Paul Vacca
Lumières noires et pilule rouge
Oscar Wilde l’avait subodoré : ce n’est pas tant l’art qui imite la nature que la nature qui imite l’art. L’écrivain pouvait fulminer face à un coucher de soleil le jugeant comme un piètre tableau de Turner ou un Whistler bâclé, s’irritant d’y voir les pires maniérismes des deux peintres étalés à ciel ouvert. Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra et récemment de Giovanni Falcone, avait également pu noter que contrairement à une idée tenace, ce ne sont pas les livres, les films ou les séries qui observent la mafia, mais les mafieux qui s’inspirent du Parrain, des Sopranos ou de Fast & Furious, calquant leur lifestyle et leurs rituels sur ceux des gangsters de fiction.
Et depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche, l’actualité ne plagie-t-elle pas éhontément des romans comme Le Complot contre l’Amérique où Philip Roth imaginait en 2004 qu’un membre sympathisant du régime nazi et du comité America First remportait les élections présidentielles américaines de 1940 menant le pays au chaos ? Ou le long-métrage Manchurian Candidate de 1962 sur un politicien sous le joug d’une manipulation mentale de la part d’une puissance étrangère comme l’URSS d’alors ?
Rien d’étonnant, dès lors, à ce que le nouveau livre publié par la revue géopolitique européenne Le Grand Continent se lise comme un pur thriller. L’Empire de l’ombre – Guerre et terre au temps de l’IA, publié chez Gallimard, documente avec force les déflagrations de notre présent, au point de reléguer Robert Ludlum au rang d’auteur platement réaliste. À travers ses différentes contributions, le livre nous plonge en direct dans ce moment Frankenstein où des autocrates nostalgiques des grands empires d’antan ont scellé un pacte avec les visionnaires geeks dopés aux algorithmes et à l’IA.
Sous la direction de l’écrivain Giuliano da Empoli, les analyses inspirées et acérées signées par le prix Nobel d’économie Daron Acemoğlu, le politologue Lorenzo Castellani, le documentariste Adam Curtis, la spécialiste de la régulation Marietje Schaake, la dissidente Svetlana Tikhanovskaïa, Mario Draghi ou le mystérieux philosophe hong-kongais Jianwei Xun nous décryptent la contagieuse libido impérialiste qui s’empare du globe. Mais l’ouvrage nous propose aussi une immersion dans les abysses des “lumières noires” (“Dark enlightment“) à travers des pièces de doctrines des techno-césaristes de la Silicon Valley, techno-optimistes et libertariens comme Sam Altman, Peter Thiel, Marc Andreessen ou par les maîtres à penser raspoutiniens, comme Curtis Yarvin (alias Mencius Moldbug) ou le “mage du Kremlin” Vladislav Sourkov.
Ce livre constitue la véritable “pilule rouge” : une lecture éclairée en ces temps gagnés par l’ombre.
On avance dans cette lecture aux confins de la réalité et de la fiction, fascinés et fébriles, qui se conclut par La Pierre de folie, une nouvelle hypnotique de l’immense Benjamín Labatut, auteur chilien, traduite pour la première fois en français. Chaque contribution constitue la pièce indispensable d’un puzzle qui s’assemble sous nos yeux formant le tableau dantesque de notre présent grandeur nature.
Mais aux frissons du “page-turner”, L’Empire de l’ombre propose également les voies d’une résistance possible. En démontant les rouages des nouveaux impérialismes, il nous offre ce que le général chinois Sun Tzu établissait comme l’élément déterminant du succès militaire : la connaissance approfondie des techniques de l’adversaire.
Autrement dit, ce que les techno-césaristes appellent en un hommage dévoyé au film Matrix, la “pilule rouge”, celle qui contrairement à la “pilule bleue” du déni, donne accès à la vérité sur le monde réel, si perturbante soit-elle. En ce sens, ce livre constitue la véritable “pilule rouge” : une lecture éclairée en ces temps gagnés par l’ombre.
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