concurrence. Dans un dossier récent concernant Microsoft, elle a par exemple défendu l’absorption d’Activision Blizzard par Microsoft, une opération contre laquelle se battent farouchement les autorités antitrust américaines actuelles.

D’un point de vue éthique, il est particulier de passer du jour au lendemain du côté des régulateurs américains, puis des régulés, puis des régulateurs européens avant peut-être de repasser du côté des régulés demain.

Mais c’est surtout sur la vision stratégique sous-jacente à cette nomination qu’on se pose des questions. Fiona Morton, qui à bon droit explique qu’un modèle d’affaires n’est pas l’autre, défend néanmoins en général le modèle numérique américain, celui qui a permis la croissance verticale des super plateformes digitales américaines en expliquant que ce n’est pas en les tronçonnant qu’on augmentera la concurrence ni que l’on favorisera l’innovation. Elle a certes des idées très intéressantes concernant la portabilité des données personnelles ou la nécessaire interconnexion entre les plateformes pour éviter au consommateur d’être prisonnier d’un réseau.

Le débat sur la nomination de Fiona Scott Morton pose donc la question du monde digital dans lequel nous, Européens, nous voulons vivre.

Mais elle ne semble pas remettre en cause, ni dans ce que nous avons lu, ni dans les conseils qu’elle donne, l’intégration verticale démesurée qui se trouve derrière ces modèles. Il y a une grande différence entre donner la possibilité aux consommateurs de switcher leurs données personnelles d’Amazon.com à Jet.com comme Fiona Morton le propose, et limiter de manière générale la collecte des données personnelles. Une limitation qui certes réduirait la qualité des services proposés aux consommateurs , mais limiterait aussi les dérives possibles. Car on observe que ces géants bâtissent un monopole dans la publicité (Google), influencent les élections et veulent battre monnaie (Facebook), s’intéressent de plus en plus à vos données médicales (toutes) ou visent, comme Amazon, à créer un monde digital en multipliant les intégrations.

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Comme l’écrit Lina Khan, économiste de la concurrence aujourd’hui à la tête de la FTC américaine, Amazon est un revendeur, une plateforme de marketing, un réseau de livraison et de logistique, un service de paiement, un prêteur, une maison de vente aux enchères, un grand éditeur de livres, un producteur de télévision et de films, un créateur de mode, un fabricant de matériel informatique et un important hébergeur de données dans le cloud et sert désormais d’infrastructure essentielle à une multitude d’autres entreprises qui dépendent d’elle. Et pourtant, elle a échappé jusqu’à présent à un examen antitrust.

Le débat sur la nomination de Fiona Scott Morton pose donc la question du monde digital dans lequel nous, Européens, nous voulons vivre. Et c’est une question qui doit être débattue publiquement, et non faire l’objet d’une décision bâclée, un mardi de juillet, entre commissaires plus ou moins bien mis au courant.

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