Paul Vacca

Quand Apple 2024 rejoue “1984”

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

En 1984, ce qui n’était alors qu’une toute jeune entreprise informatique installée à Cupertino en Californie, née dans un garage huit ans plus tôt, lançait lors du Superbowl, une publicité d’une minute qui fit l’effet d’une bombe. Réalisée par Ridley Scott, dans une référence évidente au roman de George Orwell, 1984, elle montrait une population défilant en gris enrégimentée et conditionnée vivant sous le joug de Big Brother débitant des ordres sur un écran géant. Soudain, une jeune athlète haute en couleur s’élance vers l’écran et lance à la face du dictateur une massue faisant tout exploser. La pub se termine par cette annonce : “Le 24 janvier, Apple Computer lancera le Macintosh. Et vous verrez pourquoi 1984 ne sera pas comme 1984.”

Un spot libératoire qui lança l’épopée d’Apple et une nouvelle ère pour l’informatique. Celle-ci ne se réduisait plus à la bureautique ou au rendement, mais devenait un instrument pour la création. La marque à la pomme se rallia alors toute la communauté des artistes et créateurs, tous ceux qui mettaient en avant leur créativité individuelle. Elle s’installa comme un rival contre le grand système représenté par IBM. Le credo de Steve Jobs : ce n’est pas à l’homme de subir la loi de l’ordinateur, mais à l’ordinateur de se mettre au service de l’homme. Credo qui s’incarna à merveille en 1997 dans la signature : “Think different”.

Le spot d’Apple en 2024 rejoue “1984” avec l’IA devenue Big Brother.

En 2024, 40 ans plus tard, cette même entreprise, devenue le géant du numérique que l’on sait, a diffusé récemment un autre spot d’une minute intitulé “Crush”. Le gris a disparu pour faire place à une musique légère alors qu’un compresseur industriel écrase successivement une trompette, des tubes de peinture qui giclent, un piano, un métronome et des emojis en forme de balles… Quand le compresseur a terminé son travail de concassage, il s’ouvre et on découvre la toute dernière version de l’iPad Pro ultra plat.

Une démonstration produit très efficace. Mais qui a fait aussi l’effet d’une bombe pour la marque. Car mis bout à bout ces deux spots proposent un effet d’antithèse saisissant : de l’explosion qui libère tout en 1984, on passe 40 ans plus tard à un compresseur qui écrase tout. Le spot a d’ailleurs aussitôt suscité de vives réactions dans la communauté créative : “irrespectueux”, “macabre”, “d’une cruauté sans précédent”… Au point qu’un des pontes d’Apple a dû présenter ses excuses et il a été annoncé que le spot ne sera pas diffusé à la télévision comme prévu initialement. Bien sûr, on pourra objecter qu’il s’agit de rhétorique publicitaire et qu’il ne faut voir le compresseur que comme une hyperbole et une métaphore au service de la puissance du produit.

Le problème est que pour nombre d’artistes et de créateurs cette vision n’a rien d’hyperbolique ni de métaphorique : elle représente au contraire la menace telle qu’ils la ressentent vivement dans leurs métiers. Du graphisme à l’écriture, de la réalisation à la traduction, de la poésie aux acteurs, tous ces secteurs voient leur existence déstabilisée, bouleversée voire mise en péril par les avancées des intelligences artificielles génératives.

Finalement, le spot d’Apple en 2024 rejoue 1984 avec l’IA devenue Big Brother. Peut-être attendait-on d’Apple, qui a toujours su mettre ses produits au service des créateurs, que ce spot soit tourné à l’envers ? Où le compresseur s’ouvrirait et libèrerait la création individuelle en lui offrant de nouveaux espaces. Démontrant ainsi que les êtres humains non seulement “pensent différemment”, comme l’exprimait la marque, mais “créent différemment”.

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