Paul Vacca
Les histoires de bulles finissent mal en général
Même une industrie sérieuse avec une véritable valeur transformatrice n’est pas à l’abri des bulles spéculatives…
Ce serait un monde délicieux si l’on pouvait à l’avance définir quand une bulle financière est en train de se former et quand elle est susceptible d’éclater. Armés d’éléments tangibles et rationnels, nous pourrions tous, professionnels ou simples amateurs, investir en toute sérénité. Au lieu de cela, nous sommes abreuvés par une multitude d’avis contradictoires, du simple tweet à l’étude experte.
Que croire, par exemple, sur les cryptomonnaies, les NFT ou même le métavers? Ceux qui les défendent comme de nouveaux paradigmes appelés à structurer notre avenir? Ou ceux qui le fustigent comme simple effet de mode et de spéculation éphémère?
Une question qui n’est pas nouvelle, évidemment. Dès 1841, Charles Mackay, un écrivain écossais, en parlait dans Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds, un best-seller dans lequel il dissèque entre autres cette étrange frénésie financière qui saisit la Hollande en 1637: la tulipe-mania. Les riches marchands s’arrachaient la Semper Augustus pour l’exhiber à leurs congénères contre la bagatelle d’un million de dollars d’aujourd’hui, avant que ses oignons ne retrouvent un cours normal.
Quel que soit l’objet, une bulle s’installera à partir du moment où l’on sent que ledit objet trouvera preneur.
Une analyse truffée d’anecdotes qui valut à Charles Mackay d’être intronisé gourou des bulles financières. Or, comme le révèle l’“undercover economist” Tim Harford dans un article du Financial Times en janvier dernier, cette position d’expert n’empêcha nullement Mackay d’être absolument aveugle à la plus grande bulle financière qui était en train de gonfler sous ses yeux. Celle concernant une technologie en pleine effervescence à cette époque: le chemin de fer.
Des sociétés privées levaient des fonds tous azimuts pour poser des voies et développer des lignes. Ce fut la frénésie. Une ruée sur les actions touchant même les plus modestes puisqu’il suffisait de verser un acompte de 5% pour se rendre propriétaire d’une action entière (les 95% restant payables sur les éventuels bénéfices à venir).
Quoi de plus imprévisible et non modélisable que le désir?
Sauf que la locomotive financière s’emballa, passant du plein régime à la surchauffe, et finit par exploser, laissant beaucoup de monde sur le carreau, d’autant que certains firent dérailler leur fonds d’investissement (comme Sam Bankman-Fried le fit plus tard avec FTX dans les cryptos) à coups de malversations, fraudes et autres blanchiments.
Comment se fait-il alors qu’un expert ès bulles comme Mackay n’ait rien vu venir? Peut-être était-il trop partie prenante de la bulle en tant que rédacteur en chef bénéficiaire de la manne publicitaire des entrepreneurs du rail? Les bulles financières sont, par essence, sujettes aux bulles de filtres: on ne voit que ce qui va dans notre sens.
Mais comme le souligne Tim Harford, ce fut surtout par excès de confiance. Partant de son expertise sur la tulipe-mania avec 200 ans de recul, il a pensé qu’il était facile de repérer une bulle financière. Le chemin de fer, industrie d’avenir par excellence, n’avait rien à voir avec quelque chose d’aussi frivole qu’une tulipe. Or, même une industrie sérieuse avec une véritable valeur transformatrice n’est pas à l’abri des bulles. On en a eu la preuve dans les années 2000 avec la bulle internet dont la valeur transformatrice fait peu de doutes aujourd’hui.
C’est que les phénomènes de bulles (ou de mania) tiennent moins à l’objet qui les motive qu’à la dynamique sociale qui les entoure. Quel que soit l’objet, une bulle s’installera à partir du moment où l’on sent que ledit objet trouvera nécessairement preneur avec un bénéfice. C’est-à-dire que le désir pour l’objet est là. Or, quoi de plus imprévisible et non modélisable que le désir? Pas étonnant que les bulles, comme les histoires d’amour, finissent mal… en général.
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