En juillet dernier, lorsque Nvidia devint la première compagnie valorisée à 4.000 milliards de dollars, grillant la politesse à Apple, Microsoft ou Amazon, on a eu la confirmation qu’on basculait dans une autre époque. Au centre de cette mutation, un homme au blouson noir et à l’austérité messianique : Jensen Huang. Né de parents taïwanais, il débarque aux États-Unis où il traverse une enfance difficile dans un internat du Kentucky. Refusant l’Ivy League, il opte pour la modeste Oregon State University, plus proche de chez lui. Après avoir quitté LSI Logic, une entreprise de semi-conducteurs spécialisée dans les puces personnalisées pour l’informatique professionnelle, Huang fonde Nvidia en 1993, misant sur un marché encore peu exploité : les processeurs graphiques pour jeux vidéo (GPU).
Huang a eu très tôt une révélation : celle de la puissance du calcul pur. Contrairement aux processeurs classiques (CPU) qui effectuent des calculs un par un, ses GPU travaillent comme une armée de petites mains, capables de traiter simultanément des millions de données. Un pari risqué à l’époque, mais visionnaire : il a permis la création des supercalculateurs voraces en données qui forment aujourd’hui l’infrastructure de l’IA mondiale. C’est la pierre angulaire de la révolution cognitive : en 2012, un projet à Toronto utilisant deux GPU Nvidia contribue à montrer le potentiel des réseaux neuronaux et lance la vague qui transformera l’IA.
Lue rétrospectivement du haut de sa toute-puissance actuelle, la success story de Huang ressemble plus à celle d’un prophète qu’à celle d’un entrepreneur classique. Cette religion du calcul a son Père : Alan Turing, celui qui conçut l’idée que la pensée pouvait se traduire en machine. Elle a ses Fils, comme Sam Altman, qui représentent la médiation humaine, endossant la cohabitation de l’homme avec l’IA. Avec Jensen Huang, elle trouve son Saint-Esprit : le socle et le souffle qui font advenir le monde calculable rêvé par Turing. Car le GPU, au cœur de son architecture, est le Saint-Sacrement, la pierre angulaire de l’IA générative, des modèles de langage et de la révolution cognitive. Le credo – everything starts with compute – repris et célébré par Altman, Hassabis ou Pichai tient lieu de parole sacrée.
Tout grands prêtres qu’ils sont, les Altman et autres dépendent en grande partie de figures comme Huang pour faire prêcher leurs oracles.
L’épopée de Huang a la puissance d’un récit biblique : celui qui fonde tous les autres récits sur l’IA. Contrairement aux narrations plus terre à terre des autres patrons de la tech, des Musk, Bezos ou Zuckerberg qui, humains trop humains, ont bâti leurs empires sur l’exploitation de nos désirs, Huang propose quant à lui un évangile vertical et transcendant : si l’IA est une religion, il en a bâti la cathédrale. Là où OpenAI, Google DeepMind ou Anthropic parlent d’esprit, Nvidia fournit l’autel. Tout grands prêtres qu’ils sont, les Altman et autres dépendent en grande partie de figures comme Huang pour faire prêcher leurs oracles. Ils ont beau promettre le grand soir cognitif, ils ne peuvent le faire que grâce à la puissance sacramentelle des GPU. Huang, lui, n’a pas besoin de promettre : son pouvoir est tectonique.
Quid alors de la régulation, de l’éthique ou de l’impact social dans cette religion dont Nvidia est le grand ordonnateur ? Dans ce sacerdoce du calcul, ce sont des questions byzantines, sans objet. L’IA n’y est pas un enjeu éthique : elle obéit simplement au dogme du monde calculable, où toute réalité devient donnée et tout jugement, équation. Huang l’a résumé récemment devant les analystes financiers : “Plus il y a d’IA, meilleurs sont les résultats financiers”. Une domination arithmétique où la foi dans le calcul se révèle, s’il en fallait encore la preuve, le seul bon calcul.