Spotify et le syndrome “Blue Monday”

Pochette du maxi 45 tours "Blue Monday" de New Order sorti en 1983, le plus vendu de tous les temps au Royaume-Uni.
Paul Vacca
Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Chaque utilisateur coûte environ 1 dollar à Spotify, peu ou prou la même équation commerciale que celle de “Blue Monday”.  

En 1983, le groupe New Order, ex-Joy Division qui s’est rebaptisé suite au suicide de son chanteur, cherche à se réinventer en s’ouvrant à de nouvelles influences musicales. Les membres tâtonnent avec des machines dernier cri telles que le sampler Emulator ou la boîte à rythmes DMX qu’ils rodent dans une salle de répétition sinistre juste derrière le cimetière de Manchester, leur ville natale.

Une intro de 4’11’’, une boîte à rythme folle, des emprunts au sorcier du disco Giorgio Moroder, aux robots de Kraftwerk et même une ligne de basse piquée à Ennio Morricone dans le film Et pour quelques dollars de plus : le 7 mars 1983, il y a exactement 40 ans, sort Blue Monday, le parfait ovni musical. Un titre qui réussit l’exploit d’être à la fois hautement euphorisant et parfaitement déprimant.

Mais cette chanson est un ovni à un autre titre: le disque qui ne sort qu’en version maxi-single 12 pouces est aussi célèbre pour son coût de production plus élevé que son prix de vente, à cause d’une pochette aux découpes sophistiquées impossibles à dupliquer en masse. Cette pochette reproduit le design d’une disquette informatique, dont l’usage commence alors à se répandre chez les techniciens du son, soulignant la nouvelle orientation électronique du groupe. Une œuvre graphique brillante signée du directeur artistique Peter Saville mais coûteuse à fabriquer: chaque disque vendu fait perdre 1 livre sterling.

Mais Tony Wilson, le boss du label du groupe Factory Records, n’est pas vraiment inquiet, convaincu qu’un disque aussi improbable ne se vendra jamais. Blue Monday, contre toute attente, deviendra le maxi-single 12 pouces le plus vendu de tous les temps au Royaume-Uni. Un titre qui réussit donc l’exploit d’être à la fois le plus grand succès du label et son plus gros bide.

La pochette la plus chère de l’histoire a par ailleurs inspiré nombre de créateurs de mode, graphistes, architectes et jusqu’à l’ex-directeur du design d’Apple.

Spotify puise-t-il son inspiration dans cette démarche? Le leader du streaming musical n’a jamais eu autant d’abonnés. Au dernier trimestre, il en a engrangé 10 millions supplémentaires, dépassant les 200 millions dans le monde, avec un nombre total d’utilisateurs s’élevant à près de 500 millions si on comptabilise aussi ceux qui fonctionnent avec sa version gratuite. Et son chiffre d’affaires a progressé de 18% pour atteindre les 3,2 milliards de dollars au dernier trimestre.

Voilà pour la face euphorisante. Mais dans le même temps, il y a la déprime: la valorisation de Spotify a fondu de 70% par rapport à ses sommets et les pertes se creusent, s’élevant à 270 millions d’euros au quatrième trimestre (contre 39 millions à la même période l’année précédente). Et pour 2022, c’est une perte totale de 430 millions. Prenez une calculette: chaque utilisateur coûte à la plateforme environ 1 dollar, peu ou prou la même équation commerciale que celle de Blue Monday.

Pour autant, la comparaison s’arrête là. Pour l’heure, Spotify court après une rentabilité toujours repoussée (si on excepte la période de la pandémie) et se lance dans de lourdes dépenses pour espérer s’imposer sur le marché devenu très concurrentiel du podcast et du livre audio. Un modèle qui ressemble à un trou noir absorbant tout alors que Blue Monday, malgré sa balance déficitaire, fut un événement culturel séminal. Il transfigura le groupe, le propulsant des brumes de Manchester vers de nouveaux eldorados sonores, influençant à son tour la galaxie dance, techno, rock et pop du monde entier.

Au-delà de la sphère musicale, la pochette la plus chère de l’histoire a par ailleurs inspiré nombre de créateurs de mode, graphistes, architectes et jusqu’à l’ex-directeur du design d’Apple, Jon Ive, dont le design minimal de l’iPhone n’est pas sans rappeler le travail de Peter Saville. Blue Monday ou le trou noir éblouissant.

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