Amid Faljaoui
Tous notés, pour notre bien et notre malheur
Pierre Lazareff, le célèbre fondateur de France Soir, disait à ses journalistes que lorsque l’actualité n’avait pas de talent, il fallait lui en donner.
À cette époque bénie, nous sommes dans les années 60, à part la météo très froide, il n’y avait pas grand-chose comme information à se mettre sous la dent ce jour-là. Vu le côté désabusé de ses journalistes face à la pauvreté de l’actu, il a prouvé à ses journalistes qu’ils avaient tort. Comment ? Il leur a imposé de mettre en titre de UNE de France Soir, un seul mot, un seul titre qui barrait toute la première page : Brrrrrrr. Pierre Lazareff venait d’inventer la météo dans la presse quotidienne et accessoirement avait attiré le regard des passants et fait décoller ses ventes en kiosque en se mettant à la place de ses lecteurs.
Plus modestement, je me contenterai de partager avec vous mon impression sur le dernier livre de l’économiste et essayiste Pierre Bentata : « Tous notés » publié aux éditions de l’Observatoire. Et c’est vrai qu’il a raison, nous sommes entrés sans nous en rendre compte dans une société où nous notons tout, vraiment tout. Autrement dit, nous portons un jugement sur tout : les objets, les lieux, et les humains : nous notons notre chauffeur de taxi Uber, nous notons les restaurants, les hôtels, nous notons même des objets inanimés comme des montagnes – ceux et celles qui en doutent n’ont qu’à regarder sur Google pour les montagnes. C’est en soi une débilité, mais bon…
Bien sûr, nous notons aussi les humains. Est-ce un mal ? Selon Pierre Bentata, la réponse est nuancée et c’est pourquoi il sera impossible d’interdire ce phénomène de la notation, mais cette société de la notation le met mal à l’aise. Parce qu’avec la jungle qu’est devenu Internet, avec les millions d’informations qui circulent, avoir des notes, c’est utile si on doit par exemple faire appel à un corps de métier. Comme nous sommes noyés d’informations, la seule manière de ne pas se faire arnaquer, c’est d’avoir les avis de ceux et celles qui ont utilisé les services de ce carreleur ou de ce jardinier pour ne citer que deux exemples. C’est d’autant plus précieux aujourd’hui qu’un certain laxisme professionnel a saisi énormément de professions. Donc l’utilité des notes que ce soit sous forme de likes, d’étoiles, de pouces, de cœurs, de followers ou que sais-je encore est très utile.
Je vous rassure ce système de notation ne va pas disparaître, mais est c’est là l’intérêt de ce livre de Pierre Bentata, c’est qu’il questionne notre société qui veut tout noter, tout mesurer, tout juger. Au fond, il a raison, nous nous notons tous les jours. C’est devenu même une manie pour certains d’entre nous. Avons-nous assez marché, assez couru, assez brûlé de graisse, assez dormi, ou assez fait l’amour avec son conjoint. Bref, comme le dit Pierre Bentata, « l’individu à force d’évaluer sa vie sous le prisme de chiffres, vit dans une sorte de compétition permanente, il compare ses statistiques aux autres, regarde s’il est au-dessus de la moyenne ».
En fait, il a raison, nous nous vivons sans nous en rendre compte comme des machines qu’il faudrait sans cesse perfectionner. Pire encore, comme ces notes se sont démocratisées sur le Net, nos comportements changent, mais hélas aussi nos motivations. Pierre Bentata nous dit qu’avant, être poli s’apparentait à un respect d’autrui tout simplement. Aujourd’hui, cette politesse sera plus le résultat d’une peur d’être mal noté. Bref, via ces notations nous sommes entrés dans une société de l’hypocrisie.
Sans compter que ces notations – même si elles très utilises – sont aussi biaisées, tronquées. Un exemple ? Quand on note un médecin comme on le fait aujourd’hui : sur quelle base le fait-on ? Pas sur l’expertise, vu que nous ne sommes pas médecin, ce sera donc sur l’accueil, la rapidité du rendez-vous, sur le fait que ce médecin a prescrit ou non un médicament, etc. Autrement dit, cette notation ne donne pas nécessairement des infos pertinentes sur la qualité du médecin. Mais cette réduction de notre monde à juste des chiffres met mal à l’aise – car elle est aussi illusoire – on l’a vu sur le débat sur la crise sanitaire – une notion aussi fondamentale que la liberté n’a pas fait le poids face aux notations, aux chiffres statistiques médicaux et aux graphiques de cas COVID comme le rappelle Pierre Bentata. Le débat à l’époque a été confisqué et s’est arrêté aux chiffres.
Au final, ce que veut juste faire passer comme message Pierre Bentata, c’est attention : une société qui ne vit plus qu’avec des chiffres peut facilement être liberticide. Nous voilà prévenus.
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