Face aux États-Unis, qui sont passés de l’Amérique du libéralisme classique à celle d’un capitalisme dur, l’Europe doit s’imposer et ne plus rester passive.
Chaque année, les Rencontres économiques d’Aix-en-Provence réunissent le meilleur de ce que l’Europe compte en matière de réflexion : des économistes brillants, des hauts fonctionnaires stratèges, des dirigeants engagés, des intellectuels lucides.
Et cette année encore, bien les idées ont fusé, les constats ont été très solides et les propositions très nombreuses. Mais comme le raconte mon confrère Eric Le Boucher, du quotidien L’opinion, malgré la densité des échanges, rien, rien n’en sortira de concret. Pourquoi? Mais parce que, sans volonté politique, même les meilleures idées restent lettre morte. Et c’est là que le bât blesse. La politique européenne semble en effet paralysée, à l’image de ce qu’a confié Mario Draghi, l’ancien président de la Banque centrale européenne, lors de ces mêmes rencontres. Dix mois, dix mois après la remise de son rapport sur la compétitivité européenne, il l’admet lui-même, avec amertume, il y a eu peu de progrès, pour ne pas dire pas de progrès.
Autrement dit, l’Europe observe, l’Europe commente, mais l’Europe agit peu. Et pendant ce temps-là, les États-Unis, eux, ont changé de logiciel. Ce n’est plus l’Amérique du libéralisme classique, mais celle d’un capitalisme dur, structuré autour de deux moteurs, la tech et la haute finance. Et comme l’écrit Eric Le Boucher, il ne s’agit plus d’innovation au service du progrès collectif, mais d’une innovation pervertie. Une innovation conçue pour enfermer les foules dans des bulles algorithmiques, vendre leur attention au plus offrant, et concentrer toujours plus de pouvoir dans les mains d’un petit nombre d’acteurs. Ajoutez à cela un système électoral qui autorise désormais les dons illimités aux candidats. En clair, c’est celui qui lève le plus d’argent qui peut espérer décrocher la Maison-Blanche.
La tech et la finance achètent donc leur influence au grand jour en échange d’un accès privilégié aux futurs dirigeants américains. Ce n’est plus du lobbying. On peut même considérer que c’est une prise de participation directe dans la démocratie. Et face à cela, et bien, l’Europe continue de miser sur sa capacité à édicter des règles, à promouvoir un capitalisme plus éthique, plus durable, plus inclusif.
Alors évidemment, tout ça est louable, très louable même. Mais peut-on encore imposer des normes sans disposer d’une base industrielle puissante pour les soutenir? Souvenez-vous, dans les années nonante, l’Europe a pu faire du GSM un standard mondial. Pourquoi? Mais parce qu’elle avait des entreprises comme Nokia, Alcatel, Ericsson. Et aujourd’hui, elle veut imposer aussi des règles en matière d’intelligence artificielle, en matière de climat ou de numérique responsable. Mais seulement voilà, sur les 100 plus grandes entreprises technologiques mondiales, seules quatre sont européennes.
Et ce constat, sur le plan économique, est aussi valable sur le plan de la défense: l’Europe a baissé la tête face aux menaces géopolitiques. Les budgets militaires sont en hausse, mais à qui profite-t-il? Aux industriels américains massivement. Et donc au lieu de fédérer ses propres acteurs, l’Europe ouvre la voie à une dépendance accrue à Washington. Elle se réarme, mais en achetant à l’étranger, et notamment aux États-Unis. Elle a encore des ambitions, mais sans incarnation. Et c’est dans ce contexte qu’il faut relire la phrase d’Emmanuel Macron : « L’Europe est un continent d’herbivores entourés de carnivores. »
Et à Aix-en-Provence, les débats ont été passionnants, mais ce sont bien des herbivores qui ont échangé entre eux pendant qu’ailleurs les carnivores agissaient, mordaient et attaquaient. Et donc oui, que fait l’Europe? Comme le résume l’Opinion, les Européens préfèrent attendre, espérant que le loup Trump retournera dans les bois dans trois ans et demi. Et en attendant, on baisse la tête, on temporise…
Mais l’histoire est impitoyable, comme vous le savez, avec ceux qui choisissent la fuite ou la soumission. Si l’Europe veut rester un acteur et non pas un décor, il est temps qu’elle cesse de ruminer comme un herbivore et qu’elle montre elle aussi les crocs comme un carnivore.