Paul Vacca

Les mystiques et les sceptiques de l’IA

Paul Vacca Romancier, essayiste et consultant

Dans les années 1950, on parlait de “singularité technologique”, puis de “Singularité”, pour désigner ce moment de bascule où les machines seraient capables de dépasser les êtres humains dans toutes les tâches, prélude à un changement radical pour l’humanité devant intervenir selon ses promoteurs aux environs de 2045.

A cette appellation, un brin entachée de mys­ticisme SF et de transhumanisme, on préfère désormais l’acronyme AGI, pour Artificial General Intelligence. Une IA générale, donc, capable d’effec­tuer ou d’apprendre pratiquement n’importe quelle tâche cognitive propre aux humains. Quand ? Les géants du secteur ont chacun leur idée.

Les données peu fiables produites par ChatGPT & co sont en train de contaminer l’ensemble de la chaîne, provoquant une rupture de confiance.

Pour Elon Musk, qui s’est lancé en juillet dans une entreprise dédiée à l’IA appelée xAI, cette date pivot est imminente : il la voit intervenir dès la fin de l’an prochain. Un optimisme forcené que ne partage pas Sam Altman, fondateur de ChatGPT qui, plus mesuré, refuse de se prononcer. Quant à Yann LeCun, qui supervise le dévelop­pement des IA chez Meta, il a toujours nié, même s’il avoue avoir été surpris par le saut effectué par ChatGPT, que cette bascule puisse être imminente. De surcroît, selon lui, cette “superintelligence” n’interviendrait pas comme un pivot ou une bascule, toute armée sortie de la cuisse de Jupiter, mais s’imposerait de façon incrémentale au fil des ans.

Si ces protagonistes de l’IA divergent sur le calendrier d’apparition de l’AGI, ils s’accordent sur une chose : l’événement se produira quoi qu’il advienne. La machine, selon eux, dépassera l’homme du haut de sa superintelligence, c’est le sens de l’Histoire. Le sens de leur histoire, en fait. Car n’y a-t-il pas un biais béant à demander aux promoteurs de l’IA de dessiner l’avenir de leur propre business ? Cela ne revient-il pas à inviter un homme d’église à se prononcer sur l’existence de Dieu ? Une comparaison pas si gratuite que cela car en ce qui concerne la Singularité, l’AGI ou la superintelligence, nous naviguons dans le domaine des croyances et donc, de la foi. On peut déceler des échos messianiques dans cette vision d’un progrès continu de l’IA jusqu’à l’avènement d’une superintelligence comme une sorte de messie technologique. Certains s’opposent à cette vision des tycoons de l’IA en brandissant la menace d’une apocalypse. Mais ce faisant, à leur insu, ils confortent le scénario d’une marche forcée victorieuse de l’IA, dont ils ne se démarquent que sur la finalité. Ils sont simplement l’autre face d’une même médaille.

La véritable autre vision émane de ceux qui mettent en doute l’idée même d’une IA capable de progrès continus et infinis (pour le bien ou pour le mal). Comme le philosophe Raphaël Enthoven qui, dans son brillant essai L’Esprit artificiel (Editions de l’Observatoire), montre, après avoir écrasé ChatGPT lors d’une épreuve de philo du bac, qu’une IA si perfectionnée soit-elle sera à jamais inapte à faire ce dont l’humain est capable : penser.

Ou comme Gary Marcus, un cognitiviste qui a lancé une start-up dans l’IA revendue depuis à Uber, qui prédit aux IA génératives un avenir… dégénératif. Selon lui, les données peu fiables produites par ChatGPT & co sont en train de contaminer l’ensemble de la chaîne, provoquant une rupture de confiance et, à terme, un probable rejet systémique de l’outil. Dans ces deux cas, il ne s’agit nullement de pessimisme, mais juste de mettre en œuvre une des prérogatives de l’intelligence humaine : le scepticisme.

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