Bruno Colmant

L’or, le baromètre d’un chaos monétaire

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

La dette publique n’est, en soi, pas un problème si son niveau évolue de manière synchronisée dans tous les pays, garantissant une sorte d’équilibre global où personne ne serait désavantagé. Mais ce n’est évidemment pas le cas : les disparités économiques et monétaires entre nations créent des vulnérabilités, et le malheur peut frapper un pays plus faible, que ce soit par une crise de change ou une incapacité à refinancer sa dette. Ces déséquilibres sont d’autant plus préoccupants que la dette publique mondiale atteint des sommets historiques, exacerbés par des décennies d’emprunts excessifs et des réponses aux crises successives.

Cela étant, même si nous sommes en temps de paix, le niveau des dettes publiques atteint celui de 1945, au terme d’une période qu’on peut qualifier de troublée – une ère marquée par les lendemains de la Seconde Guerre mondiale, où les États-Unis avaient émergé comme une superpuissance prête à soutenir la reconstruction via le plan Marshall. Aujourd’hui, ce parallèle avec 1945 n’est pas anodin : il reflète une accumulation de dettes dans un contexte de réarmement et d’incertitude géopolitique, où les États semblent préparer non pas une paix durable, mais une guerre potentielle, économique ou militaire.

Mais alors, qu’est-ce qui peut résoudre cet endettement ? Les pistes sont nombreuses, et l’histoire les a toutes explorées, souvent avec des conséquences brutales. Il y a, entre autres, le défaut, qui peut prendre de nombreuses formes : la consolidation des échéances pour repousser les remboursements, le remplacement des dettes à court ou moyen terme par des obligations à très longue échéance, voire perpétuelles, comme des emprunts sans fin. C’est précisément l’idée de Stephen Miran, futur économiste en chef de Donald Trump, qui propose une stratégie audacieuse : contraindre les alliés des États-Unis à financer le pays via des dettes d’une maturité séculaire — un siècle entier — en échange d’avantages comme l’absence de barrières douanières ou une protection militaire. Une telle manœuvre reviendrait à faire financer les États-Unis gratuitement, car la valeur de ces obligations, sur une durée aussi longue, tendrait vers zéro, surtout dans un monde où l’inflation et les incertitudes rendent ces actifs peu attractifs.

Et puis, il y a d’autres méthodes, dont la plus civilisée — bien que risquée — est l’inflation. Laisser filer l’inflation à un niveau supérieur au taux d’intérêt des dettes publiques permet d’éroder leur valeur réelle au fil du temps, allégeant le fardeau des débiteurs. Mais cela exige une précision : l’inflation ne fonctionne ainsi que si elle surgit après l’émission des dettes. Car aucun prêteur ne souscrirait volontairement à une obligation dont le taux d’intérêt est inférieur à l’inflation — ce qui équivaut à un rendement réel négatif — sauf si cette souscription est imposée, par exemple, par des banques commerciales ou, plus directement, par des banques centrales contraintes d’acheter ces titres. C’est un scénario qui rappelle les années 1970, après l’abandon de Bretton Woods en 1971 : lorsque Nixon a suspendu la convertibilité du dollar en or, les États-Unis ont laissé l’inflation grimper (jusqu’à 13 % en 1979), érodant la dette tout en provoquant une flambée du prix de l’or, passé de 35 $ l’once à 850 $ en 1980.

À mon intuition, ce scénario coercitif est plausible dans le cas des États-Unis, où les théoriciens monétaires proches de Trump remettent en cause l’indépendance de la Réserve fédérale (Fed). S’il se concrétise, la valeur du dollar baisserait – un objectif assumé de Trump pour doper les exportations américaines. Stephen Miran va plus loin : il voit ces dettes séculaires comme un outil pour réaligner le système monétaire mondial sous hégémonie américaine, affaiblissant délibérément le dollar tout en forçant les alliés à absorber cet endettement. Dans ce contexte, l’or deviendrait un refuge incontournable. Une telle politique éroderait la confiance dans les monnaies fiduciaires, à commencer par le dollar, et rappellerait la crise post-Bretton Woods : face à un dollar dévalué et une inflation galopante, l’or s’était imposé comme une ancre, grimpant de 20 % par an en moyenne dans les années 1970. Aujourd’hui, si la Fed adopte cette stratégie, le cours de l’or pourrait non seulement bondir de 20 %, et s’envoler vers des sommets historiques — peut-être 4 000 ou 5 000 $ l’once — devenant un baromètre de l’incertitude monétaire croissante.

Mais qu’en serait-il des autres banques centrales ? Leur réaction serait cruciale. Si la Fed pousse cette logique, la Banque centrale européenne (BCE), la Banque du Japon (BoJ), ou même la Banque Nationale suisse (BNS) pourraient suivre le mouvement, soit pour soutenir leurs propres dettes publiques, soit pour éviter que leurs monnaies ne s’apprécient trop face à un dollar affaibli. Dans les années 1970, après Bretton Woods, les pays européens avaient tenté de stabiliser leurs devises via des ajustements monétaires, mais l’inflation mondiale avait fini par s’imposer. Aujourd’hui, une telle coordination pourrait dégénérer en dévaluations compétitives : chaque banque centrale dévaluerait sa monnaie pour rester compétitive, un peu comme une guerre des monnaies moderne. La BCE, par exemple, pourrait acheter encore plus d’obligations souveraines à rendement négatif, tandis que la BNS, dont le bilan dépasse déjà le PIB suisse, continuerait d’accumuler des devises étrangères, gonflant le prix de l’or comme refuge universel.

Ce risque de guerre des monnaies n’est pas hypothétique : il évoque les années 1970, où les dévaluations successives (dollar, livre sterling, franc français) avaient alimenté une instabilité mondiale, poussant les investisseurs vers l’or et les matières premières. Si les États-Unis imposent des dettes séculaires à leurs alliés, ces derniers pourraient riposter en diversifiant leurs réserves hors du dollar – la Chine et la Russie le font déjà en achetant de l’or à grande échelle. Une dévaluation compétitive généralisée ferait de l’or un gagnant structurel : son prix pourrait doubler en quelques années, comme dans les années 1970, porté par la défiance envers toutes les monnaies papier.

Les conséquences seraient profondes. Une baisse concertée des monnaies fiduciaires, combinée à une inflation mondiale, rappellerait la fin de Bretton Woods, où l’abandon de l’étalon-or avait libéré les devises de toute contrainte tangible. À l’époque, l’or était devenu le symbole d’une stabilité perdue ; aujourd’hui, il pourrait jouer ce rôle à nouveau, surtout si les dettes publiques deviennent ingérables. Les 20 % d’augmentation que j’évoquais initialement pourraient n’être qu’un début : dans un scénario extrême de guerre des monnaies, l’or pourrait devenir une monnaie parallèle, un étalon informel face à un dollar, un euro ou un yen dévalués.

Vous avez repéré une erreur ou disposez de plus d’infos? Signalez-le ici

Partner Content