Bruno Colmant

Les Etats-Unis mettront l’Europe échec et mat

Bruno Colmant Economiste. Professeur à la Vlerick School, l’ULB et l'UCL.

Le néolibéralisme américain, que je distingue du capitalisme anglo-saxon, est fondé sur l’économie de marché et l’entrepreneuriat. Chacun est face à son destin, avec la force de ses poings, pour devoir survivre dans un pays où la protection sociale est infime. Tout n’est que rencontres de courbes d‘offres et de demandes. C’est un pays d’essence calviniste : chacun doit trouver, seul, son chemin d’élection, et la charité est un substitut à l’état social.

C’est donc un pays de capitalisme dévoyé, nimbé dans un système à la fois suffocant et exaltant. Comme la société repose sur l’individu, le choc des idées est permanent, dans un chaos qui fait émerger des projets dans un darwinisme social et économique indescriptible. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle ceux qui ont vécu aux États-Unis connaissent ce sentiment de fragilité de tout, très loin de la robustesse des gratte-ciel new-yorkais. Là-bas, tout est éphémère, instantané, et sans cesse repensé. C’est horizontal, comme un flux, et non pas vertical, comme quelque chose d’ancré. C’est une gigantesque salle d’enchères. L’échec ouvre la voie à une nouvelle tentative, et la réussite à son amplification.

Mais cela va désormais beaucoup plus loin : les États-Unis ont quitté le néolibéralisme pour accéder à une de ses formes les plus débridées, l’exolibéralisme. Tout se passe comme si la déconstruction de toutes les structures, à commencer par les structures sociales, était opérée au nom d’une simplification, qui permet aux humains d’accéder à un niveau d’efficacité (quoi que ce mot signifie), de prospérité et de liberté, prétendument entravée par les autres.

Bien sûr, tout paraît propre et lisse en surface. C’est d’ailleurs ce que le « soft power » cinématographique américain nous enseigne, des comédies musicales à Top Gun en passant par La Petite Maison dans la Prairie. Mais ce n’est pas la vérité. Chacun est seul, et le secours est familial et/ou religieux.

Quand on voit l’équipe mise en place par Trump, on remarque qu’il a choisi des femmes et des hommes fidèles, dans une verticalisation absolue du pouvoir. Mais il a aussi sélectionné de nombreux milliardaires, des « self-made men » qui ont dû affronter toutes les ruses pour accumuler leur fortune.

Ce sera chaotique. Au terme des quatre ans (si la Constitution n’est pas modifiée), l’équipe ne sera certainement pas la même qu’au départ. Mais les États-Unis vont connaître une explosion capitaliste, totalement chaotique et isolationniste, qui rendra toute compréhension extérieure impossible.

Trump dirigera son pays comme une entreprise, c’est-à-dire dans la recherche permanente du monopole et du pricing power. Et tout, je dis bien tout, sera bouleversé, à commencer par les symboles régaliens : la monnaie et la dette américaine.

Et face à cela, l’Europe est de plus en plus divisée, tandis que le couple franco-allemand est l’ombre de ce qu’il fut. Nous ne sommes plus leaders en rien, et certainement pas dans le domaine technologique. Nous sommes dépendants énergétiquement dans un contexte de vieillissement de la population, et puis surtout, nous n’avons plus de leader. Il manque le moral, l’audace, l’ambition, et la force collective.

Le rapport Draghi est plus incantatoire qu’opératoire. Et notre croissance économique est désastreuse.

En fait, nous sommes devenus un continent qui n’est plus dirigé, mais administré, avec comme constat la somme de nos contradictions. Avec une guerre à nos frontières, dont nous ne sommes plus que les spectateurs

Kissinger l’avait souvent dit : les Américains jouent aux échecs, tandis que les Asiatiques jouent au go. Les premiers cherchent à mettre en échec et mat, les seconds enserrent et étouffent leur adversaire. Les États-Unis nous mettront échec et mat. Sans pitié. Sans sentiments.

De Gaulle n’avait-il pas dit, à juste titre, que les pays n’avaient pas d’amis, mais uniquement des intérêts ? Et Kissinger de surenchérir : « Être un ennemi des Américains, c’est dangereux. Être un ami, c’est fatal. »

Et je crains que si la Commission européenne, peut-être recomposée (car il est impensable qu’elle ne le soit pas endéans les cinq prochaines années, à commencer par sa présidence), ne donne pas suite au rapport Draghi, avec un gigantesque plan d’endettement public financé, en partie, par la BCE, ce soit effectivement fatal.

Nous serons mis en échec et mat.

En quelques coups.

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